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— C’est bien ce qu’il a dit, tu en es sûre ?
Harry frissonna et secoua la tête.
— Je ne suis plus sûre de rien.
Les yeux fermés, elle s’efforça de trouver une position plus confortable sur le siège de la voiture de Dillon en espérant ne pas trop salir les garnitures. Son tailleur était maculé de poussière et de traînées noirâtres, comme si elle l’avait récupéré dans une benne à ordures, et elle devinait son visage à peu près dans le même état. Tout son corps lui faisait mal. Quant à son genou droit, il avait enflé jusqu’à atteindre la taille d’un pamplemousse.
Elle souleva les paupières pour couler un bref regard en direction de Dillon qui conduisait la Lexus. Machinalement, elle nota une fois de plus le nez fin et droit, les cheveux d’un noir d’ébène et la silhouette athlétique.
— Bon, reprends tout depuis le début, lui enjoignit-il. Essaie de te souvenir de ses paroles.
— En fait, il… il chuchotait. Il avait une voix rauque, râpeuse.
Les lèvres pincées, Dillon tourna la tête vers elle.
— D’accord. Qu’est-ce qu’il a chuchoté ?
— Je n’en suis pas certaine mais c’était quelque chose comme : « L’argent de l’opération Sorohan, rends-le au cercle. »
— Qu’est-ce que c’est que ce charabia ?
Sans répondre, Harry haussa les épaules puis examina ses paumes écorchées par les cailloux du ballast.
— Il n’a rien ajouté ? insista Dillon.
— Il n’en a pas vraiment eu le temps, répliqua-t-elle d’un ton plus vif qu’elle ne l’aurait voulu. Je tombais, tu te rappelles ?
— Bon sang, je ne peux pas croire qu’on ait essayé de te pousser sous un train !
— J’ai du mal à le croire aussi. Et les flics n’ont pas eu l’air convaincus non plus.
Un jeune agent à la pomme d’Adam proéminente était venu l’interroger à la gare. Enveloppée dans une couverture rugueuse, Harry lui avait tout raconté entre deux gorgées du thé chaud sucré qu’on lui avait apporté. Tout, sauf les mots qu’elle avait cru distinguer avant sa chute. Dans un premier temps, elle avait besoin de réfléchir à leur signification. Lorsque Dillon avait téléphoné et insisté pour venir la chercher, elle n’avait pas protesté, trop heureuse pour une fois de laisser quelqu’un d’autre s’occuper de tout.
Alors qu’il faisait une embardée pour éviter un cycliste, Harry fut saisie d’un brusque haut-le-cœur. Jusque-là, le trajet n’avait pas été de tout repos : Dillon ne cessait d’alterner les accélérations soudaines et les coups de frein brutaux. Encore un peu, et il allait la rendre malade…
Elle travaillait pour lui depuis quelques mois seulement. Il l’avait débauchée l’été précédent, déployant pour la convaincre de quitter la société informatique où elle était employée cette énergie formidable dont il faisait preuve en toutes circonstances. C’était la seconde fois que leurs chemins se croisaient en seize ans. Lors de leur première rencontre, Harry venait de fêter son treizième anniversaire.
Il y avait si longtemps, lui semblait-il ! Elle se cala de nouveau la nuque contre l’appuie-tête en se rappelant l’adolescente qu’elle était alors, toujours à cran, coincée dans une sorte de double vie… Mais au fond, avait-elle beaucoup changé ?
Elle avait compris très jeune qu’il lui faudrait une échappatoire pour supporter les tensions familiales. Alors elle avait décidé de mener de front deux existences : celle de la fille qu’elle surnommait Harry la Sérieuse, dont la mère ouvrait le courrier et lisait le journal intime, et dont le père n’était pas à la maison suffisamment souvent pour constituer un allié fiable ; et l’autre sous le pseudonyme de Pirata, une insomniaque qui, assise la nuit devant son ordinateur, sillonnait le cyberespace underground, un univers où elle se sentait à la fois puissante et respectée.
Cette époque-là remontait à la fin des années quatre-vingt, avant l’essor d’Internet. Pirata passait son temps à établir des connexions modem sur des BBS et des centres de messagerie électronique où les passionnés partageaient des idées et des outils de hacking. A onze ans, elle était capable de pénétrer dans pratiquement n’importe quel système. Elle y faisait de brèves intrusions sans jamais rien modifier ni causer de dégâts. Mais à treize ans elle avait résolu d’explorer un niveau supérieur.
Harry se souviendrait toujours du soir où elle avait franchi l’étape décisive. Dans sa chambre sombre ne brillait que la lueur verte de son écran. Il était deux heures du matin et elle avait lancé un war-dialer, de sorte que son ordinateur composait en continu des numéros de téléphone à la recherche de celui qui lui permettrait d’établir une connexion. Elle-même, pelotonnée sur son siège, les genoux remontés contre la poitrine, écoutait le bourdonnement du modem en activité. Elle savait que ses parents ne risquaient pas de surgir à l’improviste ; ils étaient trop préoccupés par leurs problèmes pour lui prêter attention.
Soudain, elle avait eu un résultat, signalé par les modulations caractéristiques des modems qui entrent en contact. Un autre ordinateur, quelque part, lui avait répondu. Elle s’était redressée pour presser quelques touches sur son clavier, puis elle avait tapé Entrée. Presque aussitôt, elle avait reçu un message qui l’avait amenée à plaquer une main sur sa bouche.

 

AVERTISSEMENT ! Vous venez de pénétrer dans le système informatique de la Bourse de Dublin. Tout accès non autorisé est passible de poursuites.

 

Harry avait ramené ses pieds sous elle en se mordillant la lèvre. Jusque-là, le réseau le plus prestigieux qu’elle avait réussi à forcer était celui d’University College, à Dublin. Il ne bénéficiait d’aucune protection particulière dans la mesure où il n’abritait pas de données confidentielles. La Bourse, en revanche, devait fourmiller d’informations sensibles… Mais, au lieu d’opter pour la prudence et de se déconnecter, Harry avait posé les pieds par terre et rapproché son siège du clavier.
Elle avait compris, en voyant l’invite de commande « nom d’utilisateur », que le système d’exploitation était VMS. C’était à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle : d’un côté, il existait bien des façons de franchir les barrières de sécurité VMS une fois qu’elle serait connectée ; de l’autre, se connecter sans nom d’utilisateur ni mot de passe valide n’allait pas être facile. Et pour ne rien arranger, la liaison serait interrompue au bout de trois tentatives.
Ses doigts s’étaient immobilisés au-dessus des touches pendant qu’elle réfléchissait à des noms d’utilisateur et des mots de passe probables. Pour commencer, mieux valait s’en tenir à l’évidence. Elle avait tapé : « système ». Quand s’était matérialisée l’invite de commande « mot de passe », elle avait tapé « manager » et pressé Entrée. Aussitôt, l’invite « nom d’utilisateur » avait reparu sur son écran, la mettant au défi de faire une nouvelle tentative.
Essai numéro un.
La fois suivante, elle avait essayé « système » et « opérateur ».
Essai numéro deux.
Il ne lui restait plus qu’une chance. Elle s’était assoupli les doigts tout en faisant défiler dans sa tête la liste des mots de passe qui lui avaient déjà servi : « syslib », « sysmaint », « opérateur »… Tous étaient potentiellement valides, sans pour autant comporter la moindre garantie de succès. Jusqu’au nom d’utilisateur, « système », qui n’était peut-être pas le bon.
Puis une autre possibilité lui était venue à l’esprit, qu’elle avait aussitôt écartée en secouant la tête. Non, aucune chance. En même temps, c’était tellement improbable qu’elle avait décidé quand même de tenter le coup. Elle avait tapé le nom d’utilisateur « invité », laissé vide l’espace pour le mot de passe, puis pressé la touche Entrée. Un message s’était alors affiché sur l’écran :

 

Bienvenue sur le serveur VAX de la Bourse de Dublin.

 

Et comme si elle n’attendait plus que ses instructions, l’invite VMS $ si convoitée clignotait sur la ligne suivante. La connexion était établie.
Un sourire s’était épanoui sur le visage de Harry. Les administrateurs créaient parfois un compte « Invité » destiné aux utilisateurs nouveaux ou occasionnels, mais cette pratique était hautement périlleuse. Au fond, s’était-elle dit, la plus grande faiblesse d’un système informatique était avant tout liée à la négligence de son administrateur.
Après avoir retroussé les manches de son pyjama, elle avait commencé à pianoter sur son clavier, contournant les barrières de sécurité les unes après les autres, s’enfonçant toujours plus profondément dans le système. Chaque fois que l’autre ordinateur répondait à l’une de ses commandes, elle se trémoussait de joie sur son siège.
Enfin, ayant réussi à s’introduire dans un serveur de base de données, elle avait levé un pouce triomphal devant l’écran. Super ! Les bases de données regorgeaient d’informations intéressantes. Tout excitée, Harry avait parcouru les fichiers mais ceux-ci concernaient apparemment des transactions financières dont les détails lui passaient au-dessus de la tête. Puis elle avait déniché une liste d’acronymes vaguement familiers : CHF, DEM, HKD… C’était seulement en découvrant les initiales ESP, le code de la peseta espagnole, qu’elle avait compris ce qu’elle regardait : les symboles monétaires étrangers. Elle avait dû pénétrer dans les archives du commerce des devises étrangères.
Alors qu’elle examinait les données, elle avait soudain été frappée par l’importance des sommes mentionnées. Elles comportaient tellement de zéros… ! Peu à peu, Harry avait senti grandir en elle l’envie irrépressible de laisser sa marque, une trace de son passage. Quel mal pouvait-il y avoir à cela ? Incapable de résister à la tentation, elle avait fini par ajouter deux zéros à certaines des opérations financières les plus modestes.
Puis elle était sortie du système et, après avoir coupé sa connexion modem, elle avait grimpé dans son lit. Sauf qu’elle n’avait pas pu fermer l’œil cette nuit-là ; consciente d’avoir franchi la frontière de l’univers des chapeaux noirs, elle se demandait si son intrusion aurait des conséquences.
Elle n’avait pas eu à attendre longtemps pour connaître la réponse. Ayant découvert une brèche dans son système de sécurité, la Bourse avait aussitôt fait appel aux services d’un consultant indépendant pour en identifier la cause. L’expert en question était un jeune diplômé de vingt et un ans spécialisé dans les problèmes de sécurité de logiciels. Il ne lui avait fallu qu’une semaine pour remonter jusqu’à Harry.
Il s’appelait Dillon Fitzroy.