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De retour avant l’heure du coucher
« La nuit tombe si vite », remarqua distraitement Mary Ann.
Elle fixait le pavillon dans le jardin, assise, genoux ramenés contre la poitrine, sur la banquette devant la fenêtre du salon de Michael. Le ciel au-dessus de Twin Peaks n’avait presque plus une seule tache magenta.
« Je déteste l’hiver, annonça Michael avachi dans un fauteuil proche. Avec ce fichu changement d’heure, il fait noir quand Ben rentre.
— Pourquoi est-ce qu’il ne part pas plus tôt ? C’est lui le patron, non ?
— Oui, mais… la circulation dans Mission District est épouvantable aux heures de pointe, mieux vaut éviter ces moments-là et dormir plus longtemps le matin.
— Ça paraît logique.
— Il ne va pas tarder. Il met un point d’honneur à rentrer tôt quand il a rendez-vous avec un copain de jeu. »
Elle se tourna et le regarda.
« Avec un quoi ?
— Un copain de jeu. Un daddy bandant qu’il a rencontré au YMCA. »
Mary Ann eut besoin d’un moment pour comprendre, ensuite elle ne trouva rien d’autre à dire que :
« Comment tu fais ?
— Comment je fais quoi ?
— Pour ne pas être jaloux ?
— Qui a dit que je ne l’étais pas ?
— Alors pourquoi tu acceptes ? »
Il haussa les épaules.
« On s’est mis d’accord là-dessus il y a des années. Pour moi, c’est le prix à payer. »
Elle fronça les sourcils.
« Tu en parles comme d’un tour de manège.
— Eh bien…»
Il essaya de prendre un air coquin.
« Sérieusement, Mouse. Pourquoi ?
— Parce qu’un mec sait comment les mecs fonctionnent. Je sais comment j’étais à l’âge de Ben. Toi aussi, d’ailleurs. Tu étais là. »
Elle apprécia ce clin d’œil à leur jeunesse tumultueuse, mais cela ne la convainquit pas pour autant.
« Mais si deux personnes s’aiment, si elles se marient, bon sang…
— … eh bien, elles ont le bon sens de ne pas bazarder leur relation à cause d’un coup de queue. Elles savent qu’il y a des choses bien plus importantes. »
Elle se demanda si cette déclaration n’était pas une allusion à peine voilée à sa situation avec Bob.
« Mais il doit y avoir des règles, Mouse. Il le faut.
— On en a. Transparence totale, pour commencer. Ensuite, on se retrouve au lit ensemble à la fin de la journée. On s’est engagés pour la vie et notre cœur est exclusivement réservé à l’autre. Comme ça, on a l’amusement et la constance. Si la monogamie prime sur la fidélité, on est sûr de souffrir. Ce sont les mensonges qui te démolissent, pas le sexe. »
Elle haussa un sourcil.
« Tu as déjà essayé de suivre ça sur Skype ? »
Il eut un mouvement de recul.
« Ç’a dû être atroce.
— Et tu sais, Mouse, je ne l’aurais pas pris mieux s’il m’avait annoncé à l’avance qu’il sauterait Calliope cet après-midi-là.
— Peut-être… mais le simple fait d’avoir un secret peut creuser un immense fossé entre deux personnes. Et, à la fin, ça devient plus facile de tomber amoureux de quelqu’un d’autre.
— Soit, très bien. Merci pour ce point de vue. Parlons d’autre chose. »
Il parut se rendre compte qu’il avait mis les pieds dans le plat.
« Je ne veux pas dire que c’est nécessairement vrai pour toi, mon chou. Ce n’est même pas vrai pour des tas de gays. Moi, il fallait que je décide de ce qui était important et que je m’y tienne. Sinon, l’amour se transforme en un show burlesque à la Maury Povich où, à la fin, on ne s’en remet qu’au détecteur de mensonges. Je préfère qu’on ait la liberté de batifoler à l’occasion et qu’on se concentre sur l’essentiel. Tu vois ?
— Et il te l’accorde aussi, cette liberté ?
— Naturellement. »
Il afficha un large sourire.
« Mais on ne peut pas dire que j’en profite souvent.
— Pourquoi ?
— Je suis vieux… au cas où tu ne l’aurais pas remarqué.
— Tu n’es pas vieux, lui lança-t-elle avec un regard réprobateur. Tu as mon âge. »
Ben rentra peu après. Mary Ann chercha perfidement sur son visage et son sourire aux dents du bonheur des indices révéateurs de plaisirs extraconjugaux. Pourtant, lorsqu’il franchit la porte avec son dingue de chien, qu’il embrassa Michael, puis lâcha un petit sac en papier sur la table basse, c’était toujours le même Ben, sain comme un bol de corn-flakes.
« Dites donc, ça vous tente de dîner dehors ? proposa-t-il. Un resto dans le coin, peut-être ?
— Et comment », répondit Michael qui se composa une mine réjouie pour son mari.
Mary Ann avait la quasi-certitude qu’il était plus touché qu’il ne voulait bien le montrer.
« Sushis ? suggéra Ben en les consultant tous les deux du regard.
— Super, s’écria Michael. Ça me paraît bien. »
Il jeta un coup d’œil vers le sac sur la table basse.
« Et ça, c’est quoi ?
— Juste quelques petites clémentines.
— Miam, fit Mary Ann.
— Que des clémentines ? insista Michael, perplexe.
— C’est un cadeau.
— Ah bon ? »
Michael ouvrit de grands yeux.
« Pour qui ?
— Pour nous, déclara Ben d’une voix égale en fixant Michael.
— De qui ?
— De mon pote à la gym. Il en a acheté beaucoup trop au Farmer’s Market et s’est dit que ça nous ferait peut-être plaisir.
— Ça c’est gentil », dit Michael.
Ben s’arracha au regard perçant de Michael et reporta son attention vers Mary Ann.
« Ça te va, des sushis ? On peut aussi essayer un italien qui vient d’ouvrir.
— Vous savez quoi ? répondit-elle d’un ton enjoué car elle avait perçu la tension étouffante. Je vous laisse y aller, les gars. Moi, je vais cocooner avec un bouquin et un Yoplait.
— Tu ne peux pas faire ça, riposta Ben.
— Bien sûr que si. En réalité, c’est vraiment ce dont j’ai envie. »
Elle ne mentait pas, n’ayant aucun désir de se retrouver prise entre eux deux, même si leurs échanges demeuraient très policés. En plus, elle adorait l’idée d’avoir la maison pour elle seule, sachant que Michael et Ben seraient de retour avant l’heure du coucher.
« Allez-y. J’ai de la compagnie. »
Elle parlait de Roman, déjà vautré à côté d’elle sur la banquette, comme s’il anticipait leur soirée en tête à tête.
Une fois les garçons partis, elle profita de leur douche, ainsi qu’ils l’y avaient invitée depuis longtemps. Comparée à la cabine en fibre de verre du pavillon, c’était un espace luxueusement spacieux avec un pommeau de la taille d’un Frisbee. Debout sous un déluge tropical, elle se servit de leur miroir télescopique pour examiner ses cicatrices. Elle commençait à considérer ces quatre petites griffures de chat comme une sorte de guide des demeures de stars. (« C’est ici que vivait Lucille Bail… et par là vous apercevez l’ancienne maison d’Ava Gardner. »)
Son opération s’apparentait à un habile cambriolage où les intrus auraient laissé une maison tellement nette qu’il était presque impossible de remarquer leur passage. C’était un plus, bien entendu, mais elle éprouvait surtout de la reconnaissance envers son utérus, cette boîte à cancer, solide et néanmoins jetable, qui s’était si complaisamment prêtée à ce larcin. Elle visualisa la partie malade éliminée, emportée quelque part, loin, vers un lieu où elle n’aurait plus jamais à retourner.
Quelque chose de doux et de charnu lui effleura le genou et la fit sursauter. C’était Roman, ou plutôt la langue de Roman, sensation qu’elle apprenait à reconnaître. Il était entré dans la douche, comme s’il était chez lui, ce qui était le cas d’ailleurs C’était là que Ben et Michael le lavaient.
« File, dit-elle en riant. C’est très gentil, mais je n’ai pas besoin de ton aide. »
Le chien se contenta de la regarder, gueule ouverte, comme s’il avait besoin d’être convaincu.
« File, Roman… va chercher ton monstre. »
Son monstre était un cyclope en feutre rigide que Michael et Ben l’encourageaient à massacrer au lieu d’éventrer les coussins du canapé. Roman était déjà venu à bout de plusieurs monstres depuis l’arrivée de Mary Ann.
Tout excité, le chien remua la queue et fila chercher son cyclope dont les entrailles en polyester blanc étaient éparpillées un peu partout. Mary Ann s’attarda encore cinq minutes sous l’eau, se sécha avec une des serviettes blanches ultra-absorbantes de Michael et Ben, puis enfila un pyjama de flanelle propre. Elle avait déclaré vouloir cocooner avec un bouquin, mais c’était façon de parler. Elle se demanda combien de gens, parmi ceux qui annonçaient ce genre de chose, le faisaient effectivement, et si beaucoup se retrouvaient, comme elle, autour d’un cyber-feu de camp à raconter des histoires à des inconnus.
Cela étant, elle avait la sensation de cocooner. C’était tellement confortable d’être sur son lit dans le pavillon, son ordinateur sous la main et le corps chaud et poilu de Roman contre sa jambe. Et puis Facebook contribuait à lui remonter le moral, car sept nouvelles personnes avaient demandé à être amies avec elle, dont deux étaient des gens dont elle se souvenait. L’une d’elles, une certaine Shelley, était un agent immobilier qu’elle avait rencontré dans le cadre d’une retraite de Pilates à Canyon Ranch ; l’autre était quelqu’un qu’elle avait connu à l’époque pré-Bob lorsqu’elle organisait des soirées à Manhattan. Elle leur parla de son intervention et annonça pour la première fois qu’elle avait réchappé d’un cancer. Ça lui fit un bien fou.
Elle avait quatre messages personnels. Trois venaient de gens la remerciant simplement de les avoir acceptés comme amis, le quatrième était de Fogbound One, l’internaute anonyme qui lui avait collé une peur bleue en évoquant Norman Neal Williams.
Le message disait :
Le T-shirt t’a plu ?
Elle ne comprit pas la question. Le seul T-shirt auquel elle pouvait penser était celui de Pinyon City que les garçons avaient laissé devant sa porte la veille de son opération. Elle ne les avait même pas remerciés et ne se rappelait d’ailleurs pas l’avoir vu depuis son retour de St Sebastian’s. Au demeurant, ce n’était pas très étonnant, car Ben avait tendance à tout ranger.
Elle se demanda si Fogbound One était remonté jusqu’à elle par un ami de Ben à Pinyon City. Peut-être qu’une des connaissances de Ben et Michael là-haut les avait vus acheter le T-shirt ? Ou bien ils en avaient parlé à quelqu’un qui s’en servait à présent pour se prévaloir d’une certaine intimité avec elle ? Toujours est-il que ça l’agaça, car ce message flou visait manifestement à l’obliger à répondre. Elle ne mordrait pas à l’hameçon. Fogbound One était un de ces ratés qui saturaient sa page Facebook avec des kyrielles de poèmes et de citations, mais n’avaient personnellement pas grand-chose à raconter. En plus, si cet homme avait vraiment été un ami de Norman, pourquoi aurait-elle voulu partager quoi que ce soit avec lui ?
C’était simple !
Elle alla sur sa liste d’amis, la fit défiler jusqu’à Fogbound One et cliqua sur le x afin de supprimer définitivement ce raseur anonyme.
Le bruit sur le toit ne la surprit pas – ni Roman d’ailleurs. Tous deux étaient habitués au raffut des ratons laveurs qui traversaient la propriété lors de leurs descentes vers les poubelles cinq étoiles du Castro, la nuit. C’étaient d’énormes créatures, qui circulaient parfois par groupes de quatre ou cinq, et ils faisaient un tel vacarme qu’on aurait cru des chiens de traîneau glissant sur la toiture. Ils produisaient des cris curieusement grinçants. Mary Ann en avait gardé le souvenir du temps de sa jeunesse à Russian Hill, mais, ces derniers jours, ils lui suggéraient plutôt les extraterrestres verts à écailles du fameux film de Mel Gibson avec les cercles dans les blés.
Roman réagissait toujours de la même manière : il aboyait férocement dès qu’il percevait leur présence. Mary Ann avait appris à vérifier que toutes les portes étaient fermées, non parce que les ratons laveurs risquaient de débouler sans prévenir, mais parce que Roman les prendrait en chasse. Ce qui ne serait pas un scénario réjouissant, on l’avait avertie. Des années auparavant, Michael avait eu un caniche dont les yeux avaient, paraît-il, viré au rouge après qu’il avait été étranglé – oui, étranglé – par des ratons laveurs. Ces petits saligauds avaient des mains et étaient capables de se liguer pour affronter même de très gros chiens.
La porte du pavillon était fermée, mais Mary Ann retint Roman par son collier et lui murmura des paroles aussi apaisantes que possible.
« Tout va bien, mon chien. Ce ne sont que ces sales bêtes. »
Le chien continua de gronder entre ses dents jusqu’à ce que le tapage sur le toit se soit calmé et que les cris grinçants aient migré vers le jardin voisin.
« Tu vois, lui susurra-t-elle, c’est fini. »
Roman profita de l’occasion pour lui offrir son ventre en une pose invitante. Elle le grattouilla doucement quelques minutes jusqu’à ce que tous deux se retrouvent comme hypnotisés dans un espace de paix.
Tout à coup, le chien se releva et agita la queue joyeusement. Il alla à la porte et gratta pour sortir, avec ce bruit de gorge ridicule qu’il réservait aux gens qu’il connaissait.
Ayant entendu crisser le gravier dans l’allée, Mary Ann en déduisit que Ben et Michael étaient de retour. Elle sortit du lit et ouvrit.
« Allez, file, ordonna-t-elle au chien. Va embrasser tes papas. » Mais la personne qui avait déclenché cette frénésie n’était ni Ben ni Michael, mais un vieux bonhomme voûté, vêtu d’un long manteau noir et chargé d’un sac en plastique blanc « Te voilà, Roman », fit-il d’un ton bourru. De sa main libre, il tira quelque chose de sa poche. Le chien engloutit la gourmandise et s’assit pour attendre la prochaine, comme si tous deux avaient déjà accompli ce rituel cent fois.
« Excusez-moi, lança Mary Ann sans quitter le seuil du pavillon. Si vous cherchez Michael et Ben, ils sont allés dîner dehors. »
Le vieil homme ne répondit pas. Il était trop loin pour que la lumière du porche l’éclairé, aussi était-il difficile de déchiffrer son expression. Quand, enfin, il s’approcha d’un pas mal assuré, il plongea de nouveau la main dans sa poche et en sortit un petit revolver noir qu’il pointa sur elle.
« Il faut qu’on parle », marmonna-t-il.