Lorsque Harry descendit de l’avion, à l’aéroport
de Nassau, la chaleur l’enveloppa comme une couverture. Elle prit
un taxi à la sortie du terminal en espérant un peu avoir de nouveau
affaire à Ethan. Ce n’était cependant pas lui qui conduisait.
Installée sur la banquette arrière, elle se laissa
bercer par le vrombissement du moteur et le reggae soporifique
diffusé par l’autoradio. Derrière la vitre, le paysage déclinait
toutes sortes de nuances de rouge et d’orange. Deux mois plus tôt,
elle était venue pour vider un compte bancaire. Aujourd’hui, son
voyage avait un but complètement différent.
Après s’être laborieusement frayé un passage au
milieu des véhicules qui encombraient Bay Street, le taxi se
dirigea vers le pont de Paradise Island. Des nuées de mouettes
tournoyaient au-dessus des yachts blancs fuselés amarrés le long
des quais. Harry baissa sa vitre. Sous le pont, les étals de
marchands regorgeaient de poissons, de bananes et d’ananas. Elle
inspira une bonne bouffée d’air iodé, surprise du plaisir qu’elle
éprouvait à retrouver ces lieux.
Le taxi la déposa devant l’Atlantis Resort, où
elle s’offrit une chambre luxueuse. En comparaison, le Nassau Sands
tenait de l’auberge de jeunesse… Après s’être rafraîchie, elle prit
sa mallette pour descendre dans la rotonde centrale, dont elle fit
le tour pour rejoindre l’entrée du casino.
Il y avait
foule à l’intérieur, même en plein après-midi. A la rumeur des
conversations se mêlaient le crépitement des machines à trier les
jetons et le bourdonnement des boules d’acier de la roulette. Des
serveuses circulaient de groupe en groupe pour proposer des
boissons gratuites mais Harry savait que les vrais joueurs ne
buvaient que du café.
Résolument, elle contourna les tables de jeu en
direction du fond de la salle, où se dressait un guichet occupé par
une femme d’une cinquantaine d’années qui échangeait des dollars
contre des jetons. Harry plaça sa mallette près d’elle, sur une
console, et fit la queue derrière un homme coiffé d’un stetson.
Pour tromper l’attente, elle observa la table de jeu la plus
proche.
Une partie de poker était en cours, qui
n’impliquait plus que deux joueurs : un homme à la bouche
pincée qui arborait un costume strict et un jeune Italien aux yeux
dissimulés par des lunettes de soleil. Le board montrait une paire
d’as et le trois de trèfle. En voyant les épaules du jeune Italien
raidies par la tension, Harry devina qu’il ne détenait pas de
troisième as.
De la main, elle effleura une griffure sur le
vinyle noir de la mallette paternelle. Le coup de pied rageur de
Dillon y avait laissé sa marque, mais sinon elle était toujours
intacte.
Harry pressa les serrures rouillées puis souleva
le couvercle pour jeter un coup d’œil au contenu. Huit colonnes de
jetons étaient insérées dans les sillons de la doublure de
feutrine. Les deux tiers étaient écarlates, les autres dorés et
bleu saphir. Harry sortit deux des jetons écarlates qu’elle fit
tourner entre ses doigts en admirant leurs reflets nacrés. Plus
gros que les jetons en plastique vendus au départ avec la mallette,
ils comportaient le nom du casino ainsi que le chiffre
correspondant à leur valeur. Ceux-là valaient cent mille
dollars.
Lors de son premier séjour, après avoir quitté la
Rosenstock avec la valise confiée par Owen Johnson, elle était
rentrée à l’hôtel pour réfléchir. Puis elle s’était rendue au casino Atlantis. Philippe
Rousseau avait commencé par s’emporter lorsqu’elle lui avait
expliqué son plan, mais dans la mesure où elle détenait toujours la
preuve de ses malversations, il avait bien été obligé de céder. Il
s’était donc porté garant de Harry auprès du directeur, qui avait
accepté sans problème de convertir une bonne partie du liquide en
plaques et jetons. Comme l’Atlantis n’en possédait pas
suffisamment, Rousseau avait sollicité la collaboration de deux
autres casinos. Ceux-ci s’étaient empressés d’accéder à sa
requête.
Quand une exclamation de stupeur s’éleva derrière
elle, Harry tourna la tête. Le croupier à la table de poker venait
de révéler le tournant : encore un trois. Le board montrait
désormais une paire d’as et une paire de trois. L’Italien se tenait
la tête à deux mains mais l’homme en costume était aussi immobile
qu’un lézard au soleil. Harry lui attribua un full à trois
as.
L’homme au stetson se rapprocha du guichet. Harry
avança de quelques pas, les plaques toujours dans la paume. Dès
qu’elle avait vu les liasses de billets, elle avait su qu’elle en
garderait une partie. Des images de son père – les mains
tendues vers elle au parloir, gisant sur son lit d’hôpital –
avaient défilé dans son esprit, et elle s’était dit qu’elle devait
lui offrir une bonne raison de s’accrocher à la vie.
Alors, elle avait converti sept millions et demi
d’euros en jetons qu’elle avait entreposés dans la mallette
paternelle. Elle avait ensuite garni le fond de la valise noire
remise par la Rosenstock de ramettes de papier prises à l’hôtel, et
disposé par-dessus cinq couches de liasses de billets, soit un
million et demi d’euros par couche. Elle était persuadée que le
Prophète voudrait ouvrir la valise à un moment ou à un autre et que
la présence des coupures lui permettrait au moins de gagner du
temps. De fait, ces billets lui avaient sauvé la vie…
Alors qu’elle regardait les jetons dans sa main,
Harry sentit la tristesse l’envahir. Elle ne voulait pas de cet
argent. Elle pensait jusque-là le rendre à son père, mais à quoi pourrait-il lui servir
désormais ? Sans compter que tous ces millions ne suffiraient
jamais à combler le vide qu’il risquait de laisser derrière
lui.
L’homme au stetson s’écarta et Harry s’approcha de
la femme derrière son guichet tout en se remémorant le sermon de
Jude sur l’éthique de la profession et ses affirmations selon
lesquelles le délit d’initié anéantit toute confiance en l’équité
du marché. Elle-même était revenue à Nassau pour changer ses jetons
contre des espèces en vue de les remettre à la répression des
fraudes. C’était ce qu’il fallait faire. Ce que Jude aurait
fait.
Quand la femme en face d’elle tapota son stylo en
signe d’impatience, Harry se mordilla la lèvre. Pourquoi
devrait-elle se soucier de l’équité du marché ? De toute
façon, les investisseurs ne seraient jamais récompensés, même si
elle rendait l’argent. D’ailleurs, qui sait où il
finirait ?
Avec un soupir, elle reporta son attention sur la
femme du guichet. Celle-ci regardait fixement les joueurs.
— Tapis.
Harry se retourna. L’Italien venait de pousser
tout son stock de jetons au milieu de la table. Parmi eux se
dressait une haute pile de plaques écarlates. Harry retint son
souffle. Les joueurs retournèrent leurs cartes, suscitant une vague
de murmures parmi les spectateurs. L’Italien se redressa, ôta ses
lunettes de soleil et se mit à arpenter l’espace derrière sa
chaise. L’homme en costume avala une gorgée d’eau minérale.
Harry tendit le cou pour tenter d’apercevoir les
cartes. Elle s’était trompée à propos du full, constata-t-elle.
L’homme en costume avait désormais un carré d’as. Une main
quasiment imbattable. L’Italien avait le deux et le quatre de
trèfle. Harry passa mentalement en revue les différentes
combinaisons. Vu que l’as et le trois de trèfle étaient déjà sur la
table, il n’était plus qu’à une carte de la quinte flush – la
seule main susceptible de lui rapporter la victoire.
Consciente
des picotements qui lui parcouraient la nuque, Harry fit un pas
vers la table. L’Italien cessa ses allées et venues pour agripper
le dossier de sa chaise. Le croupier retourna la rivière. Le
silence se prolongea quelques secondes. Harry se haussa sur la
pointe des pieds pour essayer de voir la carte. En vain. Soudain,
une clameur monta de la foule et l’Italien leva le poing en
poussant un cri de joie. Il se tourna ensuite vers les spectateurs
les plus proches pour les étreindre avant d’aller serrer la main de
son adversaire. Quand elle découvrit le cinq de trèfle sur la
table, Harry ne put réprimer un petit sourire.
Après tout, l’existence est
plus drôle quand on s’autorise à foncer de temps en temps,
non ? Le souvenir des paroles paternelles précipita les
battements de son cœur. Lentement, elle rangea les jetons dans la
mallette, qu’elle referma avant de reporter son attention sur la
femme du guichet.
— Désolée, j’ai changé d’avis, dit-elle.
Sans plus tarder, elle se dirigea vers la chaise
précédemment occupée par l’homme en costume. Une fois assise, elle
sourit à l’Italien puis effleura le tapis pour se porter chance.
Enfin, elle ouvrit la mallette de son père et la posa sur la
table.