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Cette vieille souffrance
Trois ou quatre fois par semaine, en général l’après-midi, Ben quittait son atelier de Norfolk Street pour aller faire quelques longueurs à la piscine du YMCA Embarcadero. Ce vieil immeuble en brique (immuable, d’après Michael) avait été une sorte de pension miteuse et de palais des orgies bien avant que les Village People ne clament au monde entier qu’on se marrait drôlement bien dans les YMCA. Aujourd’hui, à l’intérieur, du moins, c’était un club de sport moderne où, de la piscine couverte et des machines, on avait une vue spectaculaire sur le Bay Bridge. Il arrivait que ça drague dans les vestiaires, mais seulement de manière subtile, furtive, car beaucoup d’hétéros et de gamins fréquentaient les lieux. En fait, la clientèle était incroyablement variée. Certains membres ressemblaient à des chefs d’entreprise et d’autres à des SDF qui se seraient dégoté un ticket d’entrée pour la journée.
Les douches étaient semi-collectives. Il y avait des cloisons de séparation entre chaque cabine, mais celles-ci étaient ouvertes sur le devant, si bien qu’on voyait la personne en face. Là, il s’agissait d’un Méditerranéen – un Italien ou un Grec, songea Ben –, un costaud au nez crochu, avec un épais paillasson sur le torse, un solide provolone entre les jambes, et qui devait avoir dans les cinquante-cinq ans. Se livrant à la traditionnelle parade nuptiale de la douche, il se savonnait bien plus longuement que nécessaire et traçait d’impressionnants zigzags de mousse blanche dans sa toison.
Il jeta à Ben un coup d’œil rapide mais suffisamment appuyé pour lui signifier clairement son intérêt. Ben lui décocha un sourire invitant et se dirigea vers son casier pour abréger le rituel. Trois minutes plus tard, alors qu’il enfilait son jean, le mec surgit devant lui en caleçon et lui tendit sa carte de visite.
« Mon portable est marqué là en bas. Si tu veux appeler.
— Super, dit Ben en glissant la carte dans sa poche arrière.
— À moins que t’aies le temps maintenant. Je suis à South Beach. C’est à deux pas. »
Le type lui sourit ; il avait de belles dents et semblait assez carré et digne de confiance. Ses cheveux étaient teints – inutilement et plutôt mal –, mais il y a des choses qu’on peut pardonner si le reste est bien. Et de ce côté-là, il n’y avait rien à redire.
Il avait prévu de retourner à l’atelier et d’y terminer une petite table pour un client de Seattle, mais les plans cul en début d’après-midi lui convenaient bien, vu que Michael râlait quand ils empiétaient sur leurs soirées. D’un autre côté, Michael tenait à ce qu’il lui raconte tout après, or ce n’était pas le bon jour : Mary Ann devait avoir les résultats de son opération et ils auraient d’autres choses à aborder avant le dîner.
« Désolé, dit-il, mais je t’appellerai. »
Le type acquiesça, pourtant, à voir sa tête, il était clair qu’il se sentait repoussé, donc Ben sortit une carte de visite de son portefeuille pour prouver sa bonne foi.
« Ça, c’est mon portable, lui expliqua-t-il. Sinon, tu peux m’appeler à mon atelier. En général, j’y suis dans la journée. »
Le type étudia la carte.
« Maître artisan, hein ?
— Je travaille le bois.
— Ah oui ? J’espère que tu le travailles bien. »
Là-dessus, il lui lança un clin d’œil et lui pressa le bras, comme si personne ne lui avait jamais sorti cette vanne, puis retourna d’un pas nonchalant à son casier.
Dommage, songea Ben qui le suivit du regard jusqu’à ce qu’il ait disparu.
Il enfilait son T-shirt quand quelqu’un surgit derrière lui et lui demanda :
« C’était comment Pinyon City ? »
Il finit de passer son T-shirt et découvrit en se retournant un visage qu’il mit un moment à identifier tellement il détonnait dans ce contexte.
Cliff, du parc canin. Cliff, de Blossom et Cliff. Le vieux monsieur était torse nu et portait un large pantalon marron usé jusqu’à la corde.
« Oh… salut, Cliff… c’était bien. »
Lors de sa dernière visite au parc canin, Ben lui avait parlé de leur projet de virée à Pinyon City. Il avait dû le bassiner avec ça, car, en sa compagnie, il avait tendance à meubler la conversation un maximum. Pour quelqu’un qui semblait avoir un grand besoin de compagnie, Cliff n’était pas particulièrement sociable.
« Et votre amie de la côte Est ?
— Ah… Mary Ann ? Oui, elle est venue avec nous.
— Ça lui a plu ?
— Oui. Elle a adoré. Il a neigé pendant notre séjour.
— C’est sympa.
— Oui… c’était sympa. »
Long silence gênant.
« Je ne savais pas que vous étiez membre du YMCA, reprit Ben, histoire de dire quelque chose. Enfin, je ne vous ai jamais vu ici.
— Des fois, je prends un ticket pour la journée.
— Ah oui.
— J’aime bien la piscine.
— Oui, moi aussi. Surtout quand il fait moche.
— Oui. Mais aujourd’hui ça va. Le temps.
— Comment va Blossom ?
— Elle va bien.
— Super. C’est un chouette nom, d’ailleurs. Parfait pour un petit chien. »
Le vieil homme approuva d’un signe de tête, puis poussa un soupir étonnamment bruyant.
« C’est la patronne qui l’a choisi. En l’honneur de Blossom Dearie. La chanteuse de jazz. C’était une de nos préférées. »
La patronne, songea Ben. Il n’y a qu’un hétéro pour sortir un truc comme ça. Mais ça faisait plaisir d’apprendre que ce drôle de vieux bonhomme tristounet avait quelqu’un. En supposant qu’il ne soit pas veuf.
« Elle est… toujours là ? avança-t-il.
— Je crois. Je ne sais pas si elle continue à chanter, mais…
— Je parlais de votre femme.
— Ah… oui… elle est vivante, bredouilla Cliff apparemment troublé. Mais elle n’est plus… avec moi.
— Désolé.
— Elle avait des problèmes. J’ai essayé d’arranger les choses, mais…»
Sa voix se fondit en un murmure tandis que son regard trahissait lassitude et désespoir.
« En parlant de Blossom… faut que je rentre.
— C’était sympa de vous voir, déclara Ben. Saluez-la de ma part.
— Ce sera fait. »
Cliff s’attarda encore un moment, les yeux rivés au sol carrelé pour garder ses distances.
« Merci d’être si gentil avec moi. »
Autant de solitude si crûment exposée, ça fendait le cœur.
« Oh… voyons… ce n’est pas difficile, Cliff. Vous êtes de bonne compagnie.
— Non. Inutile de dire ça. »
Ben allait protester, mais le vieux bonhomme tourna les talons et s’éloigna.
« À bientôt, au parc », lui cria Ben pour essayer de conclure cet échange sur une note positive.
Cliff leva la main en guise de réponse et poursuivit son chemin. C’est alors que Ben remarqua la cicatrice dans son dos : un vilain trait boursouflé, vaguement lissé par les années, qui allait de l’omoplate à la taille.
Une opération ? À cause d’une tumeur ou autre ? Ça paraissait trop irrégulier.
Une blessure de guerre alors ? Ben repensa à l’histoire qu’il avait racontée sur le chien qui leur avait servi de mascotte au Vietnam.
Quoi qu’il en soit, cette cicatrice ne faisait qu’accentuer l’impression que la tristesse de Cliff résultait d’une vie d’épreuves. Cette vieille souffrance comptait de multiples strates, pensa Ben, et personne d’autre que Cliff ne saurait jamais quels sédiments elles renfermaient.