Harry parla pendant un bon moment. Elle vit son
père serrer les poings lorsqu’elle lui raconta comment Leon et le
Prophète avaient cherché à l’intimider. Quelques instants plus
tard, alors qu’elle lui relatait la poursuite dans les Dublin
Mountains, il ferma les yeux, baissa la tête et plaqua ses paumes
sur son front. Il était pâle et défait.
— Je suis désolé, dit-il enfin d’une voix à peine
audible. Jamais tu n’aurais dû être mêlée à cette histoire.
Jamais.
Portant une main à son cœur, il tendit l’autre
vers elle.
— Je mettrai tout en œuvre pour t’aider, ma
chérie, je te le promets.
Il avait les yeux rouges mais la mâchoire crispée
en une expression déterminée. Harry fit glisser ses doigts vers
lui. Une soixantaine de centimètres seulement les séparaient à
présent, et pourtant il lui semblait toujours qu’un véritable
gouffre s’ouvrait entre eux. Incapable de prononcer une parole,
elle se mordilla la lèvre.
— Je téléphonerai à Leon pour lui ordonner de ne
plus t’approcher, reprit son père en se redressant.
Harry secoua la tête.
— Ce n’est pas lui mon principal souci,
répliqua-t-elle. A mon avis, il est manipulé par le
Prophète.
— Que veux-tu que je fasse, alors ?
Elle le dévisagea durant un instant en regrettant
de ne pas avoir plus de temps. Il y avait tant de questions qu’elle
aurait aimé lui poser !
Malheureusement, les trente minutes étaient déjà presque
écoulées.
— Explique-moi ce qui s’est passé au moment de
l’opération Sorohan, répondit-elle.
Son père laissa son regard se perdre dans le
vague, comme s’il se plongeait dans ses souvenirs.
— C’est le plus gros coup qu’on ait jamais tenté,
murmura-t-il. Après le flop de la bulle Internet, l’action de la
société ne valait plus rien. Et puis, quand on a appris qu’Aventus
était intéressé, j’ai rassemblé nos fonds pour acheter un maximum
de titres avant que quelqu’un d’autre soit au courant.
— Donc, tu gérais les fonds de tous les membres du
cercle ?
— Pour certaines opérations seulement. La règle de
base voulait qu’aucun de nous ne fasse d’investissements à partir
de ses propres informations. C’était beaucoup trop risqué. Si la
fuite provenait de Merrion & Bernstein, c’était quelqu’un de
KWC qui effectuait les transactions, et vice versa. On se
partageait les bénéfices après. Ainsi, personne ne pouvait
soupçonner un délit d’initié. Ça nous paraissait un bon moyen de se
protéger.
— Et JX Warner était impliquée aussi, n’est-ce
pas ? C’est bien là que travaillait le Prophète ?
— Pour autant qu’on le sache, oui. Mais il ne
gérait jamais aucune opération. Ce qui l’intéressait, c’étaient les
gains, pas les risques… Il avait besoin de nous pour s’occuper du
sale boulot.
Harry frissonna au souvenir de son agresseur de la
veille. Apparemment, le Prophète avait toujours recours à la même
méthode : il confiait à d’autres le sale boulot.
— Pour en revenir à l’opération Sorohan,
reprit-elle, c’est toi qui as pris les choses en main, c’est
ça ?
— Oui. La société Sorohan s’était adressée à JX
Warner pour mener les négociations. Voilà comment le Prophète a
obtenu l’information. Et comme de son côté Aventus avait mandaté
Merrion & Bernstein pour s’occuper du rachat, Leon se
retrouvait hors jeu. Moi, j’étais libre d’agir, puisque KWC ne jouait aucun
rôle dans l’affaire.
— Qu’est-ce qui a mal tourné ?
Son père poussa un profond soupir.
— On a enfreint notre règle fondamentale. Leon
détenait encore les bénéfices d’une précédente opération, et à la
dernière minute je l’ai persuadé de les investir dans l’action
Sorohan. C’était une telle opportunité que j’ai cru bon de courir
le risque, juste une fois. Sauf que toute cette activité autour des
titres Sorohan a éveillé les soupçons de la Bourse. Evidemment, le
nom de Leon n’a pas tardé à faire surface en raison des liens avec
Aventus et Merrion & Bernstein.
Il secoua la tête.
— C’était stupide de ma part, conclut-il. Je me
suis montré trop cupide.
Harry s’absorba dans la contemplation de ses
mains. Une autre question lui brûlait les lèvres, qu’elle avait
néanmoins du mal à formuler.
— Quel était le rôle de Jonathan Spencer ?
demanda-t-elle enfin sans le regarder. Et que lui est-il
arrivé ?
— Tu es au courant pour lui aussi ? s’étonna
son père avant de soupirer. Jamais il n’aurait dû être impliqué, il
n’avait pas le tempérament pour ça. Ce n’était qu’un gamin, il
avait le même âge qu’Amaranta… Durant le procès, j’ai pris soin de
ne pas mentionner son nom. Au moment de l’opération Sorohan, il
m’avait confié qu’il voulait quitter le cercle parce qu’il avait
peur. Je l’ai convaincu de faire profil bas en me laissant
m’occuper de tout.
— Et ? le pressa Harry.
Son père grimaça.
— J’ai averti Leon, qui a paniqué. Il s’est mis en
tête que Jonathan représentait une menace pour le cercle. Ça
n’avait aucun sens, ce gosse ne pouvait pas nous causer de
problèmes… Mais Leon ne voulait rien entendre. Il a écrit au
Prophète pour lui dire que l’opération Sorohan était annulée.
— De toute façon, ça n’a servi à rien, car le
pauvre garçon a été tué peu après dans un accident de la
route.
Harry scruta les traits de son père. Plongé dans
ses pensées, il semblait l’avoir oubliée. Croyait-il vraiment que
la mort de Jonathan était accidentelle ? N’ayant elle-même
aucune envie d’approfondir le sujet, elle préféra revenir sur le
terrain de l’argent.
— Combien t’a rapporté l’opération
Sorohan ?
Il se concentra de nouveau sur elle puis recula
sur sa chaise et croisa les mains derrière sa nuque. Un léger
sourire aux lèvres, il secoua la tête.
— Dans les seize millions de dollars,
avoua-t-il.
Rapidement, Harry fit le calcul. La somme
équivalait à douze millions d’euros.
— Et aujourd’hui, ils sont où ? voulut-elle
savoir. Les autorités les ont saisis ?
Quand il se balança sur son siège, elle eut toutes
les peines du monde à réfréner son impatience. S’il lui répondait
que l’argent avait disparu, elle se retrouverait dans un sacré
pétrin.
Enfin, il laissa retomber sa chaise sur le
sol.
— Non, répondit-il enfin, elles n’ont pas pu les
localiser, parce que j’avais changé de banque.
Après avoir jeté un coup d’œil en direction des
gardiens, il baissa la voix pour expliquer :
— Quand Leon m’a dénoncé, il a donné les
références de mon compte au Crédit Suisse, dans les Bahamas.
C’était le seul qu’il connaissait ; je l’avais ouvert en 1999,
au moment où le cercle se mettait en place, et je m’en étais servi
pendant plus d’un an pour effectuer mes transactions.
— Mais tu en possédais un autre ?
Il hocha la tête.
— Environ six mois avant l’opération Sorohan, le
Crédit Suisse a commencé à poser des questions embarrassantes. Pour
les responsables, mes opérations obéissaient à un schéma un peu trop systématique. Alors j’ai
décidé de m’aventurer sur un nouveau territoire.
— Tu as quitté les Bahamas ?
— Oh non, j’y étais bien trop attaché ! Le
soleil, le sable et les lois sur le secret bancaire… Que faut-il de
plus à un financier malhonnête ? lança-t-il avec un
sourire.
Harry lui jeta un coup d’œil réprobateur. Elle
avait l’impression de parler à un gamin espiègle.
— Donc, tu t’es adressé à une autre
banque ?
— D’abord, je me suis renseigné. Il me fallait
dénicher un établissement capable d’offrir toute la discrétion
requise, si tu vois ce que je veux dire…
Avec un soupir, Harry opina.
— Là-dessus, j’ai rencontré ce gars pendant une
partie de poker à Nassau, poursuivit son père. Un dénommé Philippe
Rousseau. Quand il m’a appris qu’il était banquier, je lui ai
expliqué que je cherchais quelqu’un pour gérer mes investissements.
A sa façon de jouer, ajouta-t-il avec un petit sourire,
j’avais deviné qu’on était sur la même longueur d’onde tous les
deux : il aimait prendre des risques. Du coup, il a accepté de
s’occuper de mes intérêts.
— Si je comprends bien, tu as confié tes millions
à un parfait inconnu rencontré pendant une partie de
poker ?
— Où est le problème ? Il travaillait pour un
établissement éminemment respectable offrant toutes les garanties
de sécurité. Toutes les opérations, que ce soit des retraits en
liquide ou des virements vers d’autres comptes, devaient se faire
en personne, après notification par fax en utilisant un code
personnel.
Il soutint le regard de Harry avant d’esquisser de
nouveau un sourire.
— Celui que j’ai choisi t’aurait plu… Bref,
reprit-il en détournant les yeux, cet arrangement me convenait
parfaitement. Et à lui aussi, d’ailleurs. Il a amassé une petite
fortune en calquant ses investissements sur les miens.
Harry songea aussitôt à Felix Roche, qui avait
également calqué les siens sur ceux du cercle, avant de connaître une mort terrible. Sa
malhonnêteté ne lui avait pas profité, finalement.
— Pour un banquier, ça tient du suicide
professionnel, évidemment, enchaîna son père. Mais il aimait le
danger. Je le retrouvais tous les deux ou trois mois pour jouer au
poker et parler affaires, jusqu’au moment où il a obtenu une
promotion. C’est un autre gestionnaire qui l’a remplacé. Un certain
Owen, ou John, quelque chose comme ça. Je n’ai jamais été en
relation avec lui, j’avais déjà cessé d’utiliser mon compte.
— Mais les fonds de l’opération Sorohan y sont
toujours ?
— Oh oui.
Elle joua un instant avec le bracelet de sa
montre. La demi-heure de visite touchait à sa fin, il était temps
d’aborder le cœur du sujet. Mais auparavant, elle avait un autre
point à éclaircir.
— Pourquoi as-tu fait ça ? demanda-t-elle
sans lever les yeux.
— J’aimerais pouvoir te répondre, Harry, dit-il
après quelques secondes de silence. J’ai eu tout le temps de
réfléchir à la question depuis mon arrivée ici, et pourtant je ne
sais toujours pas pourquoi. Est-ce que ça en valait la peine ?
Est-ce que je recommencerais si c’était à refaire ?
Il soupira.
— Probablement, oui.
Quand elle se décida enfin à redresser la tête, il
affronta son regard sans ciller.
— Ce n’était pas seulement à cause de l’argent,
expliqua-t-il. C’était important, bien sûr, mais ça ne faisait pas
tout.
Il fronça les sourcils comme s’il essayait de
trouver les mots justes.
— Au fond, je crois que ce qui était en jeu,
c’était le pouvoir. Quand on avait accès à des informations
confidentielles, on se sentait tout-puissants, presque
omniscients…
Une lueur farouche éclaira ses prunelles.
Harry se raidit, consciente de l’écho éveillé en
elle par les paroles paternelles. « Les maîtres du
marché »… Elle se revit brusquement devant son clavier,
occupée à explorer un réseau pour cerner ses défenses. Quand elle
parvenait enfin à en forcer l’accès, elle aussi éprouvait des
sentiments similaires.
De nouveau, son père paraissait absorbé dans la
contemplation d’un point imaginaire. Il se pencha soudain, les
mains jointes devant lui.
— Le danger et le risque ne faisaient qu’ajouter à
l’excitation, poursuivit-il. Ça me donnait l’impression de vivre
plus intensément. Après tout, l’existence est plus drôle quand on
s’autorise à foncer de temps en temps, non ?
Il tendit encore une fois les mains vers
elle.
— Est-ce que… est-ce que tu peux le comprendre,
Harry ?
Alors qu’elle hésitait, elle aperçut sur sa gauche
un gardien qui consultait sa montre. Son père dut percevoir le
mouvement lui aussi, car il s’empressa de dire :
— Quoi qu’il en soit, tout ça ne résout pas ton
problème. Ecoute, je vais essayer de raisonner Leon et le Prophète,
d’accord ? Je leur parlerai, je les persuaderai de…
— Non, c’est inutile. Le Prophète ne voudra rien
entendre.
— Alors, comment pourrais-je t’aider ?
Elle prit une profonde inspiration.
— Il me faut l’argent. La totalité.
— Quoi ? lança-t-il avant de ramener ses
mains vers lui.
— Je t’ai déjà tout expliqué. Si je ne rends pas
ces douze millions, le Prophète va lancer son psychopathe à mes
trousses. Je n’ai pas le choix !
Son père baissa les yeux en tirant sur sa barbe.
De minuscules gouttes de sueur perlaient sur son front.
— On ne peut
pas se fier à la parole d’un individu comme lui. Rien ne prouve
qu’il ne cherchera pas à t’éliminer même si toi, tu tiens tes
engagements.
— Peut-être, mais au moins, avec l’argent, je
dispose d’un moyen de pression. Sans lui, je suis morte.
Elle se tut brusquement, consciente de la note
d’incrédulité qui perçait dans sa voix. Bon sang, à quoi rimait
cette discussion, ces tentatives de justification, alors que sa vie
était en jeu ?
En face d’elle, son père se frottait
frénétiquement le visage, comme si ce geste pouvait lui permettre
de mieux réfléchir. Quand il reposa ses mains sur la table, il
paraissait exténué.
— Ecoute, Harry, le Prophète et ses acolytes n’ont
aucun droit sur cette fortune. C’est moi, et moi seul, qui en ai
payé le prix. J’ai déjà passé six ans entre ces murs de béton. Six
ans à faire la queue pour le petit déjeuner au milieu des
pédophiles et des meurtriers, dans une puanteur telle que n’importe
qui en aurait l’estomac retourné. Six ans dans cet endroit où, pour
la plupart des gens, la seule issue est le suicide…
Il renifla bruyamment.
— Cet argent, c’est la seule chose qui m’a permis
de tenir le coup.
Cette dernière remarque arracha une grimace à
Harry.
— Désolée, mais je ne vois pas d’autre solution
pour m’en sortir, répliqua-t-elle. A part avertir la police,
bien sûr.
Son père se redressa brusquement.
— Non, surtout pas. Il doit y avoir une
alternative.
Alors qu’elle le regardait, Harry se sentit
soudain oppressée.
— Tu ne vas pas m’aider, hein ?
murmura-t-elle.
La stupeur le disputait à la douleur dans sa voix.
Une nouvelle fois, elle se retrouvait sur le mur de l’école,
abandonnée par un père passé maître dans l’art de se défiler.
Comment avait-elle pu croire un seul instant que les choses
seraient différentes ?
Soudain, il
changea totalement d’attitude. Rivant son regard à celui de Harry,
il lui adressa un grand sourire qu’elle trouva forcé. Quelle que
soit la cause de cette gaieté aussi subite qu’affectée, elle
n’éclairait pas ses yeux.
— Qu’est-ce que tu racontes ! s’exclama-t-il.
Evidemment que je vais t’aider, ma chérie ! Mais il faut que
tu sois raisonnable, d’accord ? Après tout, cet argent, je ne
l’ai pas sur moi…
Il écarta les bras, paumes vers le plafond, et se
voûta en haussant les épaules de façon exagérée, presque
théâtrale.
Un instant plus tard, la porte derrière lui
s’ouvrait et un gardien s’encadrait dans l’embrasure.
— Les visites sont terminées, messieurs,
annonça-t-il.
L’autre détenu se redressa laborieusement. Gracie,
elle, demeura assise, manifestement déterminée à terminer son
monologue avant que son frère ne puisse se réfugier dans sa
cellule.
Salvador Martinez repoussa sa chaise en jetant un
coup d’œil vers les gardiens.
— Hablaremos esta
tarde, dit-il.
On en reparlera cet après-midi.
— Comment ça ? s’étonna Harry.
Il se leva d’un mouvement fluide,
décontracté.
— Retrouve-moi devant les grilles à deux
heures.
Elle fronça les sourcils.
— Hein ? Je ne comprends pas.
Son père inclina la tête de côté.
— Je sors aujourd’hui. J’ai obtenu une remise de
peine pour bonne conduite. Je pensais que tu étais au
courant…
— Non, je… je ne savais pas.
Elle se rappela le message que sa mère lui avait
laissé sur son répondeur. Miriam avait dû chercher à la
prévenir.
Ainsi, après toutes ces années, son père allait
recouvrer sa liberté… Loin de la réjouir, cette perspective
accablait Harry, lui sapait toute son énergie.
— Donc, si je viens, tu m’aideras, dit-elle dans
un souffle.
Elle avait
prononcé ces mots d’une voix atone. Pourquoi en faire une question
quand la réponse était si évidente ?
— Bien sûr, ma chérie.
Il recula vers la porte.
— Ne t’inquiète pas, tout va s’arranger.
Harry le suivit des yeux tandis qu’il s’éloignait.
Elle n’en croyait pas un mot.