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Cameron savait bien qu’il avait du mal à se fondre dans la masse. Essentiellement à cause de ses cheveux. « Presque albinos », lui avait dit un jour une fille alors qu’il prenait possession de son corps décharné. Plus tard, il avait refermé les doigts sur sa gorge et serré de toutes ses forces jusqu’à ce qu’elle cesse de bouger.
Il baissa son bonnet de laine noire sur ses sourcils avant de consulter sa montre. On lui avait demandé d’attendre encore une heure, mais s’il continuait à traîner dans le coin, quelqu’un allait finir par le remarquer…
Jusque-là, jamais il n’avait mis les pieds à l’International Financial Services Centre. Pour lui, c’était avant tout le lieu où les riches devenaient encore plus riches. Il se souvenait encore du quartier avant son réaménagement, à l’époque où il n’était occupé que par les quais de l’ancienne Custom House. Il le préférait tel qu’il était alors, avec ses immenses entrepôts anonymes édifiés sur des étendues désolées. Aujourd’hui, transformé en ville à l’intérieur de la ville, il accueillait les banques du monde entier.
Durant quelques instants, Cameron contempla les hautes tours en face de lui, présentant toutes les mêmes façades vitrées vertes qui scintillaient au soleil. Pour un peu, on se serait cru dans la Cité d’émeraude de ce foutu magicien d’Oz.
Il s’appuya contre la barrière métallique érigée en bordure de George’s Dock. Autrefois, c’était un vrai quai, imprégné par l’odeur du goudron et du poisson. Depuis, on y avait aménagé un lac ornemental dans lequel se déversaient cinq jets d’eau. Malgré le bruit assourdissant, c’était l’endroit idéal pour observer l’immeuble d’en face.
Cameron se redressa en apercevant une jeune femme qui émergeait de la porte tambour. Elle correspondait à la description de la fille Martinez : un mètre soixante, mince, cheveux noirs bouclés, visage en forme de cœur… Elle serrait une sacoche noire sur laquelle il distingua un logo gris argent. Oui, aucun doute, c’était bien elle. Elle lui rappelait la serveuse espagnole qu’il avait draguée l’année précédente à Madrid. A la pensée de ce qu’il lui avait fait, il sentit son sexe durcir.
Lorsqu’elle s’éloigna, il lui emboîta le pas. Il était tard en ce vendredi après-midi, et les trottoirs grouillaient de monde. Cameron s’arrangea néanmoins pour ne pas la perdre de vue, tout en s’efforçant de mémoriser les détails de sa silhouette.
Il avait reçu ses instructions par téléphone, l’estomac noué au son de la voix de son interlocuteur – une voix familière qui lui avait déjà donné des ordres à d’innombrables reprises. Il se disait chaque fois qu’il le faisait pour l’argent mais il savait bien qu’il y avait plus ; l’accélération de son rythme cardiaque lors de cette conversation n’était que trop révélatrice de son excitation à la perspective d’une traque imminente.
Devant lui, la fille avançait comme si elle pilotait une auto tamponneuse, bousculant allègrement les autres piétons sans paraître les voir. Quand elle quitta l’enceinte de l’IFSC pour s’engager dans les rues de la ville, il pressa l’allure afin de ne pas se laisser distancer.
« Même méthode que la dernière fois ? » avait-il demandé à son commanditaire un peu plus tôt, tout en se délectant des souvenirs qui lui venaient à l’esprit : le brusque crissement des pneus, l’odeur du caoutchouc brûlé, le froissement des tôles et le craquement odieux des os qui se brisent… La voix l’avait cependant tiré de ses pensées.
« Pas encore. Pour le moment, je veux juste qu’on lui fasse peur. » Comme s’il sentait la déception de Cameron, l’homme avait aussitôt ajouté : « Un peu de patience. La prochaine fois, tu pourras l’éliminer. »
La prochaine fois. Cameron ravala un flot de salive en se rapprochant de la brune. Pourquoi fallait-il toujours qu’il obéisse aux ordres ? S’il se contentait d’intimider sa cible, il prendrait beaucoup de risques pour pas grand-chose. Or il avait besoin d’action, et il en avait besoin maintenant.
La fille marchait de plus en plus vite, l’obligeant à allonger sa foulée pour ne pas creuser l’écart entre eux. Une première occasion allait se présenter bientôt, il le savait : une vingtaine de mètres plus loin, ils atteindraient le grand carrefour près de la sculpture de la Flamme éternelle, où, au mépris de toute prudence, les voitures fonçaient toujours en passant devant la Custom House.
Mais, brusquement, il vit la brune s’immobiliser puis se retourner. Elle le regarda droit dans les yeux avant de se diriger vers lui. Qu’est-ce qu’elle fabriquait, bon sang ? Elle ne pouvait pas l’avoir repéré… Comme si de rien n’était, il continua d’avancer.
Quand elle le croisa, ses seins lui frôlèrent le bras et il perçut sa chaleur.
— Pardon, murmura-t-elle sans lever la tête, avant de poursuivre son chemin.
Il s’humecta les lèvres en la regardant s’éloigner.
Elle avait parcouru une dizaine de mètres lorsqu’il se remit en marche. Elle retournait vers la rivière. A sa suite, Cameron traversa le pont et bifurqua à gauche pour longer le quai pavé, où il fut assailli par la puanteur des algues pourries qui s’accrochaient aux parois de pierre telle une frange de cheveux gras.
Lorsque la brune emprunta une ruelle étroite bordée de petits cottages et d’immeubles crasseux, il la laissa prendre de l’avance. Il se sentait trop exposé dans cet endroit peu fréquenté. Aussi garda-t-il ses distances jusqu’à ce que lui parvienne de nouveau la rumeur de la circulation. Ils approchaient maintenant de l’intersection avec Pearse Street, une artère particulièrement animée qui desservait le centre-ville.
Quelques instants plus tard, la fille se mêlait aux piétons massés sur le trottoir au niveau du feu, et il se glissa derrière elle.
Une vieille femme en imperméable s’interposa soudain devant lui. Chargée d’un sac en plastique rempli de vieilles chaussures de tennis, elle dégageait une odeur de pissotière. Cameron l’écarta d’un coup de coude pour avoir le champ libre. Il pouvait désormais voir le logo sur la sacoche de la brune : le mot DefCon y était imprimé en lettres argentées, et à l’intérieur de la lettre « O » figuraient en noir une tête de mort ainsi que deux tibias entrecroisés.
Ni le nom ni le dessin ne lui disaient rien. Et, de toute façon, il s’en fichait.
Il reporta son attention sur les voitures et les motos qui filaient dans Pearse Street. Au moment où le feu passait à l’orange, un camion rouge déboula à toute allure, talonné de près par une BMW noire dont le conducteur fit rugir le moteur, manifestement déterminé à tenter sa chance lui aussi.
Cameron sentit des picotements sur son cuir chevelu. Il leva la main.
Maintenant !
Au même instant, des doigts se refermèrent sur son bras.
— Vous avez vu à quelle vitesse ils roulent ? Faudrait les enfermer, ces types-là !
L’air indigné, la vieille clocharde lui souffla au visage une bouffée de son haleine empestant la piquette.
La BMW s’éloignait déjà. Au signal sonore émis par le feu de circulation, les piétons envahirent la chaussée.
Cameron foudroya du regard la créature pitoyable qui l’avait privé de son moment de jouissance. Surprise, elle écarquilla ses yeux larmoyants avant de reculer d’un pas. Il s’élança dans la rue en scrutant la foule.
La brune avait disparu.
Il se fraya un chemin à travers la cohue en tendant le cou pour tenter de l’apercevoir. Au bout de quelques secondes, il s’immobilisa, les ongles enfoncés dans les paumes, pour observer les flots de banlieusards qui se pressaient autour de lui tels des rats. Ils affluaient de toutes parts mais convergeaient en masse vers l’ouverture béante sur sa gauche.
Un sourire naquit sur les lèvres de Cameron, qui desserra les doigts. Bien sûr : Pearse Station.
L’endroit idéal.
Il se précipita vers la foule bloquant l’entrée de la gare puis inspecta les alentours. La fille était là, forcément… Le grondement des trains au-dessus de sa tête résonnait dans l’air poussiéreux où flottaient des relents de sueur. Enfin, il repéra la brune de l’autre côté des barrières métalliques. Elle avait pris l’escalator de la ligne sud.
Cameron jeta un coup d’œil à la file d’attente. Il y avait au moins dix personnes devant lui, dont aucune ne semblait avancer. Il pourrait toujours sauter par-dessus les barrières, bien sûr, mais il risquait d’attirer l’attention sur lui. Alors, comment faire pour rejoindre la fille avant qu’elle monte dans le train ?
Les paupières plissées, il examina plus attentivement les barrières – toutes des tourniquets automatiques sauf la dernière de la rangée. Les passagers la franchissaient sous le regard d’un quinquagénaire en uniforme bleu, qui vérifiait environ un ticket sur deux.
C’était sa seule chance, songea Cameron.
Il eut tôt fait de repérer deux étudiants japonais qui se dirigeaient vers le contrôleur. Le plus grand avait déplié un plan de Dublin qu’il tenait à bout de bras, comme s’il lisait le journal. Cameron se glissa furtivement derrière eux. Les deux jeunes s’arrêtèrent devant l’homme en bleu et bataillèrent avec leur carte tout en cherchant leur ticket. Cameron en profita pour se faufiler discrètement de l’autre côté.
Là, il se rua vers l’escalator de la ligne sud. Parvenu au sommet, il retint son souffle.
La gare était immense, pareille à un hangar d’aérodrome. Des passagers s’alignaient de part et d’autre des rails, la tête tournée vers les ouvertures à chaque extrémité.
La fille se trouvait au bord du quai, à environ vingt mètres sur sa gauche. Il relâcha son souffle, et une onde de chaleur familière se propagea en lui. Il la savoura.
Lentement, il louvoya parmi les groupes pour se rapprocher d’elle. Ce faisant, il avisa le tableau d’affichage lumineux qui indiquait le temps restant avant l’arrivée du train suivant.
Deux minutes.
Il progressait toujours vers la brune. Autour de lui, les banlieusards emplissaient tout l’espace. Cameron avança encore pour que personne ne puisse s’interposer entre lui et la fille.
Il se tenait tout près d’elle, à présent. Au point de pouvoir la toucher. Sentir son parfum. Il prit une profonde inspiration et décela sa propre odeur âcre mêlée aux effluves fleuris qui émanaient d’elle. Comme il aurait aimé se plaquer contre elle, là, tout de suite… Il songea à ce qu’il lui murmurerait juste avant de la pousser dans le vide.
Un souffle d’air parcourut la gare. Les rails vibraient légèrement. Un petit rongeur les traversa à toute vitesse.
Cameron consulta le tableau d’affichage. Encore une minute. Il leva la main.
Ce n’était plus qu’une question de secondes.