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Le RAT avait fait du bon travail. Harry n’eut qu’à entrer les paramètres de connexion pour que la porte dérobée dans l’ordinateur de Frank Buckley s’ouvre en grand. Une fois à l’intérieur du système, elle actionna quelques commandes afin de tout verrouiller derrière elle. Il n’aurait pas été plus difficile pour elle de cambrioler une maison dont elle aurait eu la clé.
Elle coula un regard en direction de Tiernan. Il faisait tournoyer au fond de son verre le reste de sa bière, qu’il contemplait fixement comme s’il s’agissait de marc de café susceptible de lui révéler l’avenir. Dans le pub presque vide, Harry entendit le cliquetis des verres que le barman essuyait et rangeait derrière le comptoir.
Concentrée sur l’écran, elle entreprit de parcourir les fichiers de Frank Buckley, évitant les documents qui lui semblaient personnels, ciblant directement ses connexions réseau. De là, elle pénétra dans les ordinateurs centraux de KWC et lança une recherche afin de localiser les archives de l’entreprise. Pour faire bonne mesure, elle en lança une seconde en parallèle, avec pour objectif d’obtenir les mots de passe du système. Elle ne pensait pas avoir besoin d’un accès administrateur mais bon, mieux valait ne rien négliger.
— Vous essayez de trouver quoi, au juste ? demanda Jude Tiernan sans quitter des yeux sa pinte presque vide.
— Le nom de celui qui veut ma mort.
Délaissant sa pinte, il lui jeta un coup d’œil pénétrant. Puis il se leva, vint la rejoindre de l’autre côté de la table et scruta l’écran. Son odeur, mélange de bière et d’after-shave épicé, accentuait l’impression de virilité qui émanait de lui.
La première recherche lancée par Harry lui avait rapporté des centaines de fichiers classés par ordre alphabétique. Tous comportaient le nom d’une personne et certains remontaient à 1999.
— Hé, c’est la liste des employés de KWC ! s’exclama Tiernan.
— Leurs archives d’e-mails, plus précisément, répondit Harry, un grand sourire aux lèvres. Dont les vôtres, d’ailleurs.
Les sourcils froncés, il se laissa choir sur la banquette à côté d’elle.
— Mais vous avez besoin d’un mot de passe pour ouvrir ces fichiers, non ?
— C’est ce que vous croyez…
Alors qu’elle faisait défiler la liste des messages, Harry en repéra soudain un groupe émanant de Felix Roche. Il y en avait huit au total, un par année, de 1999 à 2007.
— Les gens ont tellement peur qu’on mette le nez dans leur courrier qu’ils multiplient les noms d’utilisateur et les mots de passe. Ce qu’ils oublient, c’est qu’au moment où il est sauvegardé, il se retrouve dans un fichier accessible à tout le monde.
Elle actionna sa souris de façon à venir placer le curseur sur les archives de l’année 2000. L’année de l’opération Sorohan… Elle se figea, saisie d’une brusque envie de tout abandonner pour rentrer chez elle. Mais à la pensée des rues et ruelles obscures qui la séparaient de son appartement, elle se ressaisit et cliqua résolument sur la souris.
D’après Ruth Woods, Roche s’était tenu informé des activités du cercle en interceptant les e-mails de ses membres. Persuadée qu’il les avait aussitôt copiés dans sa propre boîte aux lettres, Harry consulta les archives à la recherche des messages envoyés par Leon Ritch. Elle en découvrit des dizaines, dont aucun n’était adressé directement à Felix Roche. Donc, elle avait vu juste.
Elle ouvrit le premier e-mail, daté du 17 janvier 2000 et adressé à son père, salvador. martinez@kwc.com.

 

Sal,
Mercury Corp vient de donner son feu vert à l’opération KeyWare. Pas d’annonce publique pour le moment ! On fonce sur KeyWare et on rafle la mise.
Leon

 

A côté d’elle, Tiernan changea de position.
— Je n’arrive pas à croire que Felix ait pu conserver un message aussi compromettant pour lui.
Harry haussa les épaules.
— Bah, il se disait peut-être qu’il avait intérêt à se constituer une petite police d’assurance…
Elle ouvrit un deuxième e-mail, daté du 28 avril de la même année.

 

Sal,
Ma source m’apprend que Dynamix Software a choisi JX Warner pour gérer ses acquisitions. La première cible est soit Zephyr soit Sage Solutions. A suivre de près !
Leon

 

Sentant Tiernan se raidir brusquement, Harry lui jeta un coup d’œil intrigué.
— Quoi ?
— Dynamix. C’est moi qui m’occupais de toutes leurs transactions. Les informations n’ont été rendues publiques qu’en juillet, ou peut-être même en août. Alors comme se fait-il que ce connard ait été au courant dès le mois d’avril ?
Un déclic se fit dans l’esprit de Harry, qui le considéra durant quelques instants.
— Vous avez travaillé pour JX Warner ?
Sans quitter des yeux l’écran, il hocha la tête.
— Pendant quelques années, oui. J’ai démissionné après l’affaire Dynamix pour entrer chez KWC.
Cette précision troubla Harry, qui s’efforça cependant de conserver une expression neutre tandis qu’elle se remémorait les paroles de Ruth Woods. D’après la journaliste, les informations confidentielles communiquées par le Prophète étaient toujours liées aux opérations de JX Warner, aussi les policiers l’avaient-ils soupçonné d’œuvrer de l’intérieur de la banque d’affaires. Or Jude Tiernan, dont elle-même avait sollicité l’aide, correspondait parfaitement à cette description…
Cela dit, songea aussitôt Harry, JX Warner employait vraisemblablement des dizaines de banquiers à l’époque. Pour autant, la coïncidence restait dérangeante.
— Vous n’avez rien remarqué d’autre dans ce message ? demanda-t-elle à Tiernan, qui contemplait toujours l’écran.
— Non, pourquoi ? J’aurais dû ?
En guise de réponse, Harry indiqua du doigt la liste des destinataires. L’e-mail avait été adressé à son père mais également transmis à Jonathan Spencer, ce qui ne laissait plus aucun doute sur l’implication de ce dernier.
Les traits de Jude Tiernan se chiffonnèrent comme s’il venait d’apprendre une nouvelle accablante.
— Et merde, murmura-t-il.
Harry tenta de déchiffrer sur son visage les traces d’une éventuelle dissimulation. Son père lui avait appris à repérer chez ses partenaires de poker toute une panoplie de signes révélateurs d’un coup de bluff et, en général, elle était capable de déterminer si quelqu’un mentait ou pas. En l’occurrence, elle ne décela aucune fausse note chez Tiernan ; il semblait réellement affecté. Mais la mention de son expérience chez JX Warner avait réveillé la méfiance de Harry, qui se promit de réexaminer la question plus tard.
Ils consacrèrent les quarante minutes suivantes à explorer les autres messages de Leon, prenant peu à peu la mesure des activités du cercle. A la faveur d’innombrables transactions, Leon Ritch, Jonathan Spencer et Salvador Martinez avaient échangé et exploité illégalement des informations privilégiées, ce qui leur avait permis d’engranger des millions. Lorsque Harry eut placé son curseur sur le dernier e-mail, elle se sentait complètement abattue. Sans compter que jusque-là elle n’avait rien découvert sur l’identité du Prophète.
— Ça dépasse l’entendement, murmura Tiernan en se frottant le visage.
Il avait l’air sonné, comme s’il avait reçu un coup sur le crâne.
— Comment peut-on ignorer à ce point l’éthique de la profession ?
Harry se tassa sur son siège.
— Malheureusement, mon père ne s’est jamais embarrassé de ce genre de considérations…
— On croit toujours que le délit d’initié ne fait pas de victimes, mais c’est faux ! s’insurgea-t-il en indiquant l’écran. A force de manipuler artificiellement le cours des valeurs, on aboutit à une perte de confiance dans les marchés. Tout paraît truqué.
Manifestement ébranlé, il cilla.
— Ces trois hommes étaient des investisseurs expérimentés, éminemment respectés. Qu’est-ce qui leur a pris, bon sang ?
Trois investisseurs expérimentés, plus le Prophète et un mystérieux cinquième membre, ajouta mentalement Harry – un individu dont Leon Ritch avait protégé l’identité au cas où il aurait besoin de solliciter son aide un jour.
— Allez-y, dit Tiernan d’un ton las. Au point où on en est, autant lire le dernier message.
Harry cliqua sur la souris pour ouvrir le dernier e-mail de Leon Ritch. Il était daté du 8 août 2000 et, comme presque tous les autres, il était adressé à Salvador Martinez et à Jonathan Spencer.

 

Vous ne répondez donc jamais au téléphone, les gars ? L’opération Dynamix-Zephyr est ANNULÉE ! Lâchez Zephyr ASAP ou on sera tous dans la merde jusqu’au cou !
Leon

 

Il leur avait joint un autre envoi dont il était le seul destinataire :

 

Leon,
Dynamix rencontre de grosses difficultés pour lever des fonds en vue de l’acquisition de Zephyr. Les négociations sont suspendues. Un communiqué de presse est en cours de préparation. Je vous conseille de revoir immédiatement vos positions sur Zephyr.
Le Prophète

 

Le regard de Harry se porta aussitôt vers l’adresse de l’expéditeur : 2877bp9@alias.cyber. net
— Le Prophète ? murmura Tiernan. Qui est-ce ?
Sans hésiter, Harry lui raconta tout ce qu’elle savait, y compris les rumeurs concernant un éventuel cinquième banquier. Il lui vint à l’esprit qu’elle ne lui apprenait peut-être rien, mais elle préféra écarter cette hypothèse dans l’immédiat.
— C’est lui qui vous menace ? demanda-t-il.
— Possible, répondit Harry. Lui, ou n’importe quel autre membre du cercle.
De la tête, il indiqua l’écran.
— L’adresse e-mail paraît bizarre, non ?
— Il a expédié son message via un remailer. Devançant la question du banquier, elle expliqua :
— Il s’agit d’un serveur qui retire toutes les informations contenues dans l’en-tête de votre e-mail avant de l’envoyer, afin qu’on ne puisse pas identifier sa provenance.
— Et il n’y a aucun moyen d’en découvrir l’origine ?
— Ce n’est pas facile, en tout cas. Comme les remailers anonymes sont en général reliés, votre message passe de l’un à l’autre avant d’atteindre sa destination finale. Et la plupart du temps, ils sont situés dans des pays différents, dotés de leur propre juridiction, de leurs propres lois sur le respect de la vie privée. Vous imaginez le nombre de litiges potentiels ? Un vrai cauchemar !
— Donc, ce système garantit l’anonymat ?
— Autant que vos comptes suisses, répliqua-t-elle, pince-sans-rire. Les serveurs les moins sûrs comportent toujours une base de données quelque part où figure votre véritable nom. Alors, bien sûr, rien n’empêche de les pirater, ou de soudoyer un employé pour obtenir le renseignement désiré…
Elle montra l’écran.
— Je le connais, ce remailer. Il n’est plus en service mais il était particulièrement difficile à forcer. Il couvrait une douzaine de pays et utilisait des méthodes de cryptage élaborées. Dans ces conditions, je ne suis pas surprise que les autorités aient eu du mal à tracer le Prophète.
— Qu’est-ce que vous comptez faire, maintenant ?
Avec un soupir, Harry jeta un coup d’œil à l’horloge au bas de l’écran. Il était presque 23 heures. Elle se massa les tempes. Ses yeux la piquaient et elle avait mal partout. Elle aurait tant voulu s’abandonner au sommeil, donner une chance à son subconscient d’assimiler tout ce qui venait de lui arriver ! Mais ce serait pour plus tard, quand elle aurait terminé.
Résolument, elle se remit à pianoter sur son clavier pour se plonger de nouveau dans les archives de Felix Roche, en quête cette fois d’éventuels e-mails envoyés par Jonathan Spencer. Il n’y en avait pas. De toute évidence, le banquier décédé avait pris des précautions pour ne pas révéler son implication… Elle décida alors de vérifier les résultats de sa recherche sur les mots de passe du système. Rien.
Il ne lui restait plus désormais qu’une piste à explorer. Consciente de ne plus pouvoir reculer, Harry s’assouplit les doigts avant de lancer une recherche concernant les e-mails de son père.
Elle n’en trouva qu’un, daté du 5 octobre 2000.

 

Leon,
L’action Sorohan a plongé. C’est le moment d’acheter, avant qu’Aventus ne vende la mèche à la presse. A nous de jouer. Il faut absolument faire monter les enchères.
Sal

 

Harry sentit se réveiller une douleur sourde dans sa poitrine, comme si elle avait soudain ravivé une vieille blessure. Ah, papa… Une image de lui s’imposa à son esprit : visage hâlé, sourire avenant, sourcil gauche légèrement relevé, comme pour dire : « Qui, moi ? »
Reportant son attention sur Jude, elle le vit relire lentement le message d’un air abasourdi – une réaction qu’elle était à même de comprendre.
— Je n’en reviens pas, dit-il enfin. Et moi qui croyais le connaître ! C’était mon mentor chez KWC. J’avais une immense admiration pour lui.
Il détacha son regard de l’écran pour le river sur Harry.
— Pourquoi a-t-il fait ça ?
Elle s’accorda un instant de réflexion. A quelles motivations pouvait obéir un homme comme son père ? Un investisseur doublé d’un escroc, drogué au jeu et au risque, et totalement indifférent aux conséquences de ses actes ?
— Parce qu’il en avait la possibilité, répondit-elle enfin.
Tiernan fronça les sourcils et secoua la tête.
— Mais il avait tellement à perdre !
— Justement, c’est ce qui l’attirait. Plus l’enjeu est important, plus c’est excitant… Un jour, dit-elle en effleurant le pied de son verre, il a joué notre maison pendant une partie de poker, et il a perdu. Oh, la maison en elle-même n’avait pas beaucoup de valeur, elle était située dans un quartier plutôt mal famé… N’empêche, c’était chez nous.
— Qu’est-ce qui est arrivé ? demanda Tiernan, l’air stupéfait.
— On a dû déménager. Ma mère nous a installées, ma sœur et moi, dans un bed and breakfast. On y est restées trois mois.
Harry, qui avait neuf ans à l’époque, se souvenait encore de la demeure délabrée dans Gardiner Street, dont tous les étages empestaient le chou et l’oignon. De même, elle se rappelait le petit lit branlant qu’elle partageait avec Amaranta, et le gros propriétaire asthmatique qui venait tous les vendredis réclamer son argent.
— Où était votre père, pendant ce temps ? interrogea Tiernan.
— Dans une suite de l’hôtel Jury. Et il jouait au poker.
Tiernan la dévisagea durant un long moment avant d’indiquer l’ordinateur.
— Je ne vous ai pas été d’une grande utilité dans vos recherches, hein ?
— Pas vraiment, non, répondit Harry avec un sourire.
En repensant au fichier des mots de passe du système, elle se mordilla la lèvre.
— Cela dit, vous pourriez peut-être me donner un coup de main…
— Ah oui ?
— Eh bien, je sais ce qui s’est passé il y a neuf ans, d’accord. Mais j’ignore ce qui se passe aujourd’hui et, surtout, ce qui a pu se produire ces derniers jours pour faire remonter toute l’histoire à la surface.
Elle se pencha vers lui.
— J’aurais besoin de consulter les e-mails récents de Felix Roche, pour voir s’il n’aurait pas intercepté de nouveaux messages émanant du cercle.
— Sauf qu’il n’est plus au service sécurité des systèmes. Comment pourrait-il intercepter quoi que ce soit ?
— Vous croyez vraiment qu’il aurait abandonné ses précieuses sources d’information comme ça, sans se ménager la possibilité de retourner y jeter un coup d’œil ? Je suis prête à parier qu’avant de quitter la SSI il a entrouvert quelques portes dérobées.
— Et les gars de la SSI n’auraient rien remarqué ?
— Possible. N’oubliez pas, c’est lui qui a conçu les systèmes. A mon avis, il y a toujours accès. Ce qui expliquerait d’ailleurs son refus catégorique de me laisser mettre mon nez dans ses affaires.
Elle le contempla durant quelques instants.
— C’est là que vous intervenez : pour me permettre d’entrer dans la messagerie de Felix Roche, j’ai besoin de son mot de passe.
Il lui opposa un regard vide.
— C’est que… je ne le connais pas.
— Non, mais vous pouvez le découvrir.
Harry se redressa et croisa les bras en un geste déterminé.
— Je vous sens bien parti pour vous initier au social engineering, Jude.