De l’autre côté des portes-fenêtres, Harry décela
une odeur piquante qui lui rappela les sapins de Noël. Fraîche,
vivifiante, elle lui éclaircit aussitôt les idées.
Quand ses yeux se furent accoutumés à la pénombre,
elle distingua au milieu de la pelouse un immense rempart végétal
d’environ trois mètres cinquante de haut.
— Hé ! C’est un labyrinthe ?
Au moment où elle posait la question, la lune
émergea des nuages, révélant une épaisse haie de conifères disposée
de façon à former un vaste rectangle qui semblait s’étendre à perte
de vue.
— Etonnant, hein ? lança Dillon. Les
précédents propriétaires l’ont aménagé il y a une vingtaine
d’années. Viens, je vais te faire visiter.
Il s’engagea sur la pelouse, faisant crisser
l’herbe sèche sous ses tennis. Harry, qui lui avait emboîté le pas,
s’immobilisa brusquement devant un petit drapeau rouge qui marquait
l’entrée du dédale. Elle avait la tête vide, tout d’un coup, comme
chaque fois que son sens de l’orientation se trouvait confronté à
un défi.
— J’ai l’impression qu’il me faudrait un six pour
commencer, dit-elle.
Dillon éclata de rire.
— Allez, dépêche-toi avant que la lune se cache.
Je voudrais te montrer ce que j’ai construit au centre.
Elle s’engagea à sa suite dans le dédale, où la
senteur piquante des conifères se faisait plus intense. Tout autour
d’eux se dressaient de hautes
haies denses. Elles bordaient un chemin si étroit qu’ils furent
obligés de marcher l’un derrière l’autre.
Lorsque Dillon bifurqua sur la gauche, Harry dut
presser le pas pour le rattraper. Mais le sentier décrivait une
courbe serrée, et soudain, Dillon disparut. Au même moment, les
nuages masquèrent partiellement la lune. Avec un frisson
d’appréhension, Harry accéléra le rythme.
— Qu’est-ce que tu fais si quelqu’un se perd
là-dedans ? lança-t-elle.
— Je le guide depuis la plate-forme
d’observation.
A en juger par le son de sa voix, il n’était
sans doute qu’à deux ou trois mètres d’elle.
— Elle domine tout l’ensemble. Mais au cas où tu
t’égarerais, applique la règle de la main gauche.
— La quoi ?
Harry continua d’avancer sur le sentier principal,
préférant ignorer les bifurcations.
— Pose ta main gauche sur la haie pour te guider,
expliqua-t-il. Elle te mènera forcément jusqu’à la sortie.
Les nuages dissimulaient complètement la lune à
présent, transformant les haies en parois obscures. Harry tenta de
se repérer à tâtons.
— Ne t’inquiète pas, ça paraît plus complexe que
ça ne l’est en réalité, la rassura Dillon. Le principe repose en
grande partie sur une illusion d’optique.
A ces mots, Harry marqua une pause. Une
illusion d’optique… Un déclic se produisit dans son cerveau et,
soudain, elle revit les douze millions d’euros inscrits sur son
relevé bancaire.
— Comment ça ?
— Les sentiers sont conçus pour amener ceux qui
s’y engagent à se tromper de direction. En gros, c’est de la
manipulation psychologique.
Il devait être à trois ou quatre mètres seulement
mais Harry n’aurait su dire s’il se tenait sur sa droite ou sur sa
gauche.
— Tiens, par
exemple, les gens ont tendance à éviter les chemins qui semblent
les ramener sur leurs pas, enchaîna-t-il. Tout s’organise autour de
trucs de ce genre.
Alors qu’elle l’écoutait, Harry tentait de
comprendre le rapport avec son compte en banque. S’agissait-il
aussi d’un truc ? Non, certainement pas. Alors pourquoi son
esprit avait-il établi un lien ?
Brusquement, il lui sembla percevoir un bruit de
pas derrière elle. Elle fronça les sourcils. Dillon avait-il fait
le tour du dédale ? Elle jeta un coup d’œil par-dessus son
épaule, sans rien distinguer d’autre qu’un épais rempart végétal.
Un picotement lui parcourut la nuque, qui l’incita à presser
l’allure.
— Tu connais l’histoire du roi Minos et du
Labyrinthe ? demanda Dillon d’une voix qui lui parut plus
lointaine.
— L’histoire de qui ?
— C’est une vieille légende grecque. Minos, roi de
Crète, ordonna la construction d’une immense prison appelée le
Labyrinthe, pour y enfermer le Minotaure.
Le son d’une respiration se faisait entendre dans
l’obscurité. Harry se retourna vivement. Où était Dillon, bon
sang ?
— C’est quoi, un Minotaure ? cria-t-elle en
essayant de maîtriser sa peur.
— Un monstre amateur de chair humaine, mi-homme,
mi-taureau.
Elle se mit à trottiner sur la piste étroite. Les
piétinements derrière elle devinrent plus sonores, plus précipités.
Harry se retourna une nouvelle fois pour scruter les
ténèbres.
— Dillon ? C’est toi ?
Silence. Un ramier roucoula dans la nuit. Le bruit
de pas avait cessé. L’avait-elle imaginé ?
— Harry ?
Elle se concentra pour tenter de localiser la voix
de Dillon. Il était quelque part sur sa gauche, apparemment.
— Reste où
tu es ! lança-t-elle en avançant encore un peu. Et continue à
parler pour que je puisse te retrouver.
— Ça va ?
— Continue à parler ! répéta Harry, qui
accéléra l’allure, le cœur battant à se rompre. Il a fait quoi, ce
Minotaure ?
— Eh bien, il était emprisonné dans le Labyrinthe
et, tous les ans, le roi lui offrait en sacrifice sept jeunes gens
et sept jeunes filles.
Sa voix paraissait plus proche, à présent.
— Les malheureux se perdaient et finissaient par
se faire dévorer.
Des pieds martelaient le sol derrière elle. Harry
lâcha un hoquet de stupeur et fonça sur le chemin sans même
chercher à se repérer. Les halètements dans son dos résonnèrent
plus fort. Alors que la piste décrivait des virages serrés,
l’empêchant de voir à plus de quelques centimètres devant elle,
quelque chose de chaud et humide lui effleura soudain l’épaule.
Harry hurla en gesticulant comme une folle avant de reprendre sa
course.
— Harry ? Qu’est-ce qui se passe ?
Cette fois, il lui sembla que Dillon se trouvait
en face d’elle.
— Ne bouge pas, j’arrive.
Elle continua néanmoins de courir, jusqu’au moment
où elle déboucha sur une nouvelle intersection. Droite ou
gauche ? Derrière elle, les bruits s’intensifiaient, évoquant
ceux d’un animal sauvage. Un monstre amateur
de chair humaine, mi-homme, mi-taureau… Tout en s’efforçant
de repousser l’image qui se formait dans son esprit, elle s’élança
vers la gauche, pour s’enfoncer encore une fois dans les méandres
du labyrinthe.
Eperdue, elle tendit les mains vers les conifères
de part et d’autre sans se soucier de s’écorcher les paumes.
Brusquement, son genou meurtri se déroba, et elle perdit
l’équilibre. Le craquement des branches cassées derrière elle,
accompagné de grognements sourds, l’incita à se redresser d’un
bond.
Pour tenter
de lutter contre l’étourdissement, elle se concentra sur les haies
et attrapa la végétation à pleines poignées pour progresser le long
de la piste sinueuse. Enfin, celle-ci s’élargit. Harry se rua en
avant et, au détour de la courbe suivante, heurta quelqu’un de
plein fouet.
— Harry ! C’est moi ! s’exclama
Dillon.
Quand il la saisit par les épaules, elle s’agrippa
à lui, complètement affolée.
— Il y a… il y a quelqu’un qui me poursuit,
haleta-t-elle.
Il scruta l’obscurité derrière elle. Les pas se
rapprochaient toujours. Et puis, soudain, ce fut le silence.
— Qu’est-ce que… gronda Dillon.
Il se plaça devant Harry avant de se diriger vers
l’endroit où avaient résonné les bruits.
— Non ! s’écria Harry en le tirant par le
bras.
Comment savoir quel genre de malade se dissimulait
derrière ces haies ?
Dillon la regarda avant de reporter son attention
sur le labyrinthe. Il paraissait hésiter. Enfin, il l’attrapa par
la main.
— Par là.
Il l’entraîna sur un chemin étroit qui, du moins
Harry en eut-elle l’impression, multipliait les tours et les
détours. Tout en courant, elle constata néanmoins que Dillon avait
l’air de parfaitement s’orienter. Au passage, des branches leur
cinglaient les bras et le visage. Puis le sentier redevint droit et
une ouverture se matérialisa devant eux. Ils s’y précipitèrent
ensemble, pour émerger sur le côté du dédale.
Au moment où Dillon la poussait vers la pelouse,
Harry jeta un dernier coup d’œil par-dessus son épaule au mur de
végétation qui s’élevait vers le ciel telle une forteresse noire.
Un instant plus tard, elle contournait la maison à la suite de son
compagnon pour rejoindre l’allée où était garée la Lexus.