Elle ne vit d’abord qu’un visage flottant dans un nimbus qui se déployait à l’infini.
« Bon retour parmi nous, madame Caruthers. »
Un visage tellement doux, tellement bienveillant qu’il aurait pu appartenir à un ange aux portes du paradis – éventualité qu’elle envisagea bel et bien durant quelques secondes. Ce qui était totalement illogique. Comment pouvait-on vous souhaiter un bon retour au paradis ? Et depuis quand les anges avaient-ils un piercing en titane bleu à la lèvre et une crête sur la tête ?
Puis le nimbus fondit comme neige au soleil et la personne apparut.
« Je m’appelle Seth. Je suis votre infirmier.
— Bonjour, Seth. »
Il bricolait un tube – une sorte de perfusion, présuma-t-elle.
« Vous avez été une vraie championne, lui dit-il en souriant. Vous avez très bien réagi. »
Tant mieux, pensa-t-elle. Mais où veut-il en venir ?
« Vous n’avez pratiquement pas perdu de sang. Deux cuillères à café maximum. »
Jusqu’à présent, elle n’avait même pas songé à la quantité de sang qu’elle risquait de perdre dans cette affaire.
« Le docteur a-t-elle dit si… ?
— Elle m’a chargé de vous dire que l’opération s’était très, très bien déroulée.
— Vraiment ? Très très bien ? »
Elle se demanda si c’était leur façon de gérer les patients quand la nouvelle était trop horrible pour être annoncée par un infirmier. Elle n’avait pas envie qu’on lui raconte qu’elle était la meilleure patiente sur terre ; ce qu’elle voulait, c’était qu’on lui dise qu’elle avait les entrailles les moins cancéreuses qui soient. Etait-ce trop demander ?
L’infirmier lui adressa un nouveau sourire.
« Le docteur va passer plus tard et elle vous confirmera ça de vive voix.
— Et qu’a dit le laboratoire d’analyses ?
— Sur ce point, je crains de ne pouvoir vous être utile.
— Oui… bien sûr. »
Se rappelant qu’on lui avait conseillé de compter trois jours pour les résultats, elle décida de se réjouir de ne pas être restée sur le billard et de se concentrer là-dessus.
L’infirmier posa doucement la main sur son épaule.
« Reposez-vous, madame Caruthers.
— Je vous en prie : Mary Ann.
— Mary Ann.
— Merci d’être venu me dire bonjour, Seth.
— Allez. C’est ce qu’il y a de plus agréable dans ce boulot.
— Merci quand même. »
Merci, merci, merci.
Quand elle reprit de nouveau conscience, elle entendit DeDe et le Dr Ginny qui bavardaient à mi-voix à l’autre bout de la pièce, de sorte qu’elle garda les yeux fermés et tendit l’oreille. C’était angoissant, mais elle voulait s’assurer que Seth ne lui avait pas caché la vérité.
« Tu vas devoir la lever et l’obliger à marcher, dit le Dr Ginny.
— Dès ce soir ?
— Jusqu’au bout du couloir seulement. Vas-y doucement, mais fais-le. Ça accélérera la guérison.
— Entendu. »
Demande-lui comment ça s’est’passé, DeDe ! Non, ne lui demande pas !
« Pour moi, les incisions vont cicatriser assez vite. Elle était en très bonne forme, ça aide.
— Je sais. Ça fait râler.
— Oh, c’est juste le Pilates, remarqua le Dr Ginny en riant.
— Non, ce sont les gènes ! Tu as déjà vu une photo de ma mère ? Nous, on est de la famille des gallinacés. »
Même si leurs rires étouffés ne lui fournirent guère d’informations, ils la rassurèrent.
Si les nouvelles avaient été mauvaises, elles n’auraient sûrement pas ri.
Des cliquetis métalliques aux accents de matériel médical la tirèrent de son sommeil. Saisie d’une vague appréhension, elle ouvrit les yeux en se demandant s’il s’était passé quelque chose et si on l’avait remise sur la table d’opération. Mais ce n’était que DeDe qui sortait méthodiquement d’un panier de pique-nique au fond recouvert de tissu vichy des plats qu’elle disposait sur le plateau du lit.
« Salut, la miss, fit DeDe lorsqu’elle se rendit compte que son amie s’était réveillée.
— Salut, beauté.
— Ils t’ont sacrément assommée, dis donc !
— C’est quoi, ça ?
— Ne t’inquiète pas. Ça ne vient pas de l’hôpital. D’or nous a tout apporté, il a un petit moment. On a une bonne salade de fruits maison et un super bœuf bourguignon mitonné par le Fleur de Lys. Et puis un yaourt et des petits gâteaux pour le dessert. »
La seule vue de toutes ces victuailles lui déclencha une nausée, mais elle n’eut pas le courage de l’avouer à DeDe.
« Regarde-toi, s’écria-t-elle à la place. On dirait Grace Kelly dans Fenêtre sur cour.
— Plutôt Thelma Ritter, oui, grommela DeDe.
— Arrête. Tu es belle. On va devoir travailler sur ta confiance en toi. »
S’ensuivit un silence crispé. Devant les yeux embués de DeDe, Mary Ann se demanda si une nouvelle catastrophique n’allait pas lui tomber dessus d’une minute à l’autre.
« Allez, mange », finit par dire DeDe.
Mary Ann prit un peu de salade de fruits et émit un « Miam » censé exprimer sa satisfaction.
« Je suis si heureuse d’être là avec toi », lui confia DeDe.
Incapable de supporter plus longtemps ce suspense, Mary Ann reposa sa cuillère.
« Qu’est-ce qu’on t’a dit ?
— Tu n’as pas encore parlé à Ginny ?
— Non. »
Elle ne respirait plus.
« Oh merde… eh bien… elle a dit que le cancer ne s’était apparemment pas propagé aux ganglions lymphatiques et que les tissus avaient l’air très sains…
— Mais ? »
DeDe haussa et les épaules et sourit.
« Pas de mais. Pas à ma connaissance, en tout cas.
— Sérieusement ? »
DeDe prit la main de Mary Ann dans la sienne.
« Est-ce que je te mentirais, la miss ? »
Un aide-soignant frappa à la porte pour la forme et fonça dans la chambre en poussant un lit à roulettes.
« Vous avez une préférence ? » lança-t-il à DeDe.
Jugeant la question hilarante, Mary Ann gloussa.
« Ne faites pas attention à elle, conseilla DeDe à l’aide-soignant. Elle plane complètement. Là, près de ce mur, ça ira très bien, merci. »
L’aide-soignant obtempéra. Le lit était ridiculement étroit et le matelas recouvert d’une alaise destinée à le protéger de tout liquide corporel. L’alaise en plastique épais crissa bruyamment quand l’aide-soignant borda les draps.
« Tu ne peux pas dormir là-dedans, s’insurgea Mary Ann dès qu’elles furent de nouveau seules.
— Chut.
— Bon, retire au moins ton fichu tailleur Chanel et mets-toi à l’aise.
— Pas encore. Il faut qu’on se fasse une petite promenade un peu plus tard et je n’ai pas l’intention d’y aller en grenouillère. »
Mary Ann lui adressa un sourire entendu. Le tailleur Chanel, pour DeDe, c’était son armure, et apparemment elle pensait en avoir encore besoin.
Le Dr Ginny passa dans l’après-midi et lui confirma officiellement du compte rendu de DeDe. Elles ne seraient pas totalement au bout du tunnel tant qu’elles n’auraient pas les résultats du labo, dit-elle, mais tout semblait très positif. Comme d’habitude, Mary Ann se sentit subjuguée par la chirurgienne autour de laquelle flottait une aura de confiance presque divine. Elle visualisa son utérus entre ces mains fortes et délicates, cet utérus qui ne pourrait plus jamais empoisonner le reste de son corps. Quant à ce qui s’était passé avant, elle ne chercha pas à l’imaginer. Elle était bien consciente que le Dr Ginny avait pratiqué quelques minuscules incisions dans son abdomen, mais ne savait pas trop si son utérus était sorti par là ou par son vagin et n’avait pas vraiment envie de le savoir. Pas maintenant. Pas avant un certain temps. Peut-être jamais.
« Je te remercie de me l’avoir conseillée, dit Mary Ann à DeDe dès que le médecin fut reparti.
— Je t’en prie.
— C’est gentil de sa part de s’être attardée.
— Pour être franche… je pense qu’elle en a une autre cet après-midi.
— Une autre quoi ?
— Hystérectomie.
— Ah. »
Mary Ann se souvint du nombre d’opérations que le Dr Ginny avait déjà à son actif d’oncologue et se rappela que c’était pour cela qu’elle était aussi compétente.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda DeDe en voyant sa mine déçue. Tu es jalouse ou quoi ? »