21
Une impatience qu’elle connaissait bien

« Pourquoi l’eau est-elle jaune ? » demanda Mary Ann en plissant le nez.

Il était à peine neuf heures du matin et tous trois se trouvaient au bord des sources chaudes sur lesquelles Ben s’extasiait depuis le petit déjeuner. Ce n’était pas ce à quoi elle s’était attendue. Ça ressemblait à une petite piscine de banlieue, avec fond bleu et tout le tremblement, sauf que le fond ne paraissait absolument pas bleu, mais plutôt verdâtre à cause de cette eau peu ragoûtante.

« Elle n’est pas vraiment jaune, constata Michael.

— C’est exact.

— Sans blague. C’est juste le reflet de la lumière sur les minéraux. »

Il s’assit au bord de la piscine et trempa les pieds dans le bouillon safran qui fumait. Il portait un large short de surfeur délavé dont le motif à volutes violet seyait à ses cheveux blancs. Ben portait un Speedo bleu foncé qui allait bien avec à peu près tout chez lui et elle fit de son mieux pour ne pas trop le regarder pendant qu’il entrait dans l’eau en douceur.

« Allez, Esther, lui cria Michael, tu seras ravie une fois que tu seras dedans. »

Il faisait référence à son maillot de bain à elle, un pudique modèle pour grand-mère avec volants en polyester marronnasse, bien pire, à dire vrai, que tout ce qu’Esther Williams avait jamais arboré. Les garçons l’avaient déniché le matin même, tout seul sur un portant de l’épicerie-bazar, et l’avaient rapporté, hilares, jusqu’à sa chambre. Une fois dans l’eau, son maillot prit une horrible teinte orangée, évidemment, et les volants se mirent à frémir telle l’ombrelle diaphane d’une méduse.

« Va te faire foutre ! s’écria-t-elle en voyant le grand sourire de Michael.

— Il me faut une photo.

— Pas si tu tiens à ton appareil.

— Au moins, il n’y a pas trop de témoins », ajouta Ben.

Une demi-douzaine de personnes marinaient, l’air grave, de l’autre côté du bassin. Des gens d’Europe de l’Est, semblait-il, qui se baignaient en groupe ainsi qu’ils l’auraient fait dans leur pays natal. Mary Ann avait déjà entendu deux des femmes, énormes et blanches comme des cachets d’aspirine, papoter gaillardement dans les vestiaires. Les sonorités désagréables et gutturales de leur langue lui avaient paru aussi étrangères qu’une épilation du maillot l’était à l’évidence pour elles.

« C’est chouette, lança-t-elle aux garçons pour être sympa.

— Tu ne regardes pas dans la bonne direction. »

Ben prit la tête de Mary Ann dans ses mains et l’obligea à porter son regard vers la droite, puis vers le haut, au-dessus de la clôture en séquoia. À moins d’un kilomètre de là, on distinguait la paroi d’un canyon avec, au-dessus, l’azur infini et, sur le côté, une prairie si blanche qu’elle en était presque aveuglante. Des volutes de vapeur s’en élevaient comme des fantômes frétillants.

« Mon Dieu », fit-elle.

Ben sourit et, sans prévenir, entreprit de lui masser les épaules.

« Voilà pourquoi Pinyon City existe. Ça fait cent cinquante ans que les gens viennent ici. Les Blancs, je veux dire. Les Amérindiens sont là depuis une éternité, bien sûr.

— Ils quittaient le lac Tahoe en hiver, ajouta Michael. Il fait plus chaud de ce côté des montagnes et les pins parasols leur fournissaient des pignons à manger. »

Ce ton très National Geographic ne ressemblait pas trop à Michael, donc Mary Ann en conclut qu’il imitait Ben et jouait au fidèle bras droit du guide. Elle aurait pu le chambrer, étant donné qu’il l’avait charriée avec son maillot de bain, mais elle se sentait trop bien pour s’en donner la peine. Ben, qui n’avait apparemment pas peur de son corps vieillissant, la massait avec des doigts de fée et l’aidait à ne faire qu’un avec la Terre, dans cette piscine à l’eau couleur pipi.

Puis la gêne prit le dessus. Ces lugubres clones de Borat de l’autre côté restaient de marbre, mais il n’était pas dur d’imaginer ce qu’ils pensaient. Qui étaient ces Américains bizarres ? Ce couple aux cheveux blancs qui voyageait avec leur fils adulte ? Pourquoi le fils touchait-il le corps de sa mère de façon aussi intime ? Et pourquoi le mari les observait-il ? Et qu’est-ce que c’était que ce maillot de bain, d’abord ?

« C’était divin, déclara-t-elle en relevant la nuque, histoire de signaler discrètement que le massage était terminé. Merci beaucoup, Ben.

— Tu veux que j’arrête ?

— Laisse-le faire, lui conseilla Michael. Il adore ça. »

Elle jeta un bref coup d’œil en direction des autres baigneurs, ce qui poussa Michael à lever les yeux au ciel avec une impatience qu’elle connaissait bien. Ça ne va pas te tuer ! lui signifiait-il comme souvent dans leur jeunesse. Pourquoi te soucier de ce que les gens peuvent penser alors que tu seras peut-être morte ou mourante dans six mois ? Personne ne te surveille à part toi-même.

« Bon, d’accord. Merci. Vas-y. »

Alors Ben enfonça ses mains dans son cou pendant que Michael, accoudé sur le rebord de la piscine, lui rappelait beaucoup un vieux morse content de lui.

« T’as de la veine qu’on ne t’ait pas emmenée à Harbin, lui dit-il.

— C’est quoi, Harbin ?

— Une autre source chaude, lui expliqua Ben en passant à ses épaules. Au nord de San Francisco. Vêtements en option.

— Non, merci.

— Quelle prude ! s’exclama Michael.

— Je ne suis pas prude. Je suis déjà allée dans des endroits naturistes.

— Oui, bien sûr. Au spa pour femmes de Canyon Ranch. »

Elle lui jeta un regard assassin.

« Non… monsieur Je-sais-tout… je suis allée à Lands End avec toi et Brian une fois. »

Elle eut une brève pensée pour son premier mari reconverti en nomade et se demanda, comme ça lui arrivait parfois, dans quelle partie de ce continent son cher Winnebago avait atterri.

« Tu es venue, répliqua Michael, mais tu ne t’es pas mise à poil.

— Bien sûr que si.

— Je te jure que non. Je m’en serais souvenu. »

Qu’est-ce que ça voulait dire, ça ?

« Je pense simplement, enchaîna-t-elle le plus aimablement possible, que les gens de mon âge ne devraient pas gâcher le paysage en exhibant leurs corps nus. En général, on n’apprécie pas trop. Et c’est pour ça aussi que je ne sème pas mes détritus partout. »

Ben gloussa, mais s’abstint de tout commentaire.

« À Harbin, il y a plein de gens plus âgés que nous, insista Michael.

— Ah, c’est bien… hmmm, super ! T’aurais dû me le dire. Je crève d’envie d’y aller. »

Michael s’esclaffa :

« J’abandonne !

— Et voilà, déclara Ben sans prendre parti et en collant une tape amicale sur les épaules de Mary Ann pour terminer la discussion et le massage. Tu veux qu’on aille voir notre terrain, maintenant ? C’est sur le chemin du retour. J’aimerais bien être sur les pistes d’ici midi. »

Elle se demanda si Ben ne commençait pas à en avoir marre d’elle et de Michael.

Leur terrain n’était qu’à deux ou trois kilomètres, mais, avant d’arriver à l’embranchement, les garçons décidèrent qu’ils ne pouvaient pas aller là-bas sans le chien.

« Pourquoi ? demanda-t-elle. Il y a des bêtes sauvages ou quoi ? »

Michael éclata de rire :

« Il ne serait pas d’une grande aide, ce pauvre labraniche. Par ici, ce sont les bestioles qui avalent les clébards. Nous, on l’emmène juste à des fins rituelles. Chaque fois qu’il arrose le terrain, on se sent plus chez nous. Et c’est valable pour nous aussi.

— Vous ne comptez pas venir vivre ici, si ?

— Seulement pour des séjours de quelques semaines, répondit Ben en lui jetant un regard par-dessus le siège. Peut-être un mois ou deux, maximum. Ce sera notre refuge.

— Mais ça l’est déjà. C’est ça qui est merveilleux. »

Elle savait qu’ils étaient loin d’avoir les moyens de faire construire quoi que ce soit.

Ils ne s’étaient absentés que quelques heures, mais le chien se déchaîna en les revoyant. Ils le firent monter dans la voiture et repartirent vers l’embranchement. La route, qui venait d’être déblayée, montait en lents zigzags qui ne dérangèrent absolument pas Mary Ann, jusqu’au moment où Michael lui ordonna de ne pas regarder derrière elle.

« Oh merde ! gémit-elle. Me dis pas que c’est encore un à-pic.

— Non, je veux juste préserver la surprise. »

La surprise, elle la découvrit après avoir péniblement gravi le bas-côté jusqu’à une avancée d’où démarrait leur terrain. Il n’y avait pas le moindre précipice pour l’angoisser, juste une étendue de pins se déployant en pente douce vers la longue et étroite vallée abritant Pinyon City. Pourtant, elle ne put voir le village ni même une maison. Il y avait des montagnes en dents de scie à l’horizon, mais aucune trace de l’autoroute qui les avait amenés ici. Le bourdonnement qu’elle avait attribué à tort à la circulation était en réalité le bruit du vent dans les arbres.

« Le salon sera par ici, déclara Michael en désignant un piquet planté dans la neige et surmonté d’un drapeau. La baie vitrée donnera de ce côté, comme ça on aura la vue en plein sur Pinyon Peak. »

Elle demanda, sans trop de tact peut-être, comment ils comptaient monter jusque-là depuis la route et ce qu’ils feraient pour l’arrivée d’eau et le système d’évacuation.

« Il va falloir qu’on creuse un puits, lui expliqua Ben, et qu’on installe une fosse septique et une allée. C’est pas très compliqué. » Pour Mary Ann, ça paraissait un boulot titanesque, mais elle se garda de donner son avis. Michael avait passé le bras autour de la taille de Ben qui venait de lancer une pomme de pin à Roman, et tous deux regardaient le chien sauter dans la neige comme un Muppet à quatre pattes. Elle eut le sentiment que, pour eux, ce ne serait pas dramatique si, par malheur, ils ne réussissaient pas à construire là. Cet endroit était en fait la toile sur laquelle ils avaient la possibilité de peindre leurs rêves modestes et, du coup, ce pouvait toujours être le début de quelque chose et non l’imparfaite, l’inévitable fin.

Une fois Ben parti vers les pistes de Kirkwood, Mary Ann et Michael s’installèrent sur deux canapés se faisant face dans le salon. Michael, qui lui avait dit avoir « trooooop » envie d’un chocolat chaud, avait couru à l’épicerie-bazar pour en rapporter les ingrédients nécessaires, dont un sachet de minimarshmallows tellement vieux et secs qu’on aurait pu les prendre pour des spécimens géologiques.

« Ça va, déclara-t-il après la première gorgée. Une fois chauds, ils ramollissent bien. »

Elle s’attendait plus ou moins à ce qu’il lâche une blague salace dans la foulée, mais, pour une fois, il ne chercha pas de double sens. Il fit pire : il lui demanda des nouvelles de Bob.

« Il faut vraiment qu’on en parle ? »

Il haussa les épaules.

« Je me demandais juste s’il s’était manifesté.

— Il a laissé un message sur mon portable.

— Et ?

— Je l’ai effacé.

— Bon, d’accord, mais…

— Je divorce, Mouse. Je n’ai rien à lui dire.

— Alors… comment va-t-il savoir que tu veux divorcer ? »

Pourquoi faisait-il ça ? Ne songeait-il pas qu’elle n’avait peut-être pas envie de parler de quoi que ce soit à Bob – et surtout pas des ruines fumantes de leur mariage – à la veille de se voir retirer sa féminité ? Elle ne l’aurait pas formulé ainsi à Mouse, bien sûr, de peur de se faire abreuver de platitudes du genre la féminité n’est pas un organe mais quelque chose qu’on porte dans son cœur et son esprit et blablabla…

« Il le saura bien assez tôt, lui répondit-elle, j’ai envoyé un texto à Robbie. »

Michael fronça les sourcils sous l’effet d’une désapprobation criante.

« Tu penses vraiment que c’est par l’intermédiaire de son fils qu’il doit apprendre cette nouvelle ?

— Pourquoi pas ?

— Premièrement, ce n’est pas juste pour Robbie. Il n’a pas à gérer ça. Il vient à peine d’entrer à l’université.

— Tu ignores ce qui est juste ou pas pour Robbie. Tu ne l’as jamais rencontré. On est très proches, lui et moi. On parle d’un tas de choses ensemble.

— Tu lui as parlé du pro du tennis ?

— Quel pro du tennis ?

— Au country club. L’année dernière.

— C’était un moniteur de plongée sous-marine, Mouse. Je passais mon brevet.

— Ça, c’est sûr. »

S’il avait eu un gros cigare entre les doigts, il le lui aurait agité sous le nez, façon Groucho Marx.

« Et alors ?

— Alors quoi ?

— Tu as parlé à ton beau-fils du moniteur de plongée rouquin ? Celui avec la bite en coin. »

Mary Ann soupira. Intéressant, les détails que Michael choisissait de se rappeler.

« J’aime trop Robbie pour lui parler de ce genre de chose.

— Mais pas assez pour lui cacher que son père se tape ta coach de vie.

— Ce n’est pas pareil, Mouse. C’est complètement différent.

— En quoi ?

— Pourquoi tu me harcèles ?

— Je ne te harcèle pas. Je veux juste savoir en quoi c’est différent.

— D’accord, alors, réfléchis-y deux minutes… c’étaient mes deux plus proches confidents. Enfin, elle en tout cas. Je lui racontais tout, Mouse. »

Michael en resta bouche bée.

« Tu lui as parlé de Bite en coin ! »

Vu que ce n’était pas vraiment une question, elle ne répondit pas.

« Dis-moi que tu ne lui as pas parlé de Bite en coin.

— Arrête avec ce surnom. Bien sûr que je lui en ai parlé. C’est ce qu’on fait avec un coach de vie.

— Non. C’est ce qu’on fait avec un psy. Un coach de vie, ça t’apprend à tenir un journal dans lequel tu notes tes plaisirs du quotidien, et ça t’incite à dormir avec un pot-pourri sous ton oreiller. »

Elle faillit sourire, mais se contrôla.

« Ça m’a fait mal, Mouse. On dirait que tu n’en as absolument pas conscience. J’ai raconté à Calliope les détails les plus intimes de mes… problèmes avec Bob, et elle les a pris et s’est barrée avec. Elle s’en est servie pour le séduire.

— Quelles sortes de problèmes ?

— Oh non ! Pas devant un chocolat chaud.

— Tu en parles à Calliope, mais moi, tu ne veux pas me dire ?

— C’est ça.

— OK, merci beaucoup. C’est bon à savoir.

— Ce n’est pas très important. N’en fais pas une montagne. »

Cherchant à gagner du temps afin de mettre ses idées au clair, elle se pencha pour poser sa tasse sur la table basse, lentement, sans se presser.

« J’en ai juste eu marre de faire certains trucs, c’est tout.

— Comme quoi… ?

— Comme sucer sa vieille queue ridée. »

Devant l’air impassible de Michael, elle continua :

« Et Calliope était d’accord avec moi, en plus. C’est ça qui me rend dingue. Elle venait de divorcer et on s’était piqué une crise de fou rire là-dessus. C’est un moment qui nous a vraiment liées. »

Les sourcils froncés, Michael déclara :

« Sache que les queues ne prennent pas de rides. D’ailleurs, c’est à peu près la seule chose qui ne bouge pas, Dieu merci. Si tu parles de la simple lassitude sexuelle…

— Non, Mouse. Je n’en veux plus dans ma bouche. Ce n’est pas plus compliqué que ça. Pendant un moment, ç’a été, mais j’en ai eu marre. J’avais envie de m’asseoir au coin du feu, de faire des voyages avec mon mari et d’admirer les couchers de soleil. Je ne voulais plus de cirque Turlute !

— Et tu as raconté ça à Calliope ?

— Il y a plein de femmes comme ça, Mouse, surtout quand elles arrivent à mon âge. Tu n’en as pas idée. Le Viagra n’est pas notre ami, lui expliqua-t-elle en se calant les pieds sous les fesses pour se défendre devant cet interrogatoire. Oui, j’ai raconté ça à Calliope.

— Quel merdier !

— Je sais. J’aurais dû me douter qu’elle ferait n’importe quoi pour de l’argent. »

Michael hocha la tête. Mary Ann crut qu’il saisissait enfin le caractère odieux de ce qui s’était passé mais, fidèle à lui-même, il était parti dans une direction diamétralement opposée.

« Tu sais, dit-il en se rejetant en arrière, comme s’il contemplait le ciel. Je n’ai jamais entendu un homme se plaindre d’avoir à sucer une bite… Un gay, je veux dire. J’ai entendu pas mal de femmes s’en plaindre, mais jamais des mecs. Les mecs ne disent pas : « Merde, est-ce qu’il faut encore que je fasse ça ? » Ça n’arrive jamais, point. »

Elle eut du mal à en croire ses oreilles.

« Tu me fais un procès, Mouse ? Tu es en train de me dire que c’est ma faute ?

— Non… je dis ça comme ça.

— Eh bien alors arrête.

— C’était une remarque, Mary Ann. Pas une critique.

— Pourquoi tu le défends ?

— Qui ? Bob ? Je crois que je ne pourrais même pas le trouver sympa, ce type. Tout ce que je sais sur lui, c’est ce que tu m’en dis.

— Et arrête de faire comme si je ne m’intéressais plus au sexe.

— Mais ce n’est pas ce que tu viens de dire ?

— Non ! De temps en temps, ça me va.

— J’ai toujours préféré une orgie occasionnelle à la routine du soir.

— Quoi ?

— Tante Augusta. Dans Voyages avec ma tante. »

Elle n’eut pas l’énergie de lui demander de quoi il parlait.

« Si tu veux.

— Je suis d’accord avec toi, Mary Ann. Je pense que c’est bien mieux si c’est un vrai événement. Ben et moi on organise parfois toute notre semaine autour de ça. On se fixe un rendez-vous pour le dimanche matin. Ou à un autre moment, selon notre emploi du temps. Si Bob commençait à être assommant sur ce plan-là…

— Mon Dieu, vous êtes tous pareil.

— “Vous” ? s’écria Michael en haussant un sourcil.

— Vous, les mecs. »

À l’évidence, il avait pensé quelle voulait dire « Vous, les gays » et s’apprêtait déjà à l’attaquer sur son homophobie.

« Vous, les mecs en général. Vous ne pensez qu’au sexe.

— Pas toujours. Mais c’est une bonne chose, comme dirait Martha Stewart, répliqua-t-il en souriant.

— Mais tu ne commences pas à en avoir marre ? Et comment arrives-tu à le faire régulièrement, maintenant ? On a le même âge, toi et moi.

— Je me fais aider, répondit-il en haussant les épaules.

— Avec du Viagra, j’imagine.

— Ce truc n’est pas bon pour le cœur. Et, pour être honnête, ces derniers temps, ça ne marchait pas terrible.

— Alors quoi ? »

Il prit une gorgée de son chocolat chaud.

« Tu es sûre que tu veux entendre ça ?

— Non, mais dis-moi quand même. »

Il reposa la tasse.

« Je me fais une piquouse. »

Elle ne comprit pas tout de suite.

« Une quoi ?

— Une piqûre. »

Avec sa main, il fit mine de brandir une seringue qu’il dirigea vers son entrejambe.

« C’est mon médecin qui me l’a prescrit. »

Persuadée qu’il blaguait, elle s’écria :

« Ben voyons !

— Ecoute… c’est toi qui as posé la question.

— Tu te piques le pénis ? »

Elle frémit à cette idée, comme si elle-même avait un pénis et ressentait la douleur.

« Oh, mon Dieu, non ! Je ne pourrais jamais me piquer moi-même. C’est Ben qui s’en charge. »

Elle avait maintenant une image concrète sur laquelle s’appuyer et le regretta amèrement.

« Et Ben, ça ne le dérange pas ? s’exclama-t-elle, incrédule.

— Le déranger ? Ça me transforme en gode pendant deux heures. Pourquoi ça le dérangerait ?

— Mouse !

— Désolé. Tu me demandes… je réponds.

— Ça fait pas mal ?

— Oh non… Ben fait du yoga, tu sais. Il est incroyablement…

— Non, la seringue, Mouse ! Ça ne fait pas mal, la seringue ? »

Il fit non de la tête.

« C’est comme un petit coup de dard. »

Il aurait été possible que tout cet échange ait visé à amener cette plaisanterie idiote, mais elle savait que ce n’était pas le cas. Elle fit de son mieux pour ne pas manifester son dégoût immédiat en éludant au plus vite les détails pratiques :

« Ça ne manque pas un peu de… romantisme ?

— C’est ce qu’on pourrait penser, pas vrai ? En réalité, non. C’est la baise la plus romantique que j’aie jamais connue. D’accord, c’est lié en priorité à Ben, mais… la piqûre ajoute une tout autre dimension. Elle laisse de la place à la tendresse. Elle te donne ce… loisir. Tu penses à l’autre, pas à ta bite… enfin, pas à la tienne…

— Tais-toi », lui dit-elle le plus gentiment possible.

C’était déjà assez difficile de visualiser Ben et Michael, mais maintenant, par un effet de ricochet pervers, elle se demandait si Bob et Calliope avaient entendu parler de ce truc et s’il jouait un rôle important dans leur idylle italienne.

« Je suis trop bavard ?

— Quand ne l’es-tu pas ?

— Eh bien, déjà… quand toi tu parles. »

Elle lui lança un regard tellement furieux que même le chien parut le remarquer.

« Au téléphone, s’empressa d’ajouter Michael, croyant apparemment arranger les choses. C’est bien mieux d’être face à face. Tu devrais venir ici plus souvent. »

Cette dernière remarque, accompagnée d’un sourire en coin, se teintait de tendresse et d’amertume. On aurait juré que ce qu’il lui disait au fond, c’était : Pourquoi faut-il un malheur pour que tu reviennes ? Elle fut extrêmement surprise de le sentir autant en demande, mais, en même temps, ça lui donna le sentiment d’être, disons, demandée.

« Tu veux qu’on aille promener Roman ? » lui proposa-t-elle.

 

Ils prirent la route qui longeait la rivière à la sortie de la ville. En fait, ils empruntèrent le terre-plein central, car il n’y avait pas une voiture à l’horizon et les bancs de neige rejetés par le chasse-neige avaient rendu les bas-côtés impraticables. Le paysage était différent, plus proche du désert que de la forêt, en fin de compte. Les grands pins disparurent au bout de quelques minutes pour ne laisser que les pins parasols, plus petits et trapus, sur les collines, et les squelettes argentés des trembles le long de la rivière.

« Je serai plus que ravi de t’accompagner », lâcha Michael sans prévenir.

Il fallut un moment à Mary Ann pour comprendre qu’il parlait de l’opération.

« Tu n’as rien dit, ajouta-t-il, mais je propose quand même.

— Merci, Mouse. C’est très gentil, cela dit… je pense que DeDe s’est occupée de tout. Tu sais, de toute façon, c’est plutôt un truc de nanas. »

Il la regarda d’un air renfrogné.

« C’est juste pour une nuit, Mouse. Je préférerais que vous, les garçons, vous m’attendiez à la sortie.

— Comme vous voudrez, madame. Quel que soit le rôle que vos catégories mentales souhaitent nous voir jouer. »

De sa main gantée, elle lui administra une tape sur l’épaule. Elle aurait bien aimé le prendre par le bras et se balader simplement un moment dans cet endroit d’une sombre beauté, malheureusement le chien en laisse trottinait entre eux et interdisait tout rapprochement. Elle avait remarqué que Roman avait du mal à suivre une personne seule et qu’en revanche il fallait qu’il se colle au milieu si deux personnes marchaient ensemble. Il avait ses insécurités, ce chien, et il n’était pas prêt à s’en débarrasser.

Après un long silence, elle demanda :

« As-tu vu Anna récemment ? »

Ce prénom ne lui venait pas naturellement. L’utiliser lui donnait presque l’impression de manquer de respect à l’égard de cette gentille et auguste présence qu’elle avait connue sous le nom de Mme Madrigal. Pourtant, Michael semblait appeler leur ancienne propriétaire « Anna » depuis qu’il avait atteint la quarantaine, donc Mary Ann s’était efforcée de l’imiter.

« Elle est venue dîner le mois dernier. Je la croise assez souvent, bien sûr, quand il faut que je récupère Jake… ou que je dépose quelque chose. »

Elle n’avait rencontré l’assistant de Michael qu’une fois, lorsqu’elle était revenue à San Francisco avec l’avion privé de Bob après la crise cardiaque de Mme Madrigal. Il lui avait paru extrêmement timide, mais consciencieux. Pas une seconde, elle ne s’était doutée qu’il était transsexuel avant que Michael ne le lui apprenne, après son retour dans le Connecticut.

« C’est formidable qu’elle l’ait, non ?

— Et inversement », répliqua Michael.

Un grand oiseau noir – un corbeau, pensa-t-elle, ou peut-être une corneille – abandonna le bord de la rivière et vint se poser juste devant eux sur un panneau autoroutier jaune et noir sur lequel était marqué ATTENTION VERGLAS. L’oiseau piailla un instant, comme pour souligner la portée du message sur le panneau, puis reprit son envol, funeste présage directement sorti d’un roman de Poe et perdu en plein XXIe siècle.

Tout va si vite, pensa-t-elle. On mesure notre vie à l’aune de dîners et de vols aériens, et on n’a pas le temps de dire ouf que c’est terminé. On perd tous ceux qu’on aime, si tant est qu’eux ne nous perdent pas avant, et les moindres de nos actes sont là pour nous divertir de cette réalité.

« Tu m’emmèneras la voir ? »

Michael avait perdu le fil de la conversation :

« Pardon… quoi ?

— Tu m’emmèneras voir Anna ?

— Bien sûr. »

Il avait presque l’air soulagé.

« Dès qu’on sera rentrés, si tu veux.

— Attendons que l’opération soit passée, décréta-t-elle. Ce sera mieux. »

Croyant toujours pouvoir bénéficier d’une chance supplémentaire, elle remettait toujours tout au lendemain, elle en avait conscience. Tôt ou tard, elle allait sans doute devoir payer.

Mary Ann en automne
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