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En attendant
Le pire, quand Jake devait élaguer les fougères arborescentes, c’était la poussière brune qui lui collait à la peau et le démangeait. Si les frondes mortes étaient de grande taille, comme dans ce jardin par exemple, cette saloperie lui tombait dans les yeux chaque fois qu’il levait la tête, ou dans le cou, comme les petits cheveux qui vous piquent après un passage chez le coiffeur. Il avait beau être satisfait de ses avant-bras désormais velus, tous ces poils attiraient la poussière des feuillages aussi bien qu’un aimant et il se retrouvait – c’était justement le cas – à se gratter comme un drogué en manque.
« Ça va ? demanda Michael qui empilait dans le pick-up les frondes à jeter. Je peux te remplacer un moment.
— Non, ça va aller.
— T’es sûr ?
— Oui. »
Jake essayait de mettre les bouchées doubles, car il comptait demander un service à Michael. Or cette requête qu’il s’apprêtait à formuler d’un instant à l’autre ne pouvait plus mal tomber. Les affaires marchaient mal et Michael avait encore plus de problèmes que d’habitude avec son épaule. En plus, ce dernier semblait bizarrement ailleurs et distant, au point que Jake commençait à se demander s’il ne se doutait pas de ce qui allait suivre et si ce n’était pas cela qui le contrariait.
Cela dit, il n’y avait pas trente-six façons d’être fixé, il fallait se lancer.
« Un petit café ? » suggéra-t-il.
Michael ne répondit pas tout de suite, on aurait cru qu’il réfléchissait à une question compliquée.
« D’accord, finit-il par grommeler. Ce serait bien. »
Le jardin dont ils s’occupaient était à deux pas du Marina Green, ils se rincèrent donc le visage et les bras au tuyau d’arrosage, prirent leurs Thermos et allèrent s’asseoir sur un banc face à la baie. Le ciel était dégagé ; il y avait beaucoup de voiliers pour une fin d’automne.
Jake sortit de sa poche de chemise une barre énergétique Clif Bar qu’il proposa à Michael.
« Non merci.
— T’es sûr ? J’en ai une autre.
— Oui… merci. »
Jake hésita, puis se jeta à l’eau.
« Il y a un problème, patron ? »
En théorie, bien sûr, Michael était son associé, pas son patron, mais Jake l’appelait toujours ainsi et n’était pas certain d’arrêter un jour. C’était avant tout une formule de respect.
Michael prit un air de chien battu.
« Comment tu as remarqué ? »
Jake haussa les épaules.
« Eh ben… pour commencer, tu ne fredonnes pas.
— Fredonner ?
— Tu sais… en travaillant.
— Je croyais que ça te gonflait.
— Oui, mais… je suppose que ça doit être vraiment sérieux si tu ne le fais plus. »
Jake retira l’emballage de sa Clif Bar et en prit une bouchée.
« Tu veux en parler ? »
Tout en fixant l’eau d’un air morose, Michael marmonna :
« Mary Ann est à l’hôpital. Elle a un cancer. J’attends les résultats d’un moment à l’autre. »
Bien que bref, le soulagement de Jake céda la place à la honte dès qu’il vit des larmes couler sur les joues de Michael. Du moins, pour lui, c’en étaient. Mais Michael avait toujours les yeux larmoyants, surtout en plein air, donc, il n’était pas facile d’être affirmatif.
« Pourquoi tu m’as rien dit avant ?
— Elle nous l’avait demandé. Elle ne voulait pas qu’on en fasse un drame. N’en parle pas à Anna, s’il te plaît. Ni à Shawna, d’ailleurs. On en saura plus d’ici cet après-midi.
— Qu’est-ce qu’ils lui font exactement ?
— Elle a un cancer. Ils lui retirent l’utérus. »
Jake ne fit aucun commentaire et se contenta de le dévisager. Il pensa d’abord que Michael lui servait une blague douteuse, puis se rappela que ce n’était pas un sujet de plaisanterie.
« Je sais, grommela Michael, je sais. »
Jake mit un moment avant de pouvoir ouvrir la bouche.
« T’aurais pu me dire. J’aurais été discret. J’aurais vraiment pu me rendre utile. J’ai lu des paquets de trucs sur la question.
— Je sais. Je pensais juste que… je ne sais pas.
— Que quoi ?
— Que ça pourrait peut-être… gâcher la fête, en un sens. »
Jake enregistra la remarque de Michael et hocha lentement la tête.
« La fête pour mon hystérectomie à moi. »
Michael sourit d’un air gêné.
« Tu sais ce que je veux dire. Pour toi, c’est totalement différent. Pour ton hystérectomie, il y aura lieu de faire la fête. Pour la sienne… pas vraiment.
— Au contraire, si ça la débarrasse de son cancer.
— Tu as raison. Bien sûr. »
Il posa la main sur le genou de Jake qu’il secoua, comme s’il essayait de se défaire de ce mot terrifiant.
« Et… c’est tout ce que tu veux pour Noël, ou il y a autre chose ? »
Jake sentit son visage s’enflammer. Anna a dû déjà cracher le morceau.
« Si c’est pas le bon moment, patron…
— Peut-être bien que c’est le moment parfait. Ben et moi, on envisage d’aller à Maui pour Noël.
— Vraiment ? Mais alors… ni toi ni moi ne serons là pour le boulot. »
Michael haussa les épaules.
« Ni toi ni moi n’aurons à nous sentir coupables. »
Ce fut pour Jake une révélation.
« Tu te sens coupable dans ces cas-là ?
— Évidemment. Chaque fois que tu bosses et moi pas. On est dans le même bateau tous les deux, mon pote. »
Ce furent les yeux de Jake qui se mouillèrent alors, mais ça n’avait rien à voir avec le vent vif qui soufflait sur la baie. Il venait de se rendre compte que plus aucun obstacle ne le séparait de son rêve.
« T’es sûr, patron ?
— Absolument. Je t’accompagnerai à l’hôpital, bien entendu. Et après chacun récupérera dans un endroit différent. »
Jake s’essuya les yeux et lui expliqua que Selina et Marguerite s’étaient déjà proposées de l’aider pendant l’opération, mais qu’il appréciait son offre.
« Merde, alors ! C’est la deuxième fois ce mois-ci que je suis interdit d’hystérectomie. »
Jake lui fît un grand sourire.
« T’es interdit de rien du tout, patron.
— Mary Ann m’a dit que c’était « un truc de nanas ».
— Euh… c’est pas moi qui risque de te balancer ça.
— Non… je présume que non, répondit Michael avec un sourire coincé.
— Je préférerais qu’un ami m’attende à la sortie.
— C’est à peu près ce qu’elle m’a servi. »
Un long silence paisible s’ensuivit tandis qu’ils contemplaient la baie où un cargo à la proue carrée s’éloignait vers le Golden Gate Bridge.
Finalement, Michael rompit le silence.
« Anna me dit que tu sors avec quelqu’un. »
Jake fit signe que non.
« Pas vraiment. Pas au sens où on l’entend.
— Ça existe un « sens où on l’entend » par ici ?
— Il était de passage pour quelques semaines, c’est tout. »
D’emblée, il avait décidé de cacher la raison du séjour de Jonah, convaincu que cela ne servirait qu’à compromettre la fragile beauté de ce qui s’était passé entre eux.
« Il habite dans un patelin qui s’appelle Snowflake.
— C’est où ?
— En Arizona. »
Michael ouvrit de grands yeux pleins d’optimisme.
« Ce n’est pas si loin.
— Oh si. »
Michael rigola.
« De toute façon, ce n’était pas le bon. On était sur des trajectoires différentes.
— Tu sais, dit Michael, si vous vous êtes fait du bien… ne serait-ce qu’un petit moment… des fois, c’est pas mal. »
Pour Jake, c’était déjà pas mal de savoir qu’un autre homme l’avait désiré au point de tout risquer – même la promesse d’une vie éternelle – pour un baiser.