En fait de penderie, Harry découvrit un dressing
plus grand que sa propre chambre à coucher.
Elle s’approcha du portant qui courait sur toute
la longueur d’un des murs et passa en revue les vêtements accrochés
aux cintres. De tailles différentes, ils étaient tous griffés et
beaucoup trop habillés pour elle. Harry soupira. Avec son visage
meurtri et ses chaussures en piteux état, elle serait complètement
ridicule dans une tenue de ce genre…
Sur les étagères derrière elle, elle finit par
trouver un jean, une ceinture en cuir et des chemises d’homme,
blanches, encore enveloppées de cellophane. Quelques minutes plus
tard, elle en avait enfilé une et bouclait la ceinture pour retenir
le pantalon trop large. Elle descendit l’escalier en se demandant
qui pouvaient bien être ces femmes parties en laissant leur
garde-robe.
Elle se dirigea vers la pièce à l’arrière de la
maison où Dillon l’avait conduite à leur arrivée. Quand elle ouvrit
la porte, elle ne le vit nulle part.
En examinant le décor, Harry devina néanmoins que
c’était l’endroit où il passait le plus clair de son temps.
L’intérieur, mélange de bureau et de pièce à vivre typique d’un
célibataire, sentait le cuir. Devant le téléviseur se dressait un
énorme fauteuil doté d’un repose-pieds et d’un support pour
cannettes de bière. Pourtant, Harry avait du mal à imaginer Dillon
tranquillement installé sur ce siège, en train de regarder un
film.
Une grande
photographie en noir et blanc d’environ un mètre cinquante sur un
mètre vingt occupait une bonne partie d’un pan de mur. C’était une
vue aérienne, qui montrait Dillon assis en tailleur sur une plage
déserte au milieu d’un enchevêtrement de lignes et de spirales
tracées dans le sable. Le dessin ainsi réalisé, immense, évoquait
un motif celtique élaboré.
— C’est un labyrinthe classique.
Harry se retourna, pour découvrir Dillon sur le
seuil. Vêtu à présent d’un maillot de rugby bleu foncé sur un
pantalon de toile impeccable, il tenait un plateau en argent. Au
moment d’entrer, il indiqua de la tête la photo sur le mur.
— Avant, j’en dessinais partout où j’allais,
dit-il. Dans l’herbe, dans la neige… Un jour, j’en ai même fabriqué
un avec des miroirs.
Harry s’absorba de nouveau dans la contemplation
de la photo. Peu à peu, les motifs entrelacés s’agencèrent devant
ses yeux pour former un réseau de passages et d’impasses, et elle
reconnut le tracé familier des dédales qui l’amusaient
enfant.
— Qu’est-ce que tu entends par
« classique » ? demanda-t-elle.
— Eh bien, chaque passage que tu empruntes
débouche sur un autre passage ou sur une impasse.
La vaisselle sur le plateau s’entrechoqua quand il
le posa sur la table basse.
— Les passages ne se croisent jamais deux fois, ce
qui fait de ce modèle le plus facile à élucider.
Harry tenta de suivre les lignes pour trouver une
issue, mais elle était trop fatiguée pour se concentrer et elle ne
tarda pas à renoncer.
— Je ne savais pas que tu te passionnais pour les
labyrinthes, dit-elle.
— Tu ne t’es jamais demandé d’où venait le nom de
ma société ?
Pour toute réponse, elle se borna à lui adresser
un regard interrogateur.
Harry sourit.
— Intéressant.
Elle reporta son attention sur le plateau. Dillon
avait apporté une bouteille de brandy, deux verres en cristal et
une assiette remplie de petits sandwichs au pain de mie dont la vue
lui rappela qu’elle n’avait rien mangé de la journée.
Après en avoir pris un, elle s’installa dans un
fauteuil. Dillon lui servit un brandy puis haussa les sourcils en
indiquant la tenue masculine qu’elle avait choisie. Pour autant, il
ne fit aucun commentaire.
Harry s’accorda une longue gorgée d’alcool.
— Tu sais, je voulais m’excuser pour toute cette
histoire avec Ashford.
Elle inspira profondément.
— Et aussi pour ce qui s’est passé tout à l’heure.
Quand je me suis refermée comme une huître. Ça m’arrive, parfois,
de rentrer dans ma coquille.
— Pas de problème, déclara Dillon en grignotant un
sandwich à son tour. Rien ne t’oblige à me parler si tu n’en as pas
envie.
Harry soupira. Autant tout lui dire.
— C’est à cause de mon père, tu comprends ?
Je pense qu’il est impliqué dans tout ça, d’une manière ou d’une
autre.
— Dans quoi, au juste ? La mise à sac de ton
appartement ? demanda Dillon, manifestement stupéfait.
— Tout.
— Y compris l’agression dans le métro ? Bon
sang, Harry, c’est dingue ! Qu’est-ce qui te fait croire une
chose pareille ?
— Ce que le type m’a dit avant de me pousser.
L’opération Sorohan, le cercle… Tout désigne mon père.
— Je ne comprends pas.
Elle soutint son regard.
— Je vois. Mais qu’est-ce que…
Harry secoua la tête.
— Ne m’en demande pas plus, je n’ai pas encore
tout saisi. Et puis, tu sais comment je réagis chaque fois qu’on
parle de mon père…
Dillon leva les yeux vers le plafond.
— Mouais. Mal.
Elle sourit et haussa les épaules.
— Bah, on ne se refait pas…
— Tu as raconté tout ça aux flics ?
En un éclair, Harry revit l’inspecteur taciturne
venu dans son appartement en début de soirée.
— Non, impossible, répondit-elle. Ils risqueraient
d’ouvrir une nouvelle enquête.
— Et alors ? Ton père est déjà en prison, de
toute façon.
L’appétit coupé, soudain, Harry reposa son
sandwich.
— Il va sortir.
— Ah bon ? Je croyais qu’il avait pris huit
ans.
— Remise de peine, murmura Harry, qui sentit sa
gorge se nouer. Il sera bientôt dehors.
Dillon s’accorda quelques instants de
réflexion.
— Tu veux dire que si les flics le soupçonnent
d’avoir un rapport avec cette affaire, la décision de le libérer
pourrait être suspendue ?
— Ou même carrément annulée, affirma Harry.
Dans le silence qui suivit, elle sentit le regard
de Dillon peser sur elle.
— Ecoute, reprit-il enfin, il faut que tu ailles
voir ton père. Je te le répète depuis des mois.
Sans répondre, Harry contempla son verre puis
glissa sa main dessous et fit lentement tournoyer le liquide doré à
l’intérieur.
— Quand j’étais petite, je le trouvais
merveilleux. Il me faisait tout le temps des promesses fabuleuses
et, les rares fois où il les
tenait, c’était pour moi des moments magiques.
Du bout du doigt, elle effleura les sillons du
cristal taillé.
— J’en arrivais presque à oublier toutes les fois
où j’avais été déçue.
— J’ai l’impression que vous étiez très liés, tous
les deux.
Elle sourit.
— C’est ma sœur Amaranta qui nous a rapprochés.
J’avais cinq ans lorsqu’elle m’a affirmé que mes parents m’avaient
découverte dans la rue. Elle a ajouté qu’ils allaient me garder
encore un peu, mais que plus tard ils me vendraient aux
voisins.
Dillon éclata de rire.
— Ah, la jalousie des grandes sœurs…
— Le problème, c’est que je l’ai crue. Pendant des
mois, je me suis sentie comme une intruse dans ma famille. D’autant
que ma mère se montrait distante envers moi, ce qui n’arrangeait
rien. Pour finir, j’ai tout raconté à mon père et il m’a rassurée.
A partir de là, j’ai vu en lui un allié.
Dillon avala une gorgée de brandy.
— Et tout a changé quand il a été arrêté, c’est
ça ?
— Non, répondit Harry. J’avais pris mes distances
depuis déjà longtemps. Les déceptions permanentes, ça use… Quand il
a été envoyé en prison, je n’avais pratiquement plus de relations
avec lui.
Elle esquissa un petit sourire.
— On ne choisit pas ses parents, hein ?
— Non, c’est vrai. Remarque, dans mon cas, ce sont
mes parents qui m’ont choisi.
Harry lui jeta un coup d’œil surpris.
— J’ai été adopté tout bébé, expliqua-t-il. Mes
parents adoptifs voulaient absolument un enfant mais ils ne
pouvaient pas en avoir. Et puis, quand j’ai eu deux ans, ma mère
est miraculeusement tombée enceinte.
— Laisse-moi
deviner la suite : ils t’ont négligé au profit de leur enfant
naturel, ce qui t’a donné une tonne de complexes.
Durant quelques instants, Dillon garda le
silence.
— Au début, oui, avoua-t-il enfin. Moi aussi, je
sais ce que c’est que de se sentir de trop dans son propre
foyer…
Il haussa les épaules.
— Par la suite, mes parents ont essayé de se
rattraper, sauf qu’ils en ont trop fait. Je suis devenu le centre
de leur attention et c’est mon frère qui a eu des complexes.
Résultat, il a mal tourné. Drogue, prison… La totale, quoi.
Déconcertée par ces révélations, Harry avala une
gorgée de brandy.
— Apparemment, on a tous les deux une histoire
familiale un peu glauque…
— On dirait, oui.
— En tout cas, ça ne t’a pas empêché de réussir,
souligna-t-elle. Quelle maison ! C’est impressionnant.
Consciente soudain d’un léger bourdonnement dans
ses oreilles, elle se demanda si l’alcool ne lui montait pas à la
tête.
— Elle n’est pas mal, c’est vrai, déclara-t-il,
l’air content de lui.
Harry balaya du regard le décor hétéroclite.
— Tu passes une bonne partie de ta vie dans cette
pièce, non ?
Le sourire de Dillon vacilla légèrement.
— Pas quand je reçois des invités, ce qui arrive
très fréquemment, répondit-il. Le reste du temps, c’est vrai, j’ai
la possibilité de me couper du monde. Hauts murs, portail
électronique… S’il y a bien une chose que l’argent peut acheter,
c’est l’intimité.
— Ou l’isolement, répliqua Harry, qui regretta
aussitôt cette remarque en le voyant froncer les sourcils, puis se
lever.
— Tu as vraiment l’air épuisée, dit-il. Tu devrais
aller te reposer.
Lorsqu’il la
prit par la main pour l’aider à se redresser, elle se retrouva si
près de lui qu’elle perçut sa chaleur. Soudain, il s’éloigna en
direction des portes-fenêtres à l’autre bout de la pièce, tout en
lui faisant signe de le suivre.
— Mais d’abord, je voudrais te montrer quelque
chose.