Au départ, Harry avait supposé que l’avertissement
d’Ethan au sujet des requins s’appliquait aux joueurs.
A présent, elle n’en était plus si sûre.
Dans la pièce devant elle, grande comme une salle
de concert, d’énormes lustres projetaient une lumière dorée sur au
moins trente ou quarante tables de poker. Mais l’élément le plus
spectaculaire était l’aquarium géant qui occupait deux pans de mur
adjacents et baignait les lieux d’une lueur bleutée presque
irréelle. Comme hypnotisée, Harry regarda un requin solitaire,
mesurant environ un mètre cinquante de long, nager dans sa
direction sans se presser. Lorsqu’il atteignit l’extrémité du
bassin, il heurta la paroi de verre de sa gueule pointue. Il
semblait fixer sur elle ses petits yeux éteints.
— Il ne vous voit pas, vous savez. Les requins
sont pratiquement myopes.
Elle tourna la tête, pour découvrir à côté d’elle
un homme élancé d’une cinquantaine d’années. Il portait un smoking
qui renforçait la distinction naturelle conférée par ses cheveux
gris et sa peau tannée.
— Philippe Rousseau, se présenta-t-il, la main
tendue.
Il avait des ongles impeccables, probablement
manucurés.
— Vous êtes la fille de Sal, je suppose. La
ressemblance est saisissante.
— On me l’a
déjà dit, oui, répliqua-t-elle en lui serrant la main. Je m’appelle
Harry. Désolée, j’ai utilisé le nom de mon père…
— … pour entrer, j’ai bien compris. Et j’avoue
être intrigué.
Rousseau possédait une belle voix de baryton à
laquelle ses inflexions caribéennes prêtaient un accent
raffiné.
— Alors, comment va votre père ?
Il assortit la question d’un regard si pénétrant
que Harry dut prendre sur elle pour ne pas baisser les yeux. Il
devait savoir que son ancien client avait été envoyé en prison mais
il semblait la mettre au défi de le révéler. Harry décida de jouer
le jeu, au moins pour un temps.
— Pas très bien. Il a eu un accident et il est à
l’hôpital.
— Navré de l’apprendre. Les routes sont devenues
tellement dangereuses, aujourd’hui…
Cette remarque piqua la curiosité de Harry, qui se
demanda jusqu’à quel point il était au courant de ce qui était
arrivé.
— Et que puis-je faire pour vous, ma chère
Harry ?
Elle hésita, déconcertée par l’emploi de son
prénom, qui lui procurait une étrange sensation de vulnérabilité.
Il lui paraissait tellement plus facile d’assumer le rôle de
Catalina Diego que de tenir le sien… Elle jeta un rapide coup d’œil
en direction des tables de poker, où le claquement des jetons et le
murmure feutré des conversations constituaient autant de repères
familiers. Après avoir pris une profonde inspiration, elle
sourit.
— J’aimerais jouer.
— Tiens donc, votre père vous aurait donc transmis
sa passion du jeu… Malheureusement, la cave est de cinquante mille
dollars.
— Ce n’est pas un problème.
Il la considéra durant quelques instants avant de
hocher la tête.
— Eh bien, voyons si vous êtes aussi douée que
votre père.
Tout en la
guidant parmi les tables de poker, Philippe Rousseau serra de
nombreuses mains au passage. Il connaissait apparemment tous les
joueurs par leur prénom et se comportait tel un hôte parfait.
Si le casino principal autorisait la tenue
décontractée, la tenue de soirée semblait exigée dans cette salle.
Au milieu des smokings, des cheveux lissés et des lunettes noires
de créateur, Harry ne pouvait que se féliciter d’avoir acheté sa
belle robe de soie ivoire.
Son chevalier servant la guida jusqu’à la table
bénéficiant de la meilleure vue sur l’aquarium. Juste avant d’y
arriver, il se tourna vers elle pour lui glisser à voix
basse :
— Désolé, mais je ne peux pas vous présenter.
Toutes ces personnes sont des relations d’affaires haut placées qui
préfèrent garder l’anonymat. Ici, il n’est pas question d’échanger
des anecdotes d’ordre privé.
Harry hocha la tête pour lui signifier qu’elle
comprenait. Elle ne ferait aucune allusion à son père. Dans un
premier temps, elle avait tout intérêt à coopérer.
Déjà, Rousseau lui tirait une chaise en face du
croupier et de l’aquarium. Au moment où Harry s’asseyait, elle vit
un banc de poissons bleu électrique se mouvoir à l’unisson dans
l’eau tel un régiment militaire pendant la parade. Le requin, lui,
avait disparu.
Quand elle retira de son sac le reste des billets
pour les placer sur le tapis vert, le jeune homme à sa gauche lui
décocha un grand sourire tout en survolant sa silhouette d’un
regard appréciateur.
— Ah, un adversaire comme je les aime, dit-il. Une
jolie femme…
Il n’avait sans doute guère plus d’une vingtaine
d’années. Avec ses cheveux hérissés et ses joues couvertes d’un
chaume blond, il ressemblait à un de ces beaux gosses qui se
trémoussaient dans les boys bands à la mode dix ans plus tôt. Harry
lui rendit son sourire puis jeta un coup d’œil aux autres joueurs
– deux femmes qui l’ignoraient ostensiblement.
Le croupier
poussa vers elle deux piles de jetons, des gris et des violets, en
échange de la somme qu’elle lui avait remise. Réservés aux grosses
parties, ils se distinguaient par leur forme ovale de ceux utilisés
aux tables publiques. Harry rassembla les gris dans une main. Ils
étaient plus lourds que les jetons ordinaires, plus agréables à
manipuler. Le mot « Atlantis » était inscrit en lettres
bleues sur leur surface nacrée, de même que leur valeur :
« 1 000 $ ». Les violets valaient chacun cinq
mille dollars.
Après avoir ajusté les poignets de sa chemise, le
croupier déploya un jeu de cartes sur le tapis. Puis il le
retourna, le brassa à plat sur la table, le mélangea, coupa et
commença à distribuer. Il s’agissait cette fois de la variante
Texas Hold ’Em dans sa version no-limit.
Rousseau s’était installé à la gauche du croupier,
près de l’aînée des deux femmes. Celle-ci, âgée d’une cinquantaine
d’années, ne cessait de lui décocher des sourires tout en dents.
Lorsqu’elle lui murmura quelque chose à l’oreille, il lui répondit
dans un français impeccable dont il se servait manifestement pour
entretenir l’illusion du flirt. Harry détourna les yeux. Sans doute
était-ce ainsi que son propre père usait autrefois de son charme
latin…
Elle souleva les coins de ses deux cartes cachées.
Six et neuf, de couleur différente. Sa voisine plaça une mise
d’ouverture de dix mille dollars. Elle était maigre comme un clou,
constata Harry en l’observant à la dérobée, et les profonds cernes
sombres sous ses yeux laissaient supposer qu’elle n’avait pas dormi
depuis une éternité. Harry se mordilla la lèvre. Jusque-là, elle
pensait ne pas participer aux premières mains pour se ménager la
possibilité d’étudier les autres joueurs, en particulier Philippe
Rousseau. S’il devait lui servir de complice à la Rosenstock, elle
avait besoin de s’assurer qu’il serait à même de remplir le rôle.
Et de lui fournir une bonne raison de la prendre au sérieux.
Six et neuf, de couleur différente… C’était
tentant – le genre de main d’ouverture qu’elle
affectionnait : pas
suffisamment importante pour lui attirer des ennuis, et pourtant
riche de possibilités. Elle suivit.
Beau Gosse saisit ses jetons et suivit lui aussi.
Les joueurs pressés avaient en général de bonnes mains, aussi Harry
lui attribua-t-elle une paire haute, peut-être des rois ou des
reines. Rousseau glissa à sa voisine de gauche quelques mots
français aux sonorités veloutées et prit son temps pour compter ses
jetons. Il en avait une pile impressionnante, au milieu de laquelle
Harry repéra des plaques rouges d’une valeur de dix mille dollars
chacune. Sans doute avait-il éliminé quelques joueurs malchanceux
avant qu’elle n’arrive…
Enfin, il jeta ses jetons sur la table pour
relancer, et la femme au sourire tout en dents se coucha. Le
croupier étala le flop : roi de trèfle, sept de carreau et
huit de cœur. Harry en eut la chair de poule. Elle avait un six, un
sept, un huit et un neuf. Tout ce qu’il lui fallait à présent,
c’était un cinq ou un dix pour former une quinte.
— Quel suspense, n’est-ce pas ? dit Rousseau
en souriant.
Elle soutint son regard. C’était à lui d’ouvrir la
mise. Toujours souriant, il plaça quinze mille dollars sur la
table. Harry était prête à parier qu’il détenait un autre roi,
peut-être aussi une petite carte pour former une paire avec le sept
ou le huit du flop. Quoi qu’il en soit, deux paires ne pouvaient
pas battre une quinte, et elle-même avait encore deux chances d’en
obtenir une. La maigrichonne colla, les yeux écarquillés et le
regard fixe tandis qu’elle se délestait de ses jetons. Il ne lui
restait plus que quelques milliers de dollars.
Une ombre bleu indigo venait d’apparaître dans
l’aquarium derrière le croupier. Le requin était de retour et
longeait la paroi vitrée. Il se pencha soudain sur le côté,
révélant la peau blanche de son ventre. Harry détourna les yeux et
s’obligea à compter jusqu’à cinq. Puis elle colla.
Cette fois, Beau Gosse se montra beaucoup moins
pressé. Peut-être sa paire haute ne lui semblait-elle plus si
prometteuse, finalement… Il se passa une main sur la bouche avant de pousser ses jetons
dans le pot. Il y avait désormais plus de cent mille dollars sur la
table.
Le croupier dévoila le tournant. Dix de pique.
Harry frémit ; elle la tenait, sa quinte. Elle s’efforça de
conserver un air impassible, sans pour autant se figer. Il n’y
avait rien de tel, pour trahir une main gagnante, que de retenir
son souffle.
— Eh bien, eh bien, dit soudain Rousseau en la
couvant d’un regard pénétrant. Je me demande si quelqu’un n’aurait
pas une quinte…
Il se pencha en avant, les coudes sur la table,
les mains jointes devant lui. Ses ongles blancs brillaient sous la
lumière. Il demeura ainsi un long moment, les yeux rivés sur Harry
qui en vint à regretter de ne pas avoir de lunettes noires.
— Votre père aurait essayé de bluffer une quinte,
déclara-t-il enfin. Tel père telle fille, peut-être ?
— Peut-être, ou peut-être pas, répondit Harry en
haussant les épaules.
D’un geste assuré, et sans que son expression
révèle rien, il forma deux piles de dix plaques violettes qu’il
poussa devant lui. Vingt mille dollars.
La maigrichonne plaqua ses doigts sur sa bouche,
sans doute pour empêcher ses lèvres de trembler. Enfin, elle secoua
la tête et se coucha.
Harry soupçonnait toujours Philippe Rousseau
d’avoir un roi dans sa main, plus une petite carte pour former une
autre paire. Elle réunit ses jetons puis effleura le tapis vert
pour se porter chance – une superstition héritée de son père.
Rousseau fronça les sourcils comme s’il reconnaissait le geste et
avait appris à s’en méfier.
— Tapis, lança-t-elle en plaçant les plaques
devant elle.
Un silence s’ensuivit pendant que le croupier
comptait les jetons.
— Vingt-cinq mille.
Lorsqu’un hoquet de stupeur résonna derrière elle,
Harry se rendit compte qu’ils avaient attiré une petite foule de
spectateurs. Avec une moue de dégoût, Beau Gosse jeta sur la table ses cartes cachées avant de
s’adosser à sa chaise. C’était maintenant au tour de
Rousseau.
— Tapis sur votre première main… observa Rousseau,
un sourcil arqué.
Il ne souriait plus.
— Vous avez du cran, ma chère.
Le requin évoluait toujours derrière la vitre,
comme s’il ne voulait rien perdre de la scène. Son corps fuselé
fendait l’eau, pareil à l’ombre de la mort.
— Soit vous êtes rusée, soit vous êtes imprudente,
poursuivit Rousseau. Votre père, lui, était plutôt du genre
imprudent.
— Son imprudence, il l’a payée au prix fort,
souligna-t-elle. Peut-être aussi celle des autres,
d’ailleurs.
Sans la quitter des yeux, Rousseau
ajouta :
— Il jouait de manière trop agressive, en prenant
trop de risques.
— Alors que vous préférez laisser les autres les
prendre à votre place ?
Il plissa les yeux. Harry demeura imperturbable.
« Méfie-toi toujours des signes révélateurs, chez toi comme
chez les autres », lui avait appris son père. Tout en
s’abstenant de se mordiller la lèvre, elle se pencha en avant et
croisa les bras.
— Je suis, dit-il enfin.
Le pot se montait désormais à plus de cent
cinquante mille dollars. Le croupier attendit que les deux joueurs
dévoilent leurs cartes cachées. Lorsque Harry révéla son six et son
neuf, elle vit Rousseau pincer les lèvres.
— Donc, vous ne bluffiez pas, finalement,
murmura-t-il.
Il s’assouplit les doigts avant de retourner ses
propres cartes. Une paire de rois en main.
Un murmure s’éleva à la table de derrière alors
que chacun tentait d’imaginer le scénario. Le roi sur le board
donnait à Rousseau un brelan. Pour le moment, la quinte de Harry
était toujours la plus forte, mais tout pouvait encore changer avec la rivière : un
quatrième roi serait capable de la battre, de même qu’un full si
son adversaire formait une paire avec le sept, le huit ou le
dix.
Cette fois, renonçant à sa façade imperturbable,
Harry retint ostensiblement sa respiration. Enfin, le croupier
retourna la rivière. En voyant son vieux copain, le valet de
carreau, Harry se détendit. Elle avait remporté la main.
Consciente des chuchotements parmi les curieux
derrière eux, elle se tourna vers Philippe Rousseau. Les poings
serrés, il redressa la tête.
— Quand vous êtes arrivée, j’ai d’abord cru que
vous étiez exactement comme votre père, dit-il. Mais je me
trompais…
Il semblait vouloir la river à son siège sous le
feu de son regard.
— Vous n’êtes pas venue uniquement pour jouer au
poker, n’est-ce pas ?