— Désolée de te faire le coup de la demoiselle en
détresse, lança Harry. Et pour la deuxième fois de la semaine, en
plus !
Elle guetta en vain la réaction de Dillon, dont
l’expression demeura indéchiffrable. Après avoir fait rugir le
moteur de la Lexus, il effectua un brusque demi-tour, puis, les
yeux fixés sur la route devant lui, il démarra en trombe. C’était à
peine s’il avait dit un mot depuis qu’il était venu la chercher
dans la vallée.
Après le départ de son agresseur, Harry s’était
traînée jusqu’à sa voiture, où elle avait récupéré son sac sous le
siège. Assise contre l’épave de la Mini, elle avait composé le
numéro de Dillon d’une main tremblante. Lorsqu’il l’avait enfin
rejointe, elle était transie de froid et de peur.
Elle l’observa de nouveau. Les lèvres pincées, il
serrait le volant avec force. De temps à autre, cependant, il
s’assouplissait les doigts comme s’il pesait le pour et le contre
d’une décision à prendre.
Enfin, il se tourna vers elle.
— Les coupures sur tes mains sont profondes,
dit-il. Celle au-dessus de ton œil aussi. Je t’emmène aux urgences,
tu auras peut-être besoin de points de suture.
— Non, ça va. Je t’assure, ajouta-t-elle en se
forçant à sourire.
— N’empêche, tu m’as l’air commotionnée.
Elle secoua
la tête, pour le regretter aussitôt tant la douleur dans ses tempes
fut vive. Et s’il avait raison, pour la commotion ?
— Tout ira bien, s’obstina-t-elle.
Comme pour s’en convaincre, elle se massa la
nuque.
— Il faut juste que je me repose un peu.
Dillon fronça les sourcils mais n’insista pas. Il
portait un jean et un blouson de cuir souple qui paraissait doux au
toucher, et Harry éprouva soudain le désir incongru de l’effleurer.
Au lieu de quoi, elle demanda :
— Où on va ?
— Où voudrais-tu aller ?
Elle jeta un coup d’œil au paysage nocturne qui
défilait derrière la vitre en songeant qu’elle en avait assez de la
campagne pour le moment.
— Ça ne te dérange pas si on retourne en
ville ? On pourrait aller chez moi et se faire livrer des
plats chinois…
Il la regarda d’un air interrogateur avant de se
concentrer de nouveau sur la route.
— D’accord.
La nuque calée contre l’appuie-tête, Harry ferma
les yeux en s’efforçant de ne plus se préoccuper de lui. Elle ne
voulait penser qu’à se mettre à l’abri, manger et dormir. Tout le
reste lui paraissait trop compliqué. Son corps et son esprit lui
semblaient ralentis, comme engourdis par le choc.
N’empêche, peut-être qu’elle aurait dû avertir
Dillon de l’état de la Mini avant qu’il ne vienne la chercher… Au
téléphone, elle lui avait seulement dit qu’elle avait eu un
accident, qu’elle était sortie de la route. Sur le moment, cette
explication lui avait paru suffisante, d’autant qu’elle craignait
de s’effondrer si elle s’autorisait à tout lui raconter.
Mais il ne s’attendait pas à voir la voiture dans
un tel état, elle l’avait compris à son expression crispée pendant
qu’il promenait sans un mot le faisceau de sa lampe électrique sur
la carrosserie pour évaluer l’étendue des dégâts. Le pare-brise
était étoilé, toutes les autres vitres brisées et le capot écrasé. Même Harry s’était demandé
comment elle avait pu s’en sortir vivante.
Durant cet examen, elle-même était restée près de
l’épave, qu’elle caressait de temps à autre comme un animal blessé.
Pour finir, Dillon l’avait prise par le bras et soutenue dans la
pente jusqu’à la Lexus.
Il donna brusquement un coup de frein qui la tira
de ses pensées, et elle rouvrit les yeux. Elle était prête à parier
qu’il l’avait fait exprès. Mais pourquoi semblait-il en
colère ? Après tout, c’était elle la victime…
— Tu ne me demandes pas ce qui s’est passé ?
dit-elle.
Elle sursauta quand il frappa le volant.
— Pourquoi, je devrais ? gronda-t-il.
Il enclencha brutalement la seconde pour négocier
un virage.
— De toute façon, Harry, même si je te posais la
question, est-ce que tu me dirais la vérité ? Ou est-ce que tu
esquiverais en me répétant une fois de plus que tout va
bien ?
Harry ouvrait déjà la bouche pour protester, quand
elle se ravisa. Peut-être valait-il mieux garder le silence.
— Tu as eu un accident, donc.
Dillon secoua la tête.
— Sauf que ta voiture n’est pas sortie de la route
toute seule, c’est évident.
— Ecoute, si tu m’en veux à cause de ton
dîner…
— Non, Harry, je ne t’en veux pas pour ça !
s’exclama-t-il avant de piler net. Tu me prends pour qui, nom d’un
chien ?
Il se passa une main dans les cheveux, relâcha son
souffle et se tourna vers elle.
— D’accord, dit-il. On sait tous les deux que tu
as de sérieux problèmes.
Quand il plongea son regard dans le sien, Harry
eut l’impression de revoir le jeune homme ténébreux entré dans sa
chambre des années plus tôt pour lui tenir un discours vibrant
d’intensité sur la vie et le sens de l’éthique. Enfin, il
soupira.
Harry baissa les yeux. Il avait raison, elle
l’avait délibérément tenu à l’écart de ce qui lui arrivait, car,
depuis des années elle avait appris à ne compter que sur elle-même.
Dans sa logique, c’était avant tout un moyen de s’épargner des
déceptions. Mais à présent elle devinait que Dillon avait
interprété son attitude comme un rejet. Elle s’efforça d’arborer
une mine contrite alors que son cœur se réjouissait à cette
pensée.
— Désolée, murmura-t-elle. J’ai tellement pris
l’habitude de me débrouiller seule… Cette fois, je le reconnais, je
me sens dépassée.
— Tu veux m’en parler ?
Elle hocha la tête en scrutant les ténèbres
au-dehors.
— Tu nous ramènes dans le monde civilisé et je te
raconte tout.
Quand la Lexus redémarra, Harry se demanda par où
attaquer son récit. Aussitôt après, elle poussa un profond soupir.
Comme toujours, tout commençait et finissait avec son père.
— Je n’ai pas encore rassemblé toutes les pièces
du puzzle mais je pense avoir une petite idée de ce qui est arrivé,
déclara-t-elle. Avant d’être arrêté, mon père a mis en sécurité au
moins une partie des profits générés par ses transactions
illégales, et aujourd’hui ses anciens complices aimeraient
récupérer le magot. Pour différentes raisons, ils croient que je
l’ai. Remarque, je l’ai cru aussi pendant un moment, mais je me
trompais.
Devant l’expression perplexe de Dillon, Harry fit
la grimace.
— Ne me demande pas comment c’est possible, j’en
suis encore malade… D’autant qu’à la suite de cette histoire j’ai
fait une erreur monumentale.
Consternée, elle ferma les yeux.
— J’ai conclu un marché avec les ex-associés de
mon père.
— Hein ? T’as perdu la tête ou
quoi ?
Elle lui jeta un regard noir.
— Je me suis
affolée, c’est vrai, admit-elle. Et pour cause : je venais de
découvrir qu’ils avaient tué quelqu’un et que j’étais
vraisemblablement la prochaine sur la liste. Alors je leur ai
proposé de leur donner l’argent pour qu’ils me laissent
tranquille.
Au souvenir des menaces proférées par son
agresseur, un peu plus tôt, elle frissonna.
— Tu t’imagines bien que je suis prête à tout
mettre en œuvre pour respecter ma part du marché…
Intriguée par le silence de Dillon, elle tourna la
tête vers lui. Il semblait tendu, et elle vit jouer les muscles de
sa gorge comme s’il avait du mal à avaler.
— Dans quel guêpier tu t’es fourrée, Harry ?
dit-il enfin. Et d’abord, qui sont ces hommes ?
Elle lui parla des membres du cercle qu’elle avait
identifiés jusque-là : le Prophète, qui négociait les
informations recueillies chez JX Warner ; Leon Ritch, qui
avait évité les poursuites en dénonçant ses complices ;
Jonathan Spencer, qui avait voulu se retirer du jeu et l’avait payé
de sa vie ; un certain Ralphy, dont elle ne savait rien sinon
que c’était sans doute le banquier protégé par Leon ; Felix
Roche, qui avait profité des opérations du cercle avant d’être
éliminé parce qu’il avait démasqué le Prophète ; et enfin, son
propre père, le seul à avoir été condamné.
Dillon laissa échapper un petit sifflement puis
ralentit pour pouvoir lui accorder plus d’attention.
— Comment as-tu appris tout ça ?
Harry lui raconta son rendez-vous de la veille
avec Ruth Woods. Elle omit néanmoins de mentionner son intrusion
dans la messagerie électronique de Felix Roche car elle n’était pas
certaine que Dillon approuverait.
— Et qui était le cerveau de ce fameux
cercle ? demanda-t-il. Ton père ?
Harry secoua la tête.
— C’est le Prophète qui semble tirer toutes les
ficelles. C’est avec lui que j’ai conclu ce marché.
D’un geste, elle indiqua les montagnes.
— Quoi ? s’écria Dillon en braquant vers le
bas-côté pour éviter une voiture qui arrivait en sens inverse. Mais
il aurait pu te tuer !
— Il n’en avait pas l’intention, même si j’ai bien
failli mourir. Il voulait juste m’effrayer et s’assurer que je
tiendrais parole.
En se remémorant la voix éraillée de son
agresseur, elle sentit son estomac se nouer.
— C’est lui qui m’a poussée devant le train. Et
peut-être lui aussi qui m’a suivie dans le labyrinthe, je ne sais
pas…
— Nom de Dieu !
— Leon Ritch a également chargé quelqu’un de me
surveiller.
Elle lui parla de Quinney.
— J’ignore s’ils agissent de façon concertée ou
s’ils ont chacun leur plan, mais ils ont réussi à me flanquer une
sacrée trouille !
— Et tu ne vois vraiment pas qui pourrait être le
Prophète ?
Harry secoua la tête. Si l’image de Jude Tiernan
lui venait à l’esprit, elle n’avait cependant pas grand-chose pour
étayer ses soupçons, sinon qu’il avait travaillé pour JX Warner et
qu’il lui avait paru étrangement à l’aise avec l’idée de soudoyer
Felix Roche.
— Et si c’était le dénommé Ralphy ? reprit
Dillon. Après tout, puisque Leon Ritch a estimé nécessaire de le
protéger, c’est qu’il doit être important…
— Je n’avais pas envisagé les choses sous cet
angle, déclara Harry. Il va falloir que je creuse cette
piste.
Il riva son regard au sien.
— Tu n’es pas de taille à régler ça toute seule,
répliqua-t-il. Va voir la police.
Comme elle se détournait en tripotant la bride de
son sac, il lâcha le volant un bref instant pour lever les
mains.
— Ce n’est pas ça…
— Alors c’est quoi ? Ne me dis pas que tu
t’inquiètes pour la libération de ton père… C’est de ta vie qu’on
est train de parler, là !
Sans répondre, elle entortilla nerveusement la
bride autour de son index.
— Promets-moi au moins d’y réfléchir, ajouta-t-il.
Et de me tenir au courant, d’accord ?
Elle s’apprêtait à hocher la tête quand elle se
rappela un détail.
— A vrai dire, tu es peut-être plus impliqué
que tu ne le crois…
Quand elle l’eut informé du plan de Quinney
consistant à essayer de trouver dans le passé de son « petit
ami » des éléments pour la compromettre, il fronça les
sourcils.
— Ne t’en fais pas, je suis capable de me
défendre.
Ils roulèrent en silence pendant quelques minutes,
puis Dillon demanda :
— Si tu ne l’as pas, cet argent, alors où
est-il ?
Harry se borna à soutenir son regard. Sans doute
connaissait-il aussi bien qu’elle la réponse à cette
question.
Lorsqu’ils arrivèrent enfin chez elle, il était
22 heures passées. Harry n’avait même pas encore refermé la
porte d’entrée que Dillon se dirigeait déjà vers la cuisine, où il
entreprit d’ouvrir tous les placards.
— Qu’est-ce que t’as à manger ?
cria-t-il.
— Pas grand-chose.
Parvenue sur le seuil de la cuisine, elle
s’immobilisa pour l’observer. Toujours à la recherche de
provisions, il lui tournait le dos. Il avait posé son blouson sur
le plan de travail et, en tee-shirt blanc, il avait l’air d’un
sportif.
— Tu vas souvent au restaurant, j’imagine, dit-il
en refermant le dernier placard vide.
— Il doit y avoir le menu d’un traiteur chinois
quelque part…
Compte tenu
de l’étroitesse de la cuisine, Harry dut passer tout près de lui
pour atteindre les tiroirs à couverts. Elle lui frôla le torse par
mégarde et, embarrassée, fit mine de s’absorber dans ses
recherches.
— Celui-là, c’est mon tiroir spécial dimanche
soir, expliqua-t-elle. J’ai tout ce qu’il faut là-dedans pour
m’accorder une bonne soirée cocooning. Menus de traiteurs qui
livrent à domicile, tire-bouchons, carte de vidéoclub, tablettes de
chocolat…
Elle ferma brièvement les yeux. Qu’est-ce qu’il
lui prenait de jacasser comme ça ? Sans compter qu’elle venait
de lui donner une image pathétique de sa vie sociale… Consciente de
la présence de Dillon derrière elle, Harry continua de fourrager
dans les tiroirs jusqu’à ce qu’elle trouve les menus. Enfin, elle
se retourna.
Il était encore plus près qu’elle ne l’avait cru.
Avant qu’elle n’ait pu réagir, il saisit les papiers pour les
placer sur le plan de travail puis lui posa les mains sur les
épaules. Elle en eut aussitôt la chair de poule.
— T’étais une drôle de gamine, à l’époque,
murmura-t-il. Tellement farouche ! Une vraie petite
tigresse…
Harry sentit ses joues s’empourprer mais tenta de
faire comme si de rien n’était.
— Ah bon ? Je me souviens surtout de mes
affreuses chaussures…
Elle dut résister à l’envie de vérifier qu’elle ne
les avait pas aux pieds.
— Tu étais en colère contre moi, reprit-il avec un
sourire.
— Non, tu me faisais peur.
Dillon lui glissa une main sous le menton et, du
bout des doigts, lui effleura l’oreille. Harry sentit un frisson
courir le long de sa colonne.
— Je croyais que tu n’avais peur de rien…
chuchota-t-il.
— Oh, détrompe-toi ! J’ai un gros problème
avec les tueurs à gages et les araignées…
Elle
s’obligea à se taire avant de débiter d’autres bêtises. Alors qu’il
lui caressait la joue, Dillon réveilla une légère douleur au niveau
de ses ecchymoses les plus récentes. Et soudain, elle prit
conscience de l’apparence qu’elle devait offrir après son agression
dans la montagne. Mortifiée, elle baissa les yeux.
— Et aujourd’hui, je te fais encore peur ?
demanda-t-il dans un souffle.
Un oui et un non se bousculèrent sur les lèvres de
Harry, qui rougit de plus belle. Il l’obligea doucement à lever la
tête puis, d’une pression dans la nuque, il l’attira à lui.
Fascinée, elle le regarda approcher son visage.
C’était Dillon, se répétait-elle, l’homme qu’elle admirait depuis
qu’elle avait treize ans… Enfin, il posa sa bouche, douce et
chaude, sur la sienne, et une délicieuse onde de chaleur se
propagea en elle. Peut-être même laissa-t-elle échapper un petit
gémissement.
Il s’écarta soudain, l’air incertain. Une pensée
troublante traversa alors l’esprit de Harry.
— Est-ce que moi, je te fais peur,
Dillon ?
Sans la quitter des yeux, il hocha la tête.
— Un peu, avoua-t-il.
Ce fut plus fort qu’elle, elle sourit. Les coins
des lèvres de Dillon s’étirèrent en retour, et il la plaqua plus
étroitement contre lui. Cette fois, son baiser fut beaucoup plus
exigeant. Et cette fois, Harry s’entendit bel et bien gémir.
Quand il recula, elle ouvrit les yeux. Elle avait
les joues brûlantes, les paupières lourdes et le cœur
battant.
Dillon la gratifia d’un grand sourire indolent
avant de la prendre par la main pour l’emmener vers la chambre. Il
la caressa doucement, délicatement, en veillant à ne pas irriter
ses blessures. Durant l’heure suivante, elle se laissa griser par
son odeur et par ses mouvements langoureux, jusqu’au moment où
leurs corps furent indissociables, où les mots « C’est Dillon,
c’est Dillon », qui résonnaient dans sa tête telle une
incantation, furent noyés par leurs cris de plaisir.
Plus tard,
alors qu’elle le regardait dormir, une main dans la sienne, elle
songea à ce qu’avait dit le Prophète.
Surtout, pas de bêtises.
Sinon, vous et tous les êtres qui vous sont chers pourraient le
regretter amèrement.
Les yeux fixés sur la poitrine de Dillon qui se
soulevait au rythme de sa respiration régulière, elle lui effleura
le nez, les lèvres et le menton, avant de laisser son doigt
descendre vers son torse.
Enfin, elle se détourna de lui et s’absorba dans
la contemplation du plafond. Dès le lendemain, elle suivrait le
conseil d’Imogen : elle irait voir son père.