Les mathématiciens adorent les chiffres. Ils
aiment leur symétrie, leur structure et la logique qui sous-tend
leur fantaisie subtile.
Harry savait qu’il en allait ainsi pour son père.
Il était capable de reconstituer tous les montages de ses
opérations de fusions-acquisitions les plus complexes, de rapporter
dans le détail l’ensemble des données concernées. Ou encore, à
n’importe quel moment d’une partie de poker, de donner la
probabilité de former une quinte flush avec le tournant.
Cependant, même lui ne pouvait pas se fier
uniquement à ses facultés de mémoire pour conserver toutes les
informations relatives à un compte bancaire offshore. Pas quand il
y avait douze millions d’euros en jeu.
Elle jeta un coup d’œil au bagage bleu posé sur la
table basse devant elle. Son père avait forcément dû noter quelque
part les références de ce compte… Or toutes les affaires qui
l’avaient accompagné au cours des six années écoulées se trouvaient
là, à portée de sa main.
Harry approcha le gros sac pourvu d’une double
fermeture à glissière sur le dessus et de poches zippées de chaque
côté. Il était plein à craquer, à en juger par son poids et la
façon dont la toile se tendait aux coutures.
Encore hésitante, elle tourna la tête vers la
fenêtre du salon, transformée en rectangle sombre par l’obscurité
du dehors. Elle avait quitté l’hôpital deux heures plus tôt
après avoir reçu l’assurance de la part des infirmières qu’elle serait prévenue au cas où
l’état de son père évoluerait.
Son appartement lui paraissait étrangement calme.
En temps normal, Harry appréciait le silence, qu’elle jugeait
apaisant, mais ce soir-là il accentuait son sentiment de solitude.
Durant un instant, elle envisagea de faire tourner la machine à
laver juste pour créer un bruit de fond.
Après y avoir renoncé, finalement, elle décida
d’examiner le contenu du sac. La première chose qu’elle vit fut la
tenue que portait son père cet après-midi-là, au moment de quitter
Arbour Hill, et son cœur se serra en découvrant l’élégant blazer
bleu marine ainsi que le pull blanc roulés en boule, sans doute par
une infirmière. Elle les retira du bagage, les déroula pour les
défroisser et les posa sur le canapé à côté d’elle. Dessous,
d’autres vêtements étaient rangés en piles bien nettes. Elle les
sortit un par un : chemises, cravates, chaussures, pantalons,
pulls…
Tout au fond, elle sentit sous ses doigts un objet
dur qu’elle saisit à deux mains. C’était un mince coffret noir.
Elle le plaça sur ses genoux avant d’en caresser la surface. Le
vinyle avait beau être éraflé, abîmé et décoloré par endroits,
Harry n’eut aucune peine à reconnaître la mallette de poker qu’elle
avait offerte à son père seize ans plus tôt.
Elle pressa les serrures et souleva le couvercle.
A l’intérieur se trouvaient huit colonnes de jetons en
plastique : des rouges, des verts, des bleus et des blancs.
Ils s’inséraient dans les fentes prévues à cet effet, dont
certaines étaient vides. L’un des jeux de cartes avait également
disparu mais l’autre se nichait dans l’espace qui lui était
réservé.
Le manuel de règles du jeu fourni à l’origine,
manquant lui aussi, avait été remplacé par un livre de poche pour
le moins familier à Harry – l’exemplaire paternel de
Comment jouer au poker et gagner. Harry
l’ouvrit. Tout comme elle, son père avait noté à l’intérieur de la
couverture des extraits de ses propres parties. Elle regarda
rapidement les premières mains. Il avait joué au « Texas Hold
’Em ». Pour chaque main,
il indiquait quelles étaient ses cartes cachées, ainsi que celles
de ses adversaires et les cinq cartes communes. Il avait bien
commencé, cette fois-là, avec une paire d’as en main, mais sa
chance n’avait pas duré. Dans la seconde main, il avait reçu un
sept et un deux qui ne faisaient pas le poids face au full au cinq
de son adversaire, et dans la troisième, son as et son deux de
carreau avaient été battus par une modeste paire de quatre. Un
sourire vint aux lèvres de Harry. Son père s’était toujours décrit
comme un joueur insouciant : il relançait avant de suivre,
bluffait trop souvent… Surtout, il se couchait rarement.
Harry feuilletait l’ouvrage quand, sur une
impulsion, elle le saisit par le dos pour le secouer. Rien ne se
détacha des pages. Déçue, elle retira de la mallette une poignée de
jetons qu’elle agita dans sa paume. Puis elle se concentra sur les
autres et les aligna tous sur la table basse, à côté du livre et du
jeu de cartes. Elle tâta ensuite le revêtement de feutrine.
Toujours rien. Avec un soupir, elle plaça la mallette par terre et
se concentra sur les poches du sac.
Celle de gauche contenait une brosse à dents, du
dentifrice, du déodorant, une paire de ciseaux et un paquet de
mouchoirs en papier. Celle de droite se révéla plus
intéressante : elle abritait le portefeuille paternel, un
trousseau de clés et un petit carnet noir de la taille d’un paquet
de cigarettes. Harry commença par le portefeuille. Son père y avait
rangé une demi-douzaine de cartes de crédit, toutes délivrées par
des banques irlandaises et comportant pour la plupart une date
d’expiration dépassée. Harry ne trouva cependant ni argent liquide
ni morceau de papier sur lequel figureraient les références d’un
compte bancaire offshore.
Abandonnant le portefeuille sur la table, elle
saisit le trousseau de clés. Le porte-clés se composait d’un anneau
relié à un rectangle de cuir noir orné de chaque côté du logo bleu
et or de KWC. Deux clés seulement y étaient attachées : celle
de la Mercedes que possédait son père avant d’aller en prison, et
que Miriam avait vendue depuis longtemps pour payer les frais d’avocats, et une
petite clé Yale. Après avoir étudié cette dernière avec attention,
Harry se rendit dans la cuisine, où elle fourragea parmi ses
tiroirs à couverts jusqu’à mettre la main sur ses propres clés de
réserve. Elle choisit dans le lot un petit modèle Yale terni par le
temps et l’approcha de celui de son père pour en comparer les
crans. Ils correspondaient parfaitement. C’était donc la clé de la
maison de Sandymount, où sa mère habitait toujours.
Le temps de refermer les tiroirs, et elle retourna
s’installer sur le canapé du salon pour examiner cette fois le
calepin noir. Il s’agissait d’un carnet d’adresses dans lequel son
père avait inscrit de sa large écriture caractéristique toute une
liste de noms et de numéros de téléphone. Elle fronça les sourcils.
Pour le coup, il y avait sûrement quelque chose là-dedans…
Elle feuilleta le carnet en commençant par la
lettre A. La plupart des noms ne lui disaient rien, mais, de temps
à autre, elle en reconnaissait un. Amaranta y figurait, bien sûr,
et à la lettre H elle découvrit son propre prénom, suivi de son
numéro de portable. Si elle ne se rappelait pas l’avoir donné à son
père, elle supposa que sa sœur le lui avait communiqué.
A la fin de l’alphabet, elle tomba sur un
trio de noms à la résonance tristement familière. Leon Ritch,
Jonathan Spencer, Jude Tiernan. Mais après tout, songea-t-elle,
pourquoi son père n’aurait-il pas les coordonnées de Tiernan ?
Ils avaient travaillé ensemble et même été amis, apparemment.
Elle parcourut le reste du calepin mais les autres
pages étaient vierges. Elle le reposa, puis s’empara du jeu de
cartes dans la mallette. Il s’agissait de cartes tout ce qu’il y
avait de plus ordinaires, sur lesquelles était imprimé au dos un
entrelacs de motifs bleu et blanc. Elle les déploya en éventail
pour les examiner l’une après l’autre. Elles étaient collantes,
salies à force d’avoir servi, mais tout à fait banales.
Tout en
pianotant sur la table basse devant elle, Harry s’absorba dans ses
pensées. Enfin, elle résolut d’inspecter de nouveau les vêtements
de son père. Elle fouilla toutes les poches de ses pantalons,
explora l’intérieur de ses chaussures et alla même jusqu’à déplier
les paires de chaussettes roulées. Sans le moindre succès. Avec
l’impression d’être une voleuse, elle palpait la doublure du blazer
bleu marine lorsque soudain, elle perçut un bruissement dans la
poche intérieure. Elle y découvrit une enveloppe blanche qui lui
était adressée ; celle-ci contenait une seule feuille,
également blanche, datée du jour même.
C’était une lettre de son père. Il avait dû la
rédiger après la visite qu’elle lui avait rendue dans la matinée…
Dès les premières lignes, Harry sentit sa gorge se nouer.
Mi queridísima
Harry,
Comme j’ai été heureux de te
voir, tout à l’heure, après une si longue séparation ! Il m’a
semblé que tout rentrait enfin dans l’ordre. Quoi qu’il en soit, tu
ne peux pas imaginer à quel point je suis fier de toi. Tu es
devenue une jeune femme tellement équilibrée, tellement brillante…
Je suis reconnaissant à ta mère pour la force dont elle a fait
preuve vis-à-vis de notre famille. Je n’ai pour ma part aucun
mérite.
Je sais que tu es venue me
trouver pour solliciter mon aide, et je sais aussi que je ne t’ai
pas donné la réponse que tu attendais. Pour autant, ne désespère
pas de moi, je t’en prie. Jamais je ne prendrais le risque de te
faire du mal, et je te promets d’essayer de ne pas te décevoir
encore une fois.
En attendant, tu as
peut-être trop tendance à mettre certaines personnes sur un
piédestal, Harry. Je t’aime très fort, mais je suis comme je suis.
Ne me juge pas trop sévèrement.
Tu papá que te
quiere
Harry caressa du pouce les derniers mots. Ton papa
qui t’aime… Une image de son pauvre corps meurtri allongé sur un
lit d’hôpital s’imposa à elle, lui serrant le cœur. Résolument, elle replia la lettre
avant de la glisser de nouveau dans l’enveloppe. Il avait sans
doute raison, à propos de cette tendance à mettre les gens sur un
piédestal. Durant toute son enfance, elle l’avait traité en héros,
et la chute avait été d’autant plus rude. S’apprêtait-elle à
commettre la même erreur vis-à-vis de Dillon ? A son
béguin d’adolescente pour lui venait aujourd’hui s’ajouter autre
chose. Mais quoi ? De l’amour ? Avec un soupir, elle
chassa la question de son esprit.
Dans l’immédiat, mieux valait se concentrer sur le
contenu du sac éparpillé devant elle.
Allez, papa, donne-moi un coup de main…
De nouveau, elle contempla le carnet d’adresses.
Des noms et des numéros de téléphone. Elle songea à la façon dont
son père avait géré son compte aux Bahamas : il avait faxé ses
instructions directement à la banque en utilisant un code ;
les retraits en liquide et autres transactions devaient se faire en
personne, après en avoir notifié l’établissement.
Ce nom de code apparaissait-il dans le carnet sous
la forme d’un patronyme quelconque, suivi du numéro de compte
présenté comme un numéro de téléphone ? C’était peu probable,
et pourtant Harry estima que la piste méritait d’être
creusée.
Avec son téléphone fixe, qui lui permettait de
dissimuler l’identifiant de l’appelant, Harry passa l’heure
suivante à composer tous les numéros répertoriés par son père.
Lorsqu’on décrochait, elle demandait aussitôt à parler à la
personne référencée dans le carnet, pour couper la communication
dès qu’elle obtenait un correspondant. Si elle en conçut quelques
scrupules au début, elle n’en eut plus aucun après le douzième coup
de fil. C’était sans doute ce qui permettait aux téléopérateurs de
tenir, se dit-elle : à force, ils en arrivaient à oublier
qu’il y avait un être humain à l’autre bout de la ligne.
Elle barrait les noms à mesure qu’elle essayait de
les joindre. Certains appels étaient transférés sur une messagerie,
d’autres sonnaient dans le vide. Harry composa même les numéros de Jonathan Spencer et de
Leon Ritch, pour tomber chaque fois sur un répondeur. Ne se sentant
toutefois pas le courage de faire celui de Jude Tiernan, elle se
borna à le comparer avec celui qui figurait sur sa carte de visite.
C’était bien le même. En tout cas, à aucun moment elle n’avait eu
de message comme quoi le numéro n’était pas attribué.
Songeuse, elle se laissa aller contre le dossier
du canapé. Bon, sa démarche n’était pas concluante. Rien ne
prouvait que le numéro de compte ne correspondait pas à un numéro
de téléphone valide… Ç’aurait cependant été une sacrée coïncidence,
et Harry ne croyait pas aux coïncidences.
Quand son regard se porta une nouvelle fois sur le
sac paternel, elle se demanda si elle n’était pas en train de
perdre son temps. Son père ne conservait peut-être pas
l’information sur lui, auquel cas elle pouvait se trouver n’importe
où… Machinalement, Harry récupéra le jeu de cartes et commença à
distribuer des mains de poker. Les cartes, grasses au toucher,
étaient écornées. Elle repensa à la clé de la maison de Sandymount
que son père avait gardée. S’il avait l’intention de passer là-bas
sa première nuit hors de prison, était-ce pour y récupérer certains
objets importants ? Elle ouvrit le flop et attrapa une paire
de dix avec ses cartes cachées. Non, se dit-elle. Sa mère avait
envoyé toutes les affaires de son mari à la Société
Saint-Vincent-de-Paul le lendemain du jour où il avait été
incarcéré ; il n’y avait plus aucun souvenir de lui dans le
pavillon. Elle retourna un neuf sur le tournant et un dix sur la
rivière, ce qui lui donnait un brelan de dix, puis rassembla les
cartes pour distribuer de nouveau. Autant s’en tenir au sac,
décida-t-elle. A ce stade, c’était tout ce qu’elle
avait.
Au même moment, la pensée des instructions que son
père avait faxées à la banque lui revint à l’esprit. Curieuse de
savoir quel était l’indicatif des Bahamas, elle délaissa le jeu de
cartes pour aller feuilleter l’annuaire dans le vestibule. Bon, pour obtenir les Bahamas, il
fallait composer le 1-242.
Harry fronça les sourcils. Ces chiffres lui
paraissaient vaguement familiers. Où avait-elle pu les voir ?
Elle retourna consulter le carnet d’adresses, dont elle passa
toutes les coordonnées en revue. Au terme d’une demi-heure de
recherche, elle n’avait cependant trouvé aucune trace de la
combinaison 1242.
Elle reprit les cartes pour les distribuer,
obtenant ainsi une paire de valets. Le flop ne lui permit pas
d’améliorer sa main, le tournant non plus, mais la rivière lui
donna un autre valet. Brelan de valets, une main gagnante.
Et dans la lettre de son père, y avait-il un
indice quelconque, un message qu’elle n’aurait pas vu ?
A peine Harry eut-elle évoqué cette éventualité qu’elle la
rejeta. Non, elle n’avait rien remarqué de particulier dans ces
quelques lignes. Elle rassembla une nouvelle fois les cartes pour
les distribuer puis regarda sa main cachée. Sept de trèfle, deux de
carreau. Par réflexe, elle se coucha et fit glisser les autres
cartes vers elle. Son père lui-même se serait couché avec un sept
et un deux dépareillés ; c’était la pire main d’ouverture du
Texas Hold ’Em, la seule qu’il refusait de jouer.
Soudain, alors qu’elle battait le jeu, ses doigts
se figèrent. Un sept et un deux dépareillés… Harry s’empara du
manuel de poker pour parcourir les notes griffonnées à l’intérieur.
Oui, c’était là. La deuxième main. 7t-2p. Sept de trèfle, deux de
pique. Pourquoi aurait-il joué une main pareille, allant à
l’encontre de ses principes ? Et pourquoi aurait-il pris la
peine d’en conserver la trace ?
Intriguée, elle étudia l’annotation de plus près.
Son père les inscrivait toutes de la même manière : d’abord
ses deux cartes, ensuite celles de son adversaire, et en face, les
cinq cartes communes. Dans ce cas précis, l’autre joueur avait une
paire de cinq, indiquée par le code 5t-5ca. Les cartes communes
donnaient à son adversaire un full au cinq : 9ca, 3t, 5p, 3c,
Vp.
Harry laissa
ses yeux s’attarder sur la succession de chiffres. Ce qui pouvait
ressembler à une banale main de poker ne lui apparaissait pas
du tout comme telle, car elle savait que son père ne l’aurait
jamais jouée. Cette note avait-elle une autre
signification ?
Cette question en tête, elle alla chercher un
stylo et un calepin, sur lequel elle recopia les chiffres.
7-2-5-5-9-3-5-3-V. Etait-il possible que son père ait enregistré
les références de son compte sous la forme d’une main de
poker ? Mais combien de chiffres comportaient les comptes aux
Bahamas ? Et pourquoi ce V ? Parce que là-bas, les
numéros de compte incluaient une lettre ?
En proie à une fébrilité grandissante, elle jeta
un coup d’œil à la main suivante inscrite sur la couverture. L’as
de son père ainsi que son deux de carreau avaient été battus par
une paire de quatre. Des deux et des quatre. Elle nota également
ces chiffres en attribuant à l’as la valeur du 1. Il y avait
trois joueurs dans cette main, aussi les chiffres étaient-ils plus
nombreux. 1-2 pour les cartes cachées de son père ;
4-2 pour celles du deuxième joueur ; 5-1 pour celles
du troisième. Suivaient les cartes communes : 3-8-4-6-9. Harry
observa longuement la liste ainsi obtenue :
1-2-4-2-5-1-3-8-4-6-9. La combinaison 1242 semblait vibrer sur la
page. Y avait-il une chance pour qu’elle ait reconstitué le numéro
de fax de la banque offshore choisie par son père ? se
demanda-t-elle, le cœur battant.
Il n’y avait qu’un moyen de le savoir. Sans
attendre, elle composa le double zéro de l’international, puis tapa
les onze chiffres marqués sur son calepin. Une série de déclics
résonna sur la ligne, juste avant qu’un sifflement strident ne lui
vrille le tympan. Un modem.
Elle coupa la communication d’une main tremblante.
Et maintenant ? Elle venait sans doute de tomber sur un fax,
mais à qui pouvait-il appartenir ? Après avoir réfléchi
quelques instants, elle composa de nouveau le numéro en remplaçant
le 9 final par un 8. Elle fut récompensée de son initiative par une
vraie sonnerie, sauf que personne ne décrocha. Elle réessaya aussitôt en optant pour un 7
à la fin. Puis elle consulta sa montre. Il était 20 h 05
en Irlande, donc 15 h 05 aux Bahamas. A cette heure,
il y avait forcément quelque part dans le bâtiment un être humain
installé devant son téléphone…
— Allô ?
Harry tressaillit au son de la voix féminine.
Cette étape-là, elle n’y avait pas encore réfléchi. Ses yeux se
posèrent sur le calepin devant elle. Elle s’humecta les lèvres puis
s’efforça d’adopter un ton professionnel.
— Bonjour, je vous appelle de la Papeterie
Centrale. Nous avons une commande à livrer dans votre service mais
notre fichier est incomplet. Pourriez-vous me confirmer votre
adresse, s’il vous plaît ?
— Bien sûr, pas de problème, répondit son
interlocutrice de son accent chantant. Service des investissements,
Rosenstock Bank and Trust, 322 Bay Street, Nassau.
Harry sentit sa bouche s’assécher.
— Parfait, merci. Oh, et pour le numéro de fax
qu’on m’a donné ? Le 5138469. C’est bien celui de la
comptabilité ? Il faut que j’envoie la facture, vous
comprenez…
— Une minute, je vérifie.
La femme à l’autre bout de la ligne ne se pressa
pas. Quand elle reprit enfin la communication, elle paraissait
perplexe.
— Non, c’est le fax personnel d’Owen Johnson, l’un
de nos chargés de clientèle.
Harry fronça les sourcils. Le nom lui disait
quelque chose.
— Attendez, je vais vous communiquer celui de la
comptabilité, poursuivit l’employée. C’est le 5138773.
Après l’avoir remerciée, Harry raccrocha, le
regard fixé sur les mots qu’elle venait de griffonner. Owen
Johnson. Ce n’était pas le banquier amateur de poker qui avait géré
l’argent de son père ; lui s’appelait Philippe Rousseau. Mais
n’avait-il pas eu une promotion ? C’est
un autre gestionnaire qui l’a remplacé. Un certain Owen, ou John,
quelque chose comme ça.
Owen
Johnson. Frémissante d’excitation, Harry entoura le nom au stylo.
Elle venait de trouver un moyen de joindre le gestionnaire du
compte de son père.
Durant quelques secondes, indécise, elle tapota
son stylo contre ses dents. Enfin, elle se rendit dans la petite
pièce qui lui servait de bureau et alluma son ordinateur. Il était
temps d’en savoir un peu plus sur la Rosenstock Bank and
Trust.