30
Cette Anna dont elle se souvenait

Les garçons s’étaient montrés vraiment adorables avec elle. Ils lui avaient aménagé un petit nid sur leur canapé et l’avaient comblée de comédies romantiques, de massages des pieds et de friandises de la chocolaterie de Castro Street. Dès son retour ou presque, en dépit du sentiment de vide qu’elle ne cessait d’éprouver, Michael et elle avaient entrepris des promenades thérapeutiques sur la piste du stade Kezar. Le troisième jour, quand le Dr Ginny l’appela pour lui transmettre la « merveilleuse nouvelle » que le laboratoire d’analyses venait de lui annoncer, elle s’assit sur les gradins et pleura dans les bras de Michael.

Quand les garçons étaient au travail, elle se distrayait avec ses amis sur Facebook qu’elle complimentait pour leurs animaux de compagnie et leurs enfants barbouillés de gâteau à la crème. Pas une seule fois elle n’évoqua son cancer, ni même le fait qu’elle était en convalescence, car elle n’avait aucune envie que de quasi-inconnus, aussi bien intentionnés soient-ils, l’ensevelissent sous une avalanche de poèmes de Rûmî.

Son silence sur la question n’avait rien à voir avec celui de sa mère. Elle était en train de se construire un univers nouveau, venant d’elle et de personne d’autre, et désirait avancer à son rythme à elle.

Elle avait déjà téléphoné à Robbie à l’université de New York et lui avait présenté ses excuses pour lui avoir annoncé par texto la liaison de son père avec Calliope. Robbie s’était montré incroyablement adorable, lui avait dit qu’elle serait toujours sa mère, qu’il comprenait ce qu’elle ressentait, que tout ça c’était strictement entre elle et son père. Il n’avait pas paru particulièrement surpris lorsqu’elle lui avait confié qu’elle allait prendre un avocat. Il n’avait pas paru particulièrement surpris dans l’ensemble. Elle se demanda s’il n’était pas déjà au courant pour Bob et Calliope – peut-être l’avait-il appris de son père autour d’un verre de scotch entre hommes ? – et s’il n’avait pas attendu anxieusement qu’elle découvre d’elle-même la vérité.

Mais Robbie n’aurait pas fait cela, n’est-ce pas ? Il avait toujours pris son parti à elle quand ça n’allait pas avec Bob. À moins, bien sûr, qu’il n’y ait plus à prendre parti, que Calliope soit déjà un « fait accompli ». Peut-être faisait-il profil bas en se préparant à affronter la nouvelle administration, comme son père avec Obama ?

« Tes cours sont chouettes ? demanda-t-elle d’un ton joyeux pour tenter de lui montrer qu’elle s’intéressait toujours à sa vie.

— Oui. Assez. On a un peu trop de boulot.

— Je pense passer un moment à l’appart en ville… le temps que les choses se règlent, je veux dire. On pourrait prendre un café au Village.

— Ce serait super, marmonna-t-il sans trop de conviction néanmoins.

— Je vais rester encore quelques jours ici, mais… ce ne sera pas long. Je suis impatiente de voir ton nouveau logement.

— Oui… euh… c’est un peu le bazar en ce moment mais…

— Je peux t’aider. On ira faire des courses… t’acheter de jolies choses. »

Son sang ne fit qu’un tour lorsqu’elle s’entendit sortir cette obscénité sur le même ton que sa mère.

« Pardon, ajouta-t-elle, contrite. Une maman pot de colle, il ne te manquait plus que ça ! »

 

Elle était en bien meilleure forme à la fin de la semaine et, en allant chercher Jake Greenleaf pour le boulot, Michael la déposa chez Mme Madrigal. Avertie de sa venue, Anna – ou quelqu’un d’autre – avait préparé dans le salon un plateau en laque rouge avec du thé et des biscuits. Une fois Michael et Jake partis, Anna apparut dans un kimono en satin bleu pâle et traversa la pièce à petits pas, sans aide, comme pour prouver à son invitée qu’elle était encore capable de marcher seule. Ses cheveux blancs, retenus par deux grands peignes fantaisie en écaille de tortue, ceignaient sa tête à la manière d’une auréole neigeuse.

« Vous êtes superbe », la complimenta Mary Ann quand elles s’embrassèrent.

Anna pouffa.

« C’est quoi ce qu’on dit déjà ?

— À quel propos ? »

Les longs doigts d’Anna agrippèrent le poignet de Mary Ann.

« Là, j’ai besoin d’aide, ma chérie. »

Elle voulait dire pour s’asseoir. Mary Ann la tint donc par le coude pendant qu’elle s’installait dans son fauteuil.

« Ce que l’on dit, reprit Anna qui n’avait pas perdu le fil, c’est qu’il y a trois âges chez l’homme : la jeunesse, la quarantaine et le « Vous êtes superbe ». »

Mary Ann sourit.

« Eh bien, n’empêche… c’est vrai.

— Merci, ma chérie.

— Vous avez toujours eu des coiffures incroyables. Je me rappelle ces fabuleuses baguettes que vous portiez. »

Anna sourit d’un air chagrin.

« M. Greenleaf me les a interdites, hélas ! J’ai fait une petite culbute un soir et j’ai manqué d’empaler le chat. »

C’était bien l’Anna dont elle avait gardé le souvenir : chaleureuse, pleine d’autodérision et totalement présente. Et, d’une certaine manière, c’était d’autant plus insupportable de voir à quel point elle s’était affaiblie depuis sa dernière visite. L’esprit était toujours là, vif et brillant, mais le corps de plus en plus frêle ne paraissait plus trop en mesure de l’abriter. À peine deux ans auparavant, Mme Madrigal avait réussi à se sortir d’un coma provoqué par une crise cardiaque dont elle n’avait gardé aucune séquelle, sinon des joues plus roses. Mais, depuis, elle avait énormément changé. Il n’était plus possible de nier les ravages du temps.

« Sers-toi un thé, déclara Anna. Je ne peux plus compter sur moi pour le verser proprement.

— Ça va, j’ai pris un café chez Michael. Mais je vais goûter un petit gâteau. Ils ont l’air délicieux. »

Elle grignota un gâteau sec, surtout pour donner à Anna le sentiment d’être une bonne hôtesse.

« Tu tiens le coup, ma chérie ? »

Ces yeux bleu de porcelaine Wedgwood fixaient Mary Ann sans ciller : comme toujours, ils n’attendaient rien de moins que la vérité.

« Que vous a dit Mouse ?

— Que tu étais en parfaite santé…

— Oui… enfin… oui !

— … et que tu quittais le… hm, monsieur républicain… parce que tu l’avais vu faire une bêtise sur Internet.

— C’est à peu près ça, reconnut Mary Ann en souriant tristement.

— Et comment est-ce que tu tiens le coup ? répéta Anna.

— Oh…»

Mary Ann émit un marmonnement qui visait à formuler la vérité sans se plaindre trop ouvertement.

« On va dire que j’ai connu des époques meilleures. »

Anna eut un petit rire.

« On en est tous là ! »

Venant d’Anna, cette remarque étonna Mary Ann.

« Voyons ! Je ne connais personne qui vive plus que vous dans le présent. »

Anna haussa les épaules.

« On n’a pas trop le choix, non ? Mais ça ne veut pas dire que je n’ai pas mes… mes époques préférées. »

Mary Ann éclata de rire.

« Celle-ci, par exemple, est trop compliquée pour moi, poursuivit Anna. Heureusement qu’il y a M. Greenleaf. Je ne saurais même pas passer un coup de fil sans lui.

— Je vois ce que vous voulez dire.

— Michael et Ben prennent bien soin de toi ?

— Oh oui. Plus que je ne le mérite. »

Anna fronça les sourcils.

« Qu’est-ce que tu veux dire ? »

Mary Ann sentit sa gorge se nouer, sensation assez proche de celle qu’elle éprouvait sur les routes de montagne. Elle redoutait de négocier ce virage, mais y était obligée si elle voulait enfin se distancier du précipice. Elle allait partir dans quelques jours, rentrer chez elle pour déblayer les ruines de son second mariage, elle ne pouvait donc pas attendre plus longtemps. Il n’était pas déraisonnable non plus de penser que c’était peut-être la dernière fois qu’elle voyait Anna.

« Je me suis tellement mal comportée envers vous tous, finit-elle par balbutier.

— Vous tous qui ?

— Vous tous. Brian, Shawna… Michael… qui était malade, bon Dieu, peut-être même mourant.

— En quoi t’es-tu mal comportée envers nous ?

— En partant. En me sauvant sans jamais regarder en arrière.

— C’était il y a vingt ans, Mary Ann. Tu as écouté ton cœur. J’ai fait pareil, ma chérie, dois-je te le rappeler ? J’ai quitté une femme et une enfant de deux ans sans la moindre explication. »

Le visage de Mme Madrigal s’assombrit. Mary Ann savait qu’elle pensait à Mona, l’enfant en question décédée d’un cancer du sein dans les années quatre-vingt-dix.

« Mais vous vous êtes rachetée. Vous l’avez réintégrée dans votre vie et vous lui avez offert un foyer. »

C’était Mary Ann qui repensait maintenant à Mona, cet esprit libre à la chevelure flamboyante qui avait « analysé » la poubelle de Mary Ann le matin où elles s’étaient rencontrées pour la première fois dans la cour du 28, Barbary Lane. Encore quelqu’un qu’elle avait perdu à jamais, par négligence, sans avoir même eu conscience du moment précis où ça s’était produit.

Mme Madrigal lui lança un regard compréhensif.

« Tu verras, aussi surprenant que ça puisse paraître, les filles, on les récupère. »

Mary Ann comprit qu’elle parlait de Shawna.

« J’ai essayé, soupira-t-elle, je l’ai invitée dans le Connecticut. Il est clair qu’elle n’a pas une bonne opinion de moi. Et elle a raison d’ailleurs. Moi non plus, je n’ai pas une haute estime de moi. »

Anna agita le pan de son kimono d’un air impatient.

« Si tu es venue ici pour recevoir la fessée, ma chérie, tu peux repasser. »

À sa façon, ça ressemblait à une absolution, et Mary Ann sourit à la personne qui la lui accordait.

« Je suis venue vous dire que je vous aime.

— Je préfère ça », répondit Anna.

Mary Ann en automne
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