23
Sommeil réparateur

Encore essoufflé par son trajet à vélo à travers Mission District, Otto posa la boîte sur la table de cuisine de Shawna. Il avait fini par prendre sa bicyclette alors qu’il avait pourtant vivement défendu l’idée d’y aller en monocycle, affirmant que ça donnerait un côté fantaisiste au déroulement de l’événement, que tout le cérémonial serait plus festif. À dire vrai, cette idée avait commencé par plaire à Shawna, jusqu’à ce qu’elle fasse l’effort de visualiser l’arrivée du monocycle au crématorium ou – pire encore – son départ. Ça paraîtrait peut-être un tantinet inconvenant.

Otto s’y prit à deux mains pour dompter ses cheveux en bataille.

« Tu savais qu’on ne parle plus des ashes pour les cendres, mais des cremains ? lui demanda-t-il en s’asseyant à la table. « Ashes », c’est poétique. « Cremains », ça évoque une sorte de merde en poudre que tu verses dans ton café.

— Au fait, t’en veux un ? lui proposa-t-elle en souriant.

— Volontiers. »

Elle se leva et lui servit une tasse qu’elle rapporta à la table.

« Je ne me suis pas mieux débrouillée au bureau du coroner. Il fallait que je remplisse un machin intitulé formulaire de décès pour sans domicile fixe. Je ne sais pas ce qui est le plus déprimant : sans domicile fixe, décès ou formulaire.

— Oui, c’est glaçant.

— Ils voulaient juste que ce soit rempli. Apparemment, c’était pas essentiel que ce soit vrai ou pas. Ils m’ont dit de mettre un point d’interrogation quand je ne savais pas quoi répondre et j’ai dû en mettre une bonne douzaine. J’avais l’impression de gommer sa vie. »

Otto porta la tasse à son nez et la renifla. C’était une de ses manies avec la nourriture, un truc qu’il qualifiait d’appréciation active.

« Et ça, ç’a donné quelque chose ? »

Il faisait référence à la boîte d’Alexandra, sur la table à côté de ses cendres.

Shawna fit non de la tête.

« Malheureusement, une photo n’en dit pas plus qu’un long discours. »

Elle avait espéré glaner sur les clichés un indice qui la conduirait à un proche d’Alexandra, si une telle personne existait encore. Il y avait eu ces fameux parents, bien sûr, ceux qui avaient monnayé leur enfant à des inconnus, et ce sinistre M. Williams qui avait peut-être été un de leurs clients, mais Shawna ne se faisait aucune illusion sur la possibilité de traîner ces gens-là en justice trente ans après les faits. Tout ce qu’elle souhaitait, c’était que quelqu’un, à un moment de la courte et triste vie d’Alexandra, l’ait aimée suffisamment pour avoir envie de savoir ce qui lui était arrivé.

« Il y a combien de photos ? demanda Otto.

— Pas beaucoup. Il y a celle où elle est enfant à Barbary Lane et peut-être une dizaine d’autres visiblement prises avant qu’elle commence à se droguer. Les gens qu’on voit avec elle ont l’air assez sympa. Des collègues, peut-être. Ou même des amis. Mais va savoir qui c’est. »

Otto ouvrit la boîte pour regarder les photos.

« Putain, elle en jetait !

— Tu peux le dire. »

Il en brandit une :

« Et ce magasin de tissus ?

— Je les ai déjà appelés. Personne n’a entendu parler d’elle. Ça remonte à quinze ans au moins.

— Tu as dit qu’elle avait travaillé dans un Foot Locker aussi, à West Portal, non ?

— Pareil. Dans ces endroits-là, le personnel tourne sans arrêt.

— Et t’as cherché Lemke sur Google.

— Évidemment. Crois-moi si tu veux, il y en a des paquets. Il y a même sept autres Alexandra Lemke. Des fois, le Web te file trop d’infos. »

Otto se saisit de la boîte et renversa son contenu sur la table. Parmi les photos, il y avait un pathétique amas de bijoux de pacotille mélangés à des emballages de préservatifs et, brillant au milieu de l’ensemble, de petits bouts de papier d’aluminium noir de suie qu’Alexandra avait dû utiliser pour fumer du crack. Otto, apparemment fasciné par le fond de la boîte elle-même – d’où Obi-Wan Kenobi vous regardait avec une sagesse mélancolique –, se mit à décoller un coin de l’image.

« Qu’est-ce que tu fais ?

— C’est du carton. Je crois que ça s’enlève. »

Il tripota le fond jusqu’à ce qu’il se détache complètement et dévoile le fer-blanc des entrailles de la boîte :

« Et voilà[4] ! La cachette secrète de la princesse Leia ! »

Il y avait là une lettre, dans son enveloppe déjà ouverte. Comme elle était collée au métal, Otto la détacha, puis la remit à Shawna.

« À toi l’honneur. »

Ils firent une découverte majeure avant même qu’elle ne sorte la feuille, car le courrier était adressé à Alexandra Lemke, 437, Tandy Street, San Francisco, Californie.

« Elle avait une adresse ! Elle habitait quelque part !

— Que dit le cachet ? Quelle année ? »

Les yeux plissés, elle se pencha sur les chiffres à moitié effacés. « 1995. Donc, elle avait… quoi ?… presque la trentaine ?

— Regarde la lettre », lui conseilla Otto, heureux de la voir si enthousiaste.

Quand Shawna la lui lut, ses mains tremblaient beaucoup.

Chère Lexy,

 

Plus que 2 ou 3 jours à Coos Bay et je rentre à la maison te voir. Ma tante est très malade et il parait qu’elle en a plus pour très longtemps. Arraite tes bêtises, s’il te plait. Tu sais de quoi je parle. Je sais que c’est dur quand je suis pas là, mais je vais t’aider à aller mieux. Je sais que c’était la galaire pour toi quand tu étais petite mais je crois vraiment que notre amour va aranger les choses. Tu es mon ange et tu le seras toujours. Tu es protégée maintenant. Je remercierai toujours Dieu que tu m’as épousé – et que je soye allé acheter ces chaussures. Ha ha.

À bientôt !

 

Ton amour pour toujours,

 

C

 

Shawna reposa la feuille et regarda Otto, bouche bée. « Merde. Elle était mariée.

— On dirait bien.

— Et apparemment elle se droguait déjà. » Elle y réfléchit une minute.

« À ton avis, pourquoi elle l’a gardée aussi longtemps ? Parce qu’il n’est jamais revenu ?

— Qu’est-ce qui te fait croire ça ? »

Bonne question, Shawna. Pourquoi tu projettes tes peurs d’abandon foireuses sur une SDF morte ?

« Sinon… quoi ? Tu crois qu’elle était trop perchée pour rester ? Que c’est elle qui l’a quitté ?

— Peut-être. Ou bien ils ont passé encore quelques années ensemble avant quelle se casse. Qui sait ! C’est une chouette lettre. Elle l’a probablement conservée pour des raisons sentimentales.

— Elle a dû le rencontrer au Foot Locker.

— Oui. »

Otto inclina sa chaise en arrière et se balança en déployant devant lui ses longues jambes, comme s’il répétait un nouveau numéro.

« T’as déjà entendu parler de Tandy Street ? lui demanda-t-elle.

— C’est derrière le Mint, je crois. Sur la colline.

— On y va ? »

Otto grimaça :

« Et merde.

— Quoi ?

— Je pensais qu’on devait l’emmener à Stow Lake.

— On peut faire ça plus tard, répondit-elle. Si c’est vraiment ce qu’on veut.

— Cette femme est morte, Shawna. C’est fini. Tu tiens vraiment à aller en pèlerinage dans un endroit où elle a habité il y a treize ans ?

— Et si son mari y habitait toujours ? C’est possible, non ?

— Peu probable, je dirais.

— Oui, mais s’il est encore là, tu ne crois pas qu’il aimerait savoir ce qui lui est arrivé ?

— Qu’elle a fini tailleuse de pipes à Cocksuck Alley ? Ben voyons !

— Moi, je voudrais savoir, riposta-t-elle. Si c’était toi, par exemple. Si tu finissais par, disons, disparaître dans l’antre sordide du Pier 39. »

Il lui sourit d’un air faussement navré. Il était habitué à ses blagues sur le Pier 39.

« Il faudra laisser les cendres dans la voiture. On va pas se pointer avec sa femme dans une petite boîte.

— Je t’en prie ! Je ne suis pas débile.

— Et qu’est-ce qu’on fait si la nouvelle Mme Lemke nous ouvre la porte ? »

Cette remarque la désarçonna un instant.

« Là… on avisera.

— Toi, tu aviseras.

— Soit, comme tu veux. »

En réalité, elle n’avait jamais envisagé que Lemke puisse être le nom d’épouse d’Alexandra et cela ouvrait tout un champ de possibilités.

« T’es partant ou pas ? demanda-t-elle. Je peux y aller seule. »

Otto fit retomber sa chaise dans un bruit sourd et empoigna la boîte de cendres.

« Et si on lui demandait à elle ? s’écria-t-il en brandissant la boîte et en déclamant à la manière d’Hamlet s’adressant au crâne de Yorick : « Alexandra, t’es partante ou pas ? Ça te tente d’aller à Tandy Street ?

— Non, bordel, répondit-il d’une voix aiguë qui n’avait rien à voir avec les grognements caverneux d’Alexandra. Dis à cette sale emmerdeuse de me foutre la paix. J’en ai plus rien à branler de ces conneries. J’ai besoin d’un bon sommeil réparateur. » »

Shawna éclata de rire :

— « Restes-en au singe, petit clown.

— Et dis-moi, Alexandra, tu crois que Shawna ira de toute façon à Tandy Street, quoi qu’on en pense ? — C’est sûr que oui, bordel ! Elle a besoin d’une fin à sa putain d’histoire.”

— Très drôle.

— “Et elle va probablement vouloir répandre mes cremains dans le putain de jardin d’un mec qu’on connaît même pas, bordel.” »

Par moments, l’intuition d’Otto la sidérait.

Mary Ann en automne
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