26
Période de grâce

Quelle galère pour trouver Tandy Street ! Contrairement à ce qu’avait cru Otto, elle ne se situait pas sur la colline derrière le Mint, mais plutôt vers le Lower Haight, et la seule plaque portant le nom de la rue disparaissait sous les graffitis et les autocollants contre la guerre. Qui plus est, le numéro qu’ils recherchaient – le 437 – n’apparaissait nulle part. Ils localisèrent le 429 et le 445, et finirent par se dire que ce devait être la maison entre les deux, un petit pavillon de style victorien auquel une façade en stuc lisse ajoutée dans les années vingt avait donné un faux air espagnol. L’enduit couleur pansement y tombait en miettes comme les croûtes d’une cicatrice et mettait à nu les lattes en dessous. Les rideaux passés étaient presque complètement tirés.

« Le nid d’amour d’Alexandra, remarqua Otto d’un ton sardonique.

— Eh bien, fit Shawna, c’était peut-être le paradis sur terre, vu son enfance de merde. Si ça se trouve, elle a eu une vie sympa ici. Si ça se trouve, il y a un jardin derrière.

— Si ça se trouve, Jeffrey Dahmer[6] a un atelier au sous-sol. »

Shawna n’apprécia pas qu’Otto essaie de bousiller la jolie fin de l’histoire d’Alexandra ou, disons, son joli entre-deux. Au nom de quoi se permettait-il de juger ? Son petit studio au fond d’une ruelle était carrément déprimant, mais il pouvait aussi être tout à fait coquet quand ils se câlinaient après l’amour un soir de pluie. Elle avait besoin de croire qu’Alexandra avait connu de telles joies, ne serait-ce que brièvement, que quelque part entre les viols de l’enfance et cette abominable bactérie mangeuse de chair, quelqu’un lui avait donné un sentiment de sécurité, de l’amour et un foyer. Shawna commençait à penser qu’elle ne pourrait répandre les cendres d’Alexandra nulle part tant qu’elle ne serait pas un peu rassurée sur ce point. Sinon, il n’y aurait rien à honorer, à part sa mort.

« Elle a l’air abandonnée, constata Otto.

— Pourquoi ? Parce qu’elle est délabrée ?

— Eh bien… oui.

— Alors, on n’a qu’à sonner, déjà.

— Pourquoi on ne jetterait pas simplement un coup d’œil entre les rideaux ? »

Elle leva les yeux au ciel avec impatience.

« C’est moins intrusif que de sonner à la porte ?

— J’ai pas dit ça. Je pense juste que ce serait plus indiqué, compte tenu des circonstances. Tu ne veux pas regarder comment ils vivent avant de voir qui ouvre la porte ? »

C’était logique. Elle inspecta donc les alentours pour s’assurer qu’ils étaient seuls sur le trottoir, puis s’approcha furtivement de la fenêtre, un rectangle de vieil alu piqueté de taches. Elle étudia le salon du mieux qu’elle put entre les rideaux pratiquement fermés, puis revint faire son rapport à Otto.

« C’est pas formidablement rangé, mais c’est pas Grey Gardens non plus. Assez accueillant, en fait. Ils ont un Snuggie.

— Un quoi ?

— Tu sais bien ! Ces espèces de couvertures ridicules avec des manches. « Vu à la télé. » »

Elle lui adressa un grand sourire.

« Ce produit du monde de l’entreprise qui suce nos âmes et que tu refuses de cautionner ? » ajouta-t-elle.

Il riposta du tac au tac.

« Heureusement que tu en as une, sinon je n’aurais jamais su ce qu’était un Snuggie.

— Je vais sonner.

— Je t’en prie.

— S’il y a quelqu’un, on peut leur montrer la photo. Sinon, on rentre à la maison et on baise. »

Otto sourit et leva deux doigts croisés.

Elle appuya sur le téton en bakélite noire de la sonnette. Celle-ci ne fit pas le moindre bruit, donc Shawna réappuya.

« Tu crois qu’ils l’entendent à l’intérieur ?

— Elle est foutue », affirma Otto en secouant la tête.

Shawna frappa à la porte et, presque aussitôt, un chien aboya.

« Hé, salut, toi », susurra Otto quand le chien apparut derrière la fenêtre, proche de l’apoplexie mais décidé à affronter les intrus.

Pourtant, il était minuscule et remuait la queue.

« Je suppose que c’est lui, la sonnette », murmura Shawna.

Ils attendirent que quelqu’un se présente. En vain.

« Allons-y, proposa Otto.

— Deux minutes.

— Les voisins commencent à regarder, Shawna. »

De l’autre côté de la rue, une vieille femme aux cheveux d’un roux criard arrosait à la casserole une plante en pot sur son perron, tout en les surveillant du coin de l’œil.

Shawna voulut lui parler et se dirigea à grands pas vers elle, Otto sur ses talons.

« Nous recherchons les gens qui habitent ici. »

La femme la regarda d’un air dubitatif.

« C’est pour l’environnement ?

— Non, non, répondit Shawna avec un grand sourire. Pas du tout. Euh… on est tout à fait pour la protection l’environnement mais… c’est juste qu’il y a une chose qu’on voudrait leur montrer.

— Qui ça, leur ?

— Eh bien… la ou les personnes qui habitent ici. »

Se rendant compte à quel point cette réplique pouvait paraître louche, Shawna fournit davantage de précisions.

« Nous avons des informations sur quelqu’un qui vivait ici dans les années quatre-vingt-dix. Alexandra Lemke ? »

Elle tira une des photos de son sac (le superbe portrait d’Alexandra au magasin de tissus) et la montra à la voisine.

« Elle date d’il y a peut-être dix ou quinze ans mais… vous la reconnaissez peut-être ? »

La femme resta muette.

« Bien sûr, c’était peut-être avant que vous ne soyez ici. »

Shawna lui sourit de nouveau, sans que cet effort soit payé de retour.

« Vous êtes des travailleurs sociaux, alors ?

— Non, juste… de simples particuliers. »

Voyant à quel point elle s’embourbait, Otto prit les devants et tenta d’expliquer qui ils étaient.

« Elle était amie avec Alexandra. Tous les deux, on était amis avec elle.

— On l’est toujours », le reprit Shawna.

Elle ne voulait pas ébruiter la mort d’Alexandra tant qu’elle ne pourrait pas l’annoncer de manière respectueuse, en expliquant les choses avec ses propres mots. Or, d’après elle, cette femme allait probablement appeler ses voisins dès qu’ils auraient tourné le dos.

« Peux pas vous aider, grommela la dame en leur rendant la photo. Faudra revenir quand il sera là. »

Il, se dit Shawna. C’est un homme et il vit seul ici.

« Vous voulez dire M. Lemke ? demanda-t-elle. C’est le monsieur qu’on cherche ?

— Allez, viens », fit Otto en passant le bras autour de la taille de Shawna comme si elle venait de s’échapper d’un asile.

Même si Otto abordait la situation avec décontraction, Shawna continuait à la juger irritante. Sans quitter la voisine des yeux, elle insista :

« Mais vous la reconnaissez, non ? Elle vivait ici ? Ils étaient mariés, n’est-ce pas ? »

La femme rentra chez elle et referma la porte.

« Bon boulot, Sherlock, remarqua Otto avec un petit sourire narquois.

— Va te faire foutre.

— Oui, il me semble que c’était le plan. »

Elle traversa la rue.

« Tu peux toujours courir.

— Oh… t’es vache !

— Tu as vu son expression, non ? Elle a reconnu Alexandra.

— Oui, la junkie complètement paumée qui habitait en face. Et tu te demandes pourquoi elle s’est pas montrée plus coopérative ?

— Comment tu sais qu’Alexandra était déjà paumée ? Elle a peut-être eu une période de grâce. Elle et son mari ont peut-être vécu… tu sais… une nouvelle…

— Lune de miel.

— Oui… façon de parler. »

Elle scruta son visage un instant en se demandant où il voulait en venir.

« T’es marrante, lâcha-t-il.

— Ah bon ?

— Oui. Pour une coquine aux quatre cents coups qui ne croit pas au mariage. »

Elle le regarda, bouche bée.

« C’est-à-dire… ?

— Juste que tu veux à tout prix qu’elle ait été mariée avec ce mec et qu’elle ait baigné dans le bonheur conjugal. Tu trouves une lettre… une jolie lettre, je te l’accorde… et hop, tu te lances dans un délire de nana, style feuilleton à l’eau de rose et bouteille à la mer, et, venant de toi, je trouve ça un peu curieux, c’est tout.

— Curieux, répéta-t-elle d’un ton aussi neutre que possible.

— Pas curieux. Seulement… ça ne te ressemble pas du tout. C’est pour ton blog ou quoi ? »

Elle ne se défendit pas, car elle avait enfin compris ce qu’il tentait de lui dire : Pourquoi tu ne te comportes pas comme ça pour nous ? Si tu arrives à faire tout ce cinéma pour l’histoire d’amour d’une fille qui n’est même plus vivante, alors pourquoi pas pour la nôtre ? Cet homme qui avait un singe pour ami exposait en pleine lumière son grand cœur blessé.

Elle chercha ses mots avec soin.

« Je voudrais qu’elle ait été heureuse. Ce n’est pas forcément lié à la conjugalité. Oui, c’est en partie pour le blog… mais c’est aussi pour… je ne sais pas. Tu n’as pas envie de savoir qu’une personne au moins s’est montrée gentille avec elle avant que la drogue ne prenne le dessus ? »

Il ne répondit pas tout de suite, parut réfléchir aux risques que représentait la poursuite de cette discussion.

« Très bien. Entendu. Pourquoi ne pas laisser un mot, alors ?

— C’est marrant que tu suggères ça. »

D’un air un peu trop enjoué peut-être, elle fouilla son sac et en sortit le billet qu’elle avait rédigé le matin même.

Il lui demanda ce qu’il disait.

« Simplement que je suis une amie d’Alexandra Lemke… qui a habité ici… et qu’elle est décédée cette semaine au General Hospital… et de m’appeler s’ils la connaissaient et s’ils souhaitaient en parler.

— Ça devrait le faire », lui concéda Otto. Elle glissa le papier sous la porte.

« Ça vaut sûrement le coup d’essayer, décréta-t-elle.

— Ça vaut toujours le coup », renchérit-il. Elle eut la quasi-certitude qu’il parlait d’eux.

Mary Ann en automne
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