— Combien y avait-il dans cette
valise ?
Sans répondre, Harry détacha son regard de celui,
impassible, de l’inspecteur Lynne. Tous deux étaient assis sur la
pelouse à l’arrière de la maison. A quelques dizaines de
mètres, les flammes continuaient d’engloutir le labyrinthe malgré
les efforts des pompiers qui déversaient des trombes d’eau sur les
haies en feu.
Elle laissa le silence se prolonger. Le policier
aussi. Depuis près d’une demi-heure, il usait de cette tactique
avec elle, espérant sans doute qu’elle lui livrerait certaines
informations en se mettant à bavarder pour combler les
blancs.
Cette fois, il fut le premier à reprendre la
parole.
— On finira par le découvrir, vous savez… Les gars
de la scientifique font de vrais miracles.
Harry l’observa durant quelques instants, notant
la silhouette élancée, le costume strict et la cravate étroite. Il
offrait une apparence soignée, quoique légèrement étriquée.
— Quelle importance pour vous ? finit-elle
par demander.
— L’enquête sur l’affaire Sorohan est toujours en
cours. Personne n’a jamais retrouvé l’argent.
Il l’étudia comme si elle était un échiquier sur
lequel il devait avancer ses pions.
— Et j’ai bien l’intention de mettre la main
dessus.
Les yeux
fermés, Harry hocha la tête. Elle se sentait comme anesthésiée.
L’image de Dillon plongeant dans l’hélicoptère embrasé avec un
hurlement de rage et de douleur lui revint soudain en mémoire, et
elle crispa les doigts sur une touffe d’herbe. La chaleur du
brasier lui parvenait, de même que l’odeur âcre de la fumée.
Quand elle rouvrit les yeux, Lynne avait disparu.
Déconcertée, elle fronça les sourcils. Décidément, ce fichu
policier se déplaçait comme un chat ! Un instant plus tard,
Jude accrochait son regard et venait s’asseoir à côté d’elle. Il
avait le bras en écharpe et les brûlures sur ses joues avaient été
enduites de pommade. En séchant, le sang de sa blessure à l’épaule
avait raidi le tissu de sa chemise.
— Ça va ? murmura-t-il.
Elle acquiesça en se mordillant la lèvre. Durant
quelques instants, tous deux demeurèrent silencieux. Le sol près du
labyrinthe paraissait détrempé, et des haies elles-mêmes ne
subsistaient plus que quelques branchages enchevêtrés. L’incendie
était maîtrisé et le site transformé en bourbier noirâtre.
— Quand je vous ai vu à l’aéroport, j’ai pris peur
et je me suis enfuie, avoua enfin Harry.
— Je m’en suis aperçu.
— Comment saviez-vous que j’y serais ?
— Votre ami la journaliste m’a téléphoné ce
matin.
— Ruth Woods ?
— C’est ça. Elle a essayé de vous joindre toute la
journée d’hier, sans résultat. Pour finir, elle s’est adressée à
moi.
Harry se concentra sur la journée de la veille en
tenant compte du décalage horaire. Elle hocha la tête en se
remémorant les appels qu’elle avait manqués alors qu’elle se
préparait pour son rendez-vous avec Owen Johnson.
— Elle voulait voir Leon Ritch, expliqua Jude. Il
est mort avant qu’elle ait pu lui parler, mais elle a trouvé chez
lui un dossier qu’il avait lui-même constitué. Entre autres choses, il avait découvert que
Dillon travaillait chez JX Warner à la même époque que le
Prophète.
— Ça ne prouve rien. Vous aussi, vous étiez en
poste chez JX Warner.
— Ce n’est pas tout, répliqua Jude. Leon était au
courant de l’existence du frère de Dillon. Il avait même des photos
montrant le rôle joué par cet homme dans l’accident de votre
père.
Il la regarda droit dans les yeux.
— Désolé.
Elle baissa la tête.
— Bref, Ruth Woods a rassemblé toutes les pièces
du puzzle, poursuivit-il. Ce qu’auraient sans doute également fait
les policiers s’ils avaient pu consulter ce fameux dossier.
— Comment ça ?
— Eh bien, elle l’a gardé pour elle. Histoire de
pouvoir publier un scoop, j’imagine. Si elle l’avait confié aux
autorités, Dillon aurait pu être arrêté dès hier.
De la main, il indiqua le labyrinthe.
— Et rien de tout ça ne serait arrivé.
Harry suivit la direction de son regard. Une
demi-douzaine de policiers revêtus de combinaisons de protection
sillonnaient le labyrinthe, guidés par un inspecteur posté sur la
plate-forme d’observation. L’un des hommes était chargé de
plusieurs grands sacs noirs. Jude dut le voir lui aussi car il
murmura :
— Des housses mortuaires…
Le cœur serré, Harry ferma brièvement les
yeux.
— Vous vouliez m’avertir, c’est ça ?
reprit-elle.
— Je n’avais pas le choix. Votre copine
journaliste s’est mise aux abonnés absents, sans doute pour rédiger
son article. Je lui ai laissé je ne sais combien de messages, même
de l’aéroport. Elle n’a pas répondu.
Harry l’observa en songeant à sa peur de voler en
plein brouillard.
— Merci, Jude.
— Il n’a jamais pu supporter l’échec, même au
lycée, reprit-il soudain. Dillon, je veux dire. Il fallait toujours
qu’il soit le premier partout.
Incapable de parler, Harry étudia ses mains.
Jude s’éclaircit la gorge.
— Finalement, vous avez réussi à retrouver
l’argent de l’opération Sorohan…
Harry jeta un coup d’œil en direction des hommes
dans le labyrinthe.
— Je n’en ai pas parlé à la police. J’ai affirmé
que cet argent n’existait pas.
— Mais…
— Pourquoi le leur dire maintenant ? Dans
quel but ? Les mettre au courant ne ferait qu’aggraver la
situation de mon père.
Jude fronça les sourcils tout en contemplant les
restes carbonisés du labyrinthe.
— Combien y avait-il ? demanda-t-il à voix
basse.
— Quinze millions d’euros.
Il émit un petit sifflement. Harry songea à
l’austérité des murs d’Arbour Hill, à tous ces détenus dont l’âme
était tourmentée. Elle se remémora la démarche légère de son père
au moment de laisser derrière lui la prison sinistre. Peut-être
avait-elle eu tort de mentir ainsi à la police mais en aucun cas
elle ne voulait le renvoyer là-bas. Avec un peu de chance, se
dit-elle, les hommes de la police scientifique ne trouveraient rien
de concluant parmi les décombres…
Elle n’aurait cependant pas dû se soucier autant
de protéger les intérêts de son père. Quelques semaines plus tard,
les médecins appelèrent pour la prévenir qu’il risquait de
mourir.