Cameron ouvrit un paquet de Marlboro, dont il
sortit deux cigarettes. La première était pour lui ; il la
fumerait lorsqu’il serait prêt. La seconde allait l’aider à
commettre un crime.
Il jeta le paquet devant lui, sur la table de la
cuisine, puis posa les deux cigarettes dans le cendrier. Au milieu
de la table se trouvait un saladier en verre qu’il tira vers lui.
Le récipient contenait sa collection de pochettes d’allumettes.
Cameron y plongea la main pour remuer les petites enveloppes de
carton en les écoutant crisser contre le verre. Il en avait
désormais plus d’une vingtaine, et chacune d’elles correspondait à
un moment particulier.
Après en avoir saisi une au hasard, il en étudia
le rabat, qui représentait un oiseau blanc stylisé sur fond vert.
Il fit tourner l’objet entre ses doigts en hochant la tête, tout au
souvenir du contexte. La Colombe, bar et grill, à Galway. Quatre
ans plus tôt. Une jeune serveuse aux cheveux blonds hérissés et à
la langue bien pendue. Cameron sentit sa jambe droite tressauter
sous la table. Cette fille lui avait posé des problèmes. Trop de
sang.
Il s’empara d’une autre pochette. Elle montrait un
matador au sourire suffisant, vêtu de bleu, dressé devant un
taureau à l’air particulièrement stupide. Un sourire vint aux
lèvres de Cameron. El Torero… Du pouce, il effleura le rabat en se
remémorant la serveuse brune à Madrid. C’était la seconde fois en
deux jours qu’il pensait à elle, et il fut saisi d’un frisson. Avec
elle, il s’était servi de ses
mains, qu’il avait refermées sur son cou… Il agrippa soudain son
genou droit pour l’immobiliser et, enfin, replaça la pochette dans
le saladier. Non, décidément, ce serait trop dommage de gâcher
celle-là. Pour le moment, la Colombe ferait l’affaire.
Cameron rapprocha de la table une poubelle
métallique vide et la cala entre ses pieds. Penché en avant, les
coudes sur les genoux, il reprit la pochette verte, dont il souleva
le rabat au maximum, révélant deux rangées d’allumettes disposées
l’une sur l’autre. Il écarta celle du dessus, arracha un des
bâtonnets et alluma les deux cigarettes en tirant chaque fois une
longue bouffée pour les embraser. Les yeux fermés, il savoura le
léger étourdissement provoqué par la nicotine.
Quelques secondes plus tard, il reposait la
première cigarette dans le cendrier ; il inséra la seconde
dans la pochette, entre les deux rangées d’allumettes, l’ajustant
de façon que les minuscules têtes roses la pincent sur toute sa
longueur ; seule l’extrémité incandescente dépassait. Pour
finir, il plaça la pochette au fond de la poubelle et consulta sa
montre : 18 h 35.
Il se redressa, s’adossa à sa chaise et tira
longuement sur l’autre cigarette en regardant le filet de fumée qui
montait de la poubelle.
Quand le téléphone avait sonné, dans l’après-midi,
Cameron avait été tenté de ne pas répondre, de rester recroquevillé
dans son fauteuil. Mais il obéissait aux ordres depuis trop
longtemps pour pouvoir les ignorer aujourd’hui. Et de toute façon,
lorsqu’il avait appris ce qu’on attendait de lui, il n’avait
eu qu’une envie : accepter.
Il fit tomber par terre la cendre de sa cigarette
en même temps qu’il balayait du regard la petite cuisine encombrée.
Le cottage tout entier semblait avoir été construit pour des
pygmées. Un nain famélique y aurait sans doute trouvé son compte,
mais pour un homme de sa taille, c’était sacrément inconfortable…
La lucarne qui faisait office de fenêtre donnait sur le cimetière
Deansgrange, avec ses statues
d’anges au visage apitoyé et ses pierres tombales dépourvues de
toute inscription. Cameron avait beau ne pas payer le loyer de
cette maison de poupées – quelqu’un d’autre s’en chargeait
pour lui –, il estimait le moment venu de déménager.
D’ailleurs, peut-être le mentionnerait-il lors de sa prochaine
conversation téléphonique. Il écrasa sa cigarette dans le cendrier,
appuyant dessus jusqu’à la transformer en un tortillon serré. De
nouveau, sa jambe droite se mit à tressauter. Il n’y avait aucun
moyen d’y échapper, il y aurait toujours un autre coup de
téléphone…
Il se pencha pour examiner la cigarette dans la
poubelle. La cendre à l’extrémité mesurait désormais plus d’un
centimètre. Il regarda le point rouge incandescent dévorer le
papier et se rapprocher inexorablement des têtes roses.
Comme retardateur, c’était pour le moins
rudimentaire, mais c’était aussi ce qui faisait tout l’attrait du
dispositif. A trop vouloir compliquer les choses, parfois, on
multiplie les risques d’échec. Cameron avait rencontré un type, un
jour, qui avait voulu incendier son entrepôt en remplissant de
paraffine un ballon avant de l’accrocher au plafond, au-dessus
d’une bougie allumée, et de lui imprimer un mouvement de balancier.
D’après lui, une fois que les oscillations auraient cessé, le
ballon s’immobiliserait juste au-dessus de la flamme ;
celle-ci le trouerait, libérant la paraffine qui s’enflammerait.
D’ici là, bien sûr, lui-même serait occupé à se forger un alibi à
des kilomètres du sinistre.
Evidemment, le plan avait foiré en beauté. Cet
imbécile avait eu la main tellement lourde sur la paraffine qu’en
se déversant, le produit avait éteint la bougie au-dessous.
Mieux valait donc opter pour la simplicité.
Cameron avait déjà utilisé une fois le système de la pochette
d’allumettes, sauf qu’à l’époque il avait sous-estimé le temps
qu’il lui faudrait pour se mettre à l’abri. Les flammes l’avaient
pris à revers, lui bloquant les issues. Elles s’étaient dressées
devant lui comme autant d’adversaires déterminés à le piéger, et il avait dû lutter pour
les esquiver. Il se rappelait encore la douleur de leur morsure sur
sa chair, l’odeur de ses cheveux brûlés… Machinalement, il massa la
peau plissée sur son bras droit, comme marquée au fer rouge. Ce
jour-là, il avait eu de la chance. Aujourd’hui, il ne voulait plus
s’exposer au danger.
Il jeta un nouveau coup d’œil à son dispositif. La
cendre mesurait près de deux centimètres, à présent. Cette vision
lui fit penser à la façon dont fumaient les personnes âgées, la
cigarette collée à la bouche, consumée presque sur toute sa
longueur. Sa propre mère avait cette manie autrefois. Elle avançait
à petits pas derrière son déambulateur, observant son fils d’un air
réprobateur à travers la fumée qui s’élevait de la cigarette fichée
entre ses lèvres, et dont la cendre à l’extrémité, toujours
dangereusement incurvée, ne tombait pourtant jamais. Du plus loin
qu’il s’en souvienne, elle lui avait toujours paru vieille.
Tellement vieille qu’à la fin il lui fallait près d’une vingtaine
de minutes pour se lever d’une chaise. Il le savait pour l’avoir
chronométrée un jour qu’il était près d’elle.
Il reporta son attention sur la poubelle. Le bout
rougeoyant avait presque atteint son objectif : les petites
têtes roses attendaient telles des baies mûres prêtes à éclater.
Par précaution, Cameron s’écarta légèrement. L’extrémité
incandescente toucha la première allumette, qui s’embrasa en
sifflant. Il en alla de même pour la deuxième, puis pour la
troisième et la quatrième, jusqu’au moment où toutes brûlèrent. Une
flamme de quelques centimètres de haut lécha alors la pochette
tandis que l’odeur du soufre imprégnait l’air.
Cameron consulta de nouveau sa montre :
18 h 44. Neuf minutes. Il hocha la tête. Neuf minutes
seraient donc nécessaires pour enflammer l’essence et sortir de
l’appartement avant qu’il ne parte en fumée. Les yeux fermés, il
sourit. On lui avait demandé de faire croire à un accident. Une
onde de plaisir se propagea en lui. Aucun problème.
Après tout, les accidents, c’était sa
spécialité.