19.
Les écrivains de cinéma avaient pris leur journée ou décidé de manifester ailleurs. Arrivés à Archway Pictures, nous franchîmes le contrôle de sécurité sans les délais de la veille. Que Nina Albrecht nous précède dans sa voiture aida beaucoup à nous ouvrir la voie.
Il était tard et le studio se vidait pour la journée. Patrick réussit à trouver une place juste devant le bungalow d'Elliot. Il était tout excité parce qu'il n'avait jamais vu l'intérieur d'un studio de cinéma. Je lui dis qu'il avait toute liberté de regarder où il voulait, mais qu'il devait toujours avoir son portable à proximité car je ne savais pas trop combien de temps allait durer ce rendez-vous et j'avais besoin d'être à l'heure pour prendre ma fille.
Je suivis Nina et lui demandai s'il n'y avait pas un endroit autre que son bureau où retrouver Elliot. Je lui précisai que j'avais des tas de papiers à étaler et que la table où nous nous étions assis la veille était trop petite. Elle me répondit qu'elle allait me conduire à la salle du conseil de direction et que je pouvais m'y installer pendant qu'elle irait chercher son patron. Je lui dis que ça m'allait parfaitement. De fait, je n'avais aucun document à étaler nulle part. Je voulais simplement retrouver Elliot dans un endroit plus neutre. En m'asseyant en face de lui à sa table de travail, je lui laissais le commandement des opérations. Cela m'était apparu clairement lors de notre première rencontre. Elliot avait une forte personnalité. Et j'avais besoin d'être le patron jusqu'à la fin du procès.
La salle était grande et s'ornait de douze fauteuils en cuir répartis autour de la table ovale en bois poli. Un projecteur au plafond et, sur le mur opposé, un grand coffre d'où tombait l'écran. Sur les autres murs se trouvaient des photos encadrées sorties de films tournés au studio. Ceux qui avaient rapporté de l'argent, sans doute.
Je m'installai et sortis les dossiers de l'affaire de mon sac.
Vingt-cinq minutes plus tard, j'étais en train de consulter les pièces de l'accusation lorsque, la porte s'ouvrant, Walter Elliot entra enfin dans la salle. Je ne me donnai pas la peine de me lever ou de lui tendre la main. Je fis de mon mieux pour avoir l'air agacé et lui désignai un fauteuil en face de moi.
Nina entra derrière lui pour nous demander si nous avions besoin de rafraîchissements.
– Non, rien, Nina, lui répondis-je avant qu'Elliot ait le temps de réagir. Ça ira très bien comme ça et il faut qu'on commence.
On vous fera savoir s'il y a besoin de quoi que ce soit.
Elle parut un instant décontenancée par ces ordres qui lui venaient de quelqu'un d'autre que son patron. Elle se tourna vers lui pour avoir confirmation, il se contenta de hocher la tête. Elle nous quitta et referma les doubles portes derrière elle. Elliot s'assit dans le fauteuil que je lui avais indiqué.
Je le regardai longuement par-dessus la table avant de parler.
– Je ne vous comprends pas, Walter, lui lançai-je enfin.
– Que voulez-vous dire ? Qu'est-ce qu'il y a à comprendre ?
– Eh bien, pour commencer, vous passez beaucoup de votre temps à protester de votre innocence, mais pour moi, vous ne prenez rien de tout ça très au sérieux.
– Vous vous trompez.
– Vraiment ? Vous comprenez bien que si vous perdez ce procès, vous allez droit en prison, n'est-ce pas ? Et ce coup-là, il n'y aura pas de libération sous caution pour un double meurtre lorsque vous interjetterez appel. Que le verdict soit contre vous et dans l'instant vous vous retrouverez menotté en plein prétoire et emmené.
Il se pencha quelques centimètres en avant pour me répondre à nouveau.
– Je sais très exactement où j'en suis. Et donc, ne me dites pas que je ne prends pas les choses au sérieux, s'il vous plaît.
– D'accord. Faisons donc en sorte d'être à l'heure aux réunions qu'on fixe. Il y a beaucoup de terrain à couvrir et pas beaucoup de temps pour le faire. Je sais que vous avez un studio à diriger, mais ce n'est plus la priorité. Pendant les quinze jours à venir, vous n'en aurez plus qu'une : cette affaire.
Ce coup-là, il me regarda longuement avant de répondre.
C'était peut-être la première fois de sa vie qu'il se faisait engueuler pour avoir été en retard, la première fois aussi sans doute qu'on lui disait ce qu'il fallait faire. Pour finir, il acquiesça d'un signe de tête.
– Très bien, dit-il.
Je lui renvoyai son hochement de tête. Nos positions étaient maintenant parfaitement claires. Nous nous trouvions certes dans la salle du conseil de son studio, mais maintenant le chien alpha, c'était moi. Son avenir en dépendait.
– Bien, dis-je. La première chose que j'ai besoin de vous demander est de me dire si nous parlons en privé.
– Bien sûr que oui.
– Peut-être, mais ce n'était pas le cas hier. Il est assez clair que Nina a mis tout votre bureau sur écoute. Ce qui est peut-être bien pour vos réunions de cinéma, mais ne l'est pas du tout lorsque c'est de votre affaire qu'on parle. Votre avocat, c'est moi, et il est hors de question que quiconque écoute nos discussions.
Personne. Nina n'a aucun privilège de ce côté-là. Elle pourrait être sommée de témoigner à la barre et contre vous. De fait, je ne serais pas étonné qu'elle termine sur la liste des témoins à charge.
Il se renversa dans son fauteuil rembourré et leva la figure vers le plafond.
– Nina, dit-il, vous coupez la ligne. Si j'ai besoin de quoi que ce soit, je vous appellerai au téléphone.
Il me regarda et ouvrit grand les mains. D'un signe de tête, je lui signifiai que j'étais satisfait.
– Merci, Walter, dis-je. Et maintenant, on se met au travail.
– D'abord, une question.
– Je vous en prie.
– Est-ce la réunion où je vous dis que je n'ai pas fait ce dont on m'accuse et où vous, vous me répondez que ça n'a aucune importance de savoir si je l'ai fait ou pas ?
J'acquiesçai de la tête.
– Que vous ayez tué ou pas n'a aucun intérêt, Walter. Ce qui importe, c'est ce que le procureur peut prouver au-delà de tout doute raisonna...
– Non ! s'écria-t-il en abattant la paume de sa main sur la table.
On aurait dit un coup de feu. Je tressaillis, mais espérai n'en avoir rien montré.
– J'en ai assez de ces conneries juridiques ! reprit-il. J'en ai marre que ça n'ait aucune importance que j'aie tué ou pas, que la seule chose qui compte, ce soit ce que l'accusation va pouvoir prouver contre moi. De l'importance, ça en a ! Vous ne voyez donc pas ? C'est très important. J'ai besoin qu'on me croie, bordel ! J'ai besoin que vous, vous me croyiez. Je me fous des éléments de preuve qui vont contre moi. Ces crimes, je ne les ai pas commis ! Vous m'entendez ? Vous me croyez ? Si mon propre avocat ne me croit pas ou s'en tape, je n'ai aucune chance de l'emporter.
J'étais sûr que Nina allait débarquer au galop pour voir si tout allait bien. Je me renversai dans mon fauteuil rembourré et attendis qu'elle arrive et qu'Elliot en ait fini pour de bon.
Comme prévu, une des portes s'ouvrit et Nina fut à deux doigts d'entrer dans la salle. Mais Elliot la congédia d'un geste de la main et lui ordonna durement de ne pas nous déranger. La porte se referma et Elliot me regarda dans les yeux. Je levai la main en l'air pour l'empêcher de parler. C'était à mon tour de le faire.
– Walter, lui dis-je calmement, pour moi, il y a deux choses essentielles. Un, je veux comprendre ce que manigance l'accusation et deux, je veux être sûr de pouvoir lui bousiller son système d'attaque.
Je tapotai le dossier du bout du doigt.
– Pour l'instant, repris-je, je comprends son système. Rien que du basique. Le procureur pense tenir le mobile et la possibilité de passer à l'acte.
« Commençons par le mobile. Votre épouse a une liaison et ça vous met en colère. Et il n'y a pas que ça. Il y a aussi que le contrat de mariage signé il y a douze ans est acquis et que la seule façon que vous aviez de vous débarrasser d'elle sans avoir à tout partager était de la tuer.
« Et maintenant la possibilité de passer à l'acte. L'accusation sait l'heure à laquelle votre voiture a franchi le contrôle pour sortir d'Archway ce matin-là. Le parcours a été vérifié et chronométré plusieurs fois : pour le procureur, vous n'auriez eu aucune difficulté à vous trouver à la maison de Malibu à l'heure où se sont produits les meurtres. Voilà pour la possibilité de passage à l'acte.
« Ce qu'espère l'accusation, c'est que ces deux choses suffiront à convaincre le jury et à emporter la décision, alors même que les preuves à charge sont très minces et tout ce qu'il y a de plus indirectes.
Mon boulot consistera donc à trouver le moyen de faire comprendre aux jurés que s'il y a beaucoup de fumée, il n'y a pas vraiment de feu. Et si j'y arrive, vous sortirez libre. »
– Il n'empêche : je veux toujours savoir si vous me croyez innocent.
Je souris et hochai la tête.
– Walter, je vous le dis et vous le répète : ça n'a aucune importance.
– Pour moi, ça en a. D'une façon ou d'une autre, j'ai besoin de savoir.
Je cédai et levai la main en signe de reddition.
– Bon, d'accord, je vais vous dire ce que je pense, Walter. J'ai examiné le dossier dans tous les sens. J'ai lu tout ce qu'il y a là-dedans au moins deux fois, et les fondamentaux, je les ai relus trois fois. Je suis aussi passé à la maison où ces événements malheureux se sont produits et j'y ai étudié la géométrie des meurtres. Tout ça, je l'ai fait et je vois vraiment la possibilité que vous soyez innocent de ce qui vous est reproché. Cela signifie-t-il que moi, je vous croie innocent ? Non, Walter. Je suis désolé, mais ce travail, je le fais depuis trop longtemps et la réalité m'oblige à dire que je n'ai guère vu de clients innocents. Bref, le mieux que je puisse vous dire, c'est que je ne sais pas. Si ça ne vous suffit pas, je suis sûr que vous n'aurez aucun mal à trouver un avocat qui vous dira exactement ce que vous voulez entendre et ce, qu'il le croie ou pas.
Je me renversai dans mon fauteuil en attendant sa réponse. Il croisa les mains sur la table devant lui en digérant mes paroles et finit par hocher la tête.
– Bien, dit-il. Il faut croire que je ne peux pas demander mieux.
J'essayai de souffler sans qu'il s'en aperçoive. J'avais toujours l'affaire. Pour l'instant.
– Mais vous savez ce que je crois, Walter ?
– Non, qu'est-ce que vous croyez ?
– Que vous me cachez des trucs.
– Que je vous cache... De quoi parlez-vous ?
– Il y a quelque chose que j'ignore dans cette affaire et vous me le cachez.
– Je ne vois pas de quoi vous voulez parler.
– Vous avez un peu trop confiance, Walter. Tout se passe comme si vous saviez que vous allez sortir libre.
– Mais c'est ce qui va se passer ! Je vais sortir libre. Parce que je suis innocent.
– Être innocent ne suffit pas. Des innocents qui sont condamnés, il y en a et tout le monde le sait. C'est même pour ça que je n'ai jamais rencontré un innocent qui n'ait pas la trouille. La trouille que le système ne fonctionne pas comme il faut, qu'il soit effectivement fait pour trouver coupables les coupables, mais pas pour trouver innocents les gens qui le sont. C'est ça qui vous manque, Walter. Vous n'avez pas la trouille.
– Je ne vois vraiment pas de quoi vous parlez. Pourquoi devrais-je avoir la trouille ?
Je le dévisageai par-dessus la table et tentai de lire dans ses pensées. Je savais que mon instinct ne me trompait pas. Il y avait quelque chose que j'ignorais, quelque chose que j'avais loupé dans le dossier ou que Vincent avait eu en tête mais n'avait pas consigné par écrit. Et ça, Elliot n'était pas encore prêt à m'en parler.
Cela dit, pour l'instant, ça ne posait pas de problème. Il y a des moments où l'on n'a aucune envie de savoir ce que sait le client parce que dès que la fumée commence à sortir de la bouteille, il n'y a plus moyen de l'y faire rentrer.
– Bien, dis-je. On en reparlera plus tard. En attendant, mettons-nous au boulot.
Et sans attendre sa réponse, j'ouvris le dossier de la défense et consultai les notes que j'avais portées sur le rabat.
– Je pense que nous sommes prêts en termes de témoins et de stratégie de l'accusation. Ce que je ne trouve pas dans le dossier, c'est une stratégie solide pour votre défense.
– Que voulez-vous dire ? Jerry m'avait dit que nous étions prêts.
– Eh bien non, peut-être pas, Walter. Je sais que c'est quelque chose que vous n'avez pas envie de voir ou d'entendre, mais voilà ce que j'ai trouvé dans le dossier.
Je lui glissai un document de deux pages en travers de la table au plateau en bois poli. Il y jeta un coup d'oeil, mais pas vraiment plus.
– Qu'est-ce que c'est ?
– Une requête d'ajournement. Jerry l'avait rédigée, mais ne l'avait pas envoyée. Il me paraît clair qu'il voulait ajourner le procès. Le code de la requête indique qu'il l'a imprimée lundi... quelques heures à peine avant d'être assassiné.
Walter hocha la tête et repoussa le document en travers de la table.
– Non, ça, nous en avions parlé ensemble et il avait fini par tomber d'accord avec moi pour commencer à la date prévue.
– Et c'était lundi ?
– Lundi, oui. La dernière fois que je lui ai parlé.
Je hochai la tête à mon tour. Cela répondait à une de mes interrogations. Vincent gardait la trace de ses facturations dans chacun de ses dossiers clients, et dans celui d'Elliot j'avais remarqué qu'il lui avait facturé une heure le jour même de sa mort.
– Cet entretien a-t-il eu lieu à son cabinet ou à votre bureau ?
– Ça s'est passé par téléphone. Lundi après-midi. Il avait laissé un message un peu plus tôt et je l'ai rappelé. Nina peut vous trouver l'heure exacte si vous en avez besoin.
– Il a marqué à 3 heures. Et il vous a parlé d'ajourner ?
– C'est exact, mais je lui ai répété qu'on ne repoussait pas.
Vincent lui avait facturé une heure. Je me demandai combien de temps ils s'étaient bagarrés sur la question.
– Pourquoi voulait-il un ajournement ?
– Il voulait simplement un peu plus de temps pour se préparer, et peut-être aussi pour gonfler la note. Je lui ai dit que nous étions prêts, comme je vous le dis maintenant. Nous sommes prêts !
J'eus une manière de petit rire et hochai la tête.
– Le problème, c'est que l'avocat, ce n'est pas vous, Walter. Et c'est ça que j'essaie de vous dire : dans ce dossier, je ne vois pas grand-chose en termes de stratégie de la défense. Et je pense que c'est pour ça que Jerry voulait repousser le procès. Il n'avait pas de quoi y aller.
– Non, ceux qui n'ont pas de quoi y aller, ce sont ceux d'en face.
Je commençais à me lasser de ce type et de l'insistance qu'il mettait à prendre le commandement des opérations juridiques.
– Laissez-moi donc vous expliquer comment ça marche, lui dis-je d'un ton las. Et je vous demande de m'excuser si vous le savez déjà. Nous allons avoir affaire à une procédure en deux temps, d'accord ? C'est le procureur qui commence et présente ses arguments. Et là, nous avons la possibilité de l'attaquer au fur et à mesure qu'il parle. Après, c'est à nous d'y aller, et c'est là que nous présentons nos preuves et exposons une autre théorie du meurtre.
– D'accord.
– Et moi, ce que je peux vous dire après avoir examiné le dossier de Jerry Vincent, c'est qu'il comptait plus sur le dossier de l'accusation que sur celui de la défense. Il y a...
– Comment ça ?
– Ce que je suis en train de vous dire, c'est qu'il s'est entièrement calé sur le côté accusation. Il a des contre-témoins et des plans d'interrogatoire en contre pour tout ce que l'accusation va mettre en avant. Mais côté défense, il me manque des trucs. Nous n'avons ni alibi, ni suspects possibles, ni théorie différente, rien.
Au moins dans le dossier. Et c'est ça que ça veut dire quand je vous affirme que nous n'avons rien. Jerry vous a-t-il jamais dit comment il pensait présenter la défense ?
– Non. Cette discussion, nous allions l'avoir quand il s'est fait tuer. Il m'a dit qu'il était en train de tout élaborer : il avait l'argument miracle et moins j'en savais, mieux ça valait. Il avait promis de tout me dire quand nous serions plus près du procès, mais il ne l'a jamais fait. Il n'en a jamais eu la possibilité.
Je connaissais le terme. L'argument miracle est celui qui non seulement évite la prison au client, mais lui permet aussi de rentrer à la maison. C'est le témoin ou la preuve qu'on a dans sa poche et qui va faire tomber toutes les autres preuves tels des dominos ou qui va coller, et aussi fermement que définitivement, un doute raisonnable dans l'esprit de tous les jurés. Sauf que si Vincent l'avait, il ne l'avait pas noté dans son dossier. Sans même parler du fait que s'il l'avait eu, pourquoi aurait-il encore parlé de repousser le lundi précédent ?
– Et vous n'avez aucune idée de ce que pourrait être cet argument miracle ? demandai-je à Elliot.
– Non, c'est juste ce qu'il m'a dit. Il m'a dit qu'il avait trouvé quelque chose qui allait couler complètement l'accusation.
– Sauf que ça n'a aucun sens si lundi dernier il parlait d'ajourner.
Elliot haussa les épaules.
– Je vous l'ai dit : il voulait juste un peu plus de temps pour être prêt. Probablement aussi pour me demander plus de fric.
Mais moi, je lui ai dit que quand on fait un film, on arrête une date et que, quoi qu'il arrive, le film doit sortir ce jour-là. Bref, je lui ai dit qu'on ne repoussait pas la date du procès.
Je hochai la tête en réentendant son mantra. Mais j'avais l'esprit ailleurs : je pensais à l'ordinateur portable de Vincent qui avait disparu. Était-ce là que se trouvait son argument miracle ?
Avait-il sauvegardé sa stratégie dans son disque dur et oublié d'en faire une copie papier ? Cet argument miracle était-il la raison de son assassinat ? Sa découverte était-elle si sensible ou dangereuse que quelqu'un l'avait tué pour ça ?
Je décidai de passer à autre chose avec Elliot maintenant que je l'avais devant moi.
– OK, Walter, dis-je, cet argument miracle, je ne l'ai pas. Mais si Jerry l'a trouvé, je dois pouvoir le trouver moi aussi. Et je le trouverai.
Je consultai ma montre et tentai de ne pas montrer que j'étais un rien troublé de ne pas savoir ce qui constituait assurément l'élément clé de l'affaire.
– Bien, repris-je, parlons un peu de l'hypothèse différente.
– Ce qui voudrait dire ?
– Que le procureur a sa théorie et que nous devrions avoir la nôtre. Celle du procureur est que vous êtes contrarié par l'infidélité de votre épouse et par ce que ça va vous coûter de divorcer d'avec elle. Vous allez donc à Malibu et vous la tuez avec son amant. Après quoi, vous vous débarrassez de l'arme du crime d'une façon ou d'une autre... en la cachant ou en la jetant dans l'océan... et ensuite vous appelez le 911 et déclarez avoir découvert les assassinats. C'est là une théorie qui donne à l'accusation tout ce dont elle a besoin. À savoir le mobile et la possibilité de faire le coup. Sauf que, pour l'étayer, l'accusation n'a que les RP et presque rien d'autre.
– Les RP ?
– Les résidus de poudre. L'accusation est à base de présomptions, et il n'y en a pas beaucoup, et c'est sur ces restes de poudre que repose, et fermement, leur théorie.
– J'ai testé positif, mais c'est faux ! s'écria-t-il avec force. Je n'ai jamais fait feu avec quoi que ce soit. Et Jerry m'a dit qu'il allait faire venir l'expert le plus qualifié du pays pour foutre ça en l'air.
Une nana de John Jay, à New York. Elle dira que les procédures suivies par ce labo étaient aussi douteuses que peu précises, bref, que cela conduisait à des tests faussement positifs.
J'acquiesçai d'un signe de tête. La ferveur avec laquelle il niait me plaisait. Cela pourrait être utile si jamais il témoignait.
– Oui, le docteur Arslanian... il est toujours prévu qu'elle vienne, dis-je. Mais ça ne constitue pas un argument miracle, Walter. L'accusation nous renverra la balle avec un contre-expert qui dira exactement le contraire... à savoir que ce laboratoire est bien géré et qu'on y a suivi toutes les procédures requises. Au mieux, l'histoire des résidus de poudre passera à l'as. Et l'accusation continuera de compter fortement sur le mobile et l'occasion.
– Quel mobile ? Je l'aimais et n'étais même pas au courant pour Rilz. Je le prenais pour un pédé.
Je levai les mains pour lui dire de ralentir.
– Écoutez, Walter, rendez-vous un service et ne l'appelez pas comme ça. Ni à la cour ni ailleurs. Si à un moment donné, il convient de parler de son orientation sexuelle, dites qu'il était gay. D'accord ?
– D'accord.
– Bien. L'accusation va tout simplement dire que vous saviez que Johan Rilz était l'amant de votre femme et fera défiler témoignages et preuves à charge comme quoi un divorce rendu nécessaire par l'infidélité de votre épouse vous aurait coûté un minimum de cent millions de dollars, voire pouvait réduire votre contrôle sur le studio. L'accusation fout ça dans le crâne des jurés et ils se disent que ça vous fait un sacré mobile d'assassinat.
– Et c'est rien que des conneries.
– Et moi, je pourrai trouer tout ça sans problème au procès.
Beaucoup de leurs preuves à charge peuvent être transformées en preuves à décharge. Ça va être un numéro de danse, Walter. Et on va s'échanger des gnons. On va essayer d'égarer et de détruire, mais en fin de compte l'accusation nous assènera plus de coups que nous ne pourrons en parer. Bref, on aura le dessous et c'est pour ça qu'il est toujours bon que la défense ait une autre théorie à proposer. On donne aux jurés une autre explication plausible au meurtre de ces deux personnes. On met le client à l'abri des soupçons et on les fait peser sur quelqu'un d'autre.
– Comme le manchot dans « Le Fugitif » ?
Je hochai la tête.
– Non, pas tout à fait, dis-je.
Je me rappelai le film et la série télévisée qui l'avait précédé.
Dans les deux, il y avait effectivement un manchot. Mais c'était d'un écran de fumée que je parlais, d'une théorie différente concoctée par la défense parce que je ne marchais pas dans le baratin « Je suis innocent » qu'Elliot n'arrêtait pas de me servir... enfin, pas encore.
Il y eut comme un bourdonnement et Elliot sortit son portable de sa poche et regarda l'écran.
– Walter, nous avons du travail à faire, lui dis-je.
Il ne prit pas l'appel et rangea son portable à contrecœur.
J'enchaînai.
– Bien. Pendant la phase accusatoire, nous allons nous servir de l'interrogatoire en contre pour rendre quelque chose extrêmement clair dans l'esprit des jurés. À savoir qu'à partir du moment où le test des RP est revenu positif, vous...
– Faussement positif !
– Comme vous voulez. Ce qu'il faut comprendre, c'est qu'à partir du moment où l'accusation a cru avoir la preuve que vous aviez fait feu récemment, il n'était plus possible de dire ce qui s'était vraiment passé. De très large, l'enquête s'est réduite à une chose : vous. Elle est passée de ce qu'on appelle une enquête tous azimuts à une enquête uniquement centrée sur vous. D'où cette conclusion : l'accusation a omis bien des choses. Pour ne prendre qu'un exemple : le fait que Rilz ne soit dans ce pays que depuis quatre ans. Pas un seul enquêteur n'a été envoyé en Allemagne pour se renseigner sur son passé et voir s'il n'aurait pas eu des ennemis qui auraient voulu sa mort. Et ce n'est qu'un point parmi d'autres. L'accusation n'a pas non plus sérieusement enquêté sur ce qu'il a fait à Los Angeles. Et il s'agit là d'un homme qui pouvait entrer dans les maisons et les vies de quelques-unes des femmes les plus riches de cette ville. Je m'excuse de la brutalité de mon propos, mais... ce type baisait-il d'autres femmes mariées ou seulement votre épouse ? Y a-t-il d'autres hommes importants et puissants qu'il aurait pu mettre en colère ou êtes-vous le seul ?
Il ne répondit pas à mes questions grossières. Je les lui avais posées de cette façon pour voir si elles allaient l'énerver ou susciter une réaction qui aurait contredit l'amour qu'il disait avoir pour sa femme. Mais il n'eut aucune réaction, ni dans un sens ni dans un autre.
– Vous voyez où je veux en venir, Walter ? C'est sur vous seul et ce, presque dès le début, que l'enquête s'est concentrée. Et quand ce sera à la défense d'y aller, l'attention, ce sera sur Rilz qu'on va la faire porter. C'est comme ça qu'on va semer le doute dans les esprits comme plants de maïs dans un champ.
Il hocha la tête d'un air méditatif en regardant son reflet dans le poli de la table.
– Il n'en reste pas moins que ça ne peut pas être l'argument miracle dont Jerry vous a parlé. Et s'attaquer à Rilz comporte des dangers.
Il leva la tête vers moi.
– Parce que le procureur sait très bien que c'est là que le bât blessait quand ses enquêteurs lui ont exposé leur argumentation.
Et il a eu cinq mois pour prévoir que nous pourrions attaquer dans cette direction et s'il est bon, et je suis sûr qu'il l'est, il s'y est préparé.
– Mais ça n'apparaîtrait pas dans le dossier qu'ils ont dû nous donner aux termes de la loi ?
– Ça ne se passe pas toujours comme ça. Il y a tout un art dans la manière de rédiger le dossier d'enquête qu'on doit donner à la partie adverse. Les trois quarts du temps, c'est ce qui ne s'y trouve pas qui est important et c'est à ça qu'il faut faire attention. Jeffrey Golantz est un pro averti. Il sait exactement ce qu'il est obligé de mettre dans le dossier et tout ce qu'il peut très bien garder pour lui.
– Vous le connaissez ? Vous avez déjà plaidé contre lui ?
– Non, je ne le connais pas et je n'ai jamais plaidé contre lui.
Mais sa réputation, oui, je la connais. Il n'a jamais perdu un seul procès. Il est du genre vingt-sept victoires à zéro.
Je consultai ma montre. Le temps était passé vite et j'avais besoin d'avancer si je voulais récupérer ma fille à l'heure.
– Bien, dis-je. Il y a encore deux ou trois autres trucs à couvrir.
Essayons de voir s'il vaut mieux que vous témoigniez ou pas.
– Je témoigne, c'est l'évidence même. Je veux laver mon nom.
Les jurés vont vouloir m'entendre dire que je n'ai pas fait ce dont on m'accuse.
Je savais que vous alliez me répondre ça et j'apprécie la ferveur que vous mettez à nier. Mais votre témoignage doit servir à plus que ça. Il doit donner une explication, et c'est là que nous avons un problème.
– Ça m'est égal.
– Avez-vous tué votre femme et son amant ?
– Non !
– Alors pourquoi vous êtes-vous rendu à la maison de Malibu ?
– J'avais des soupçons. Qu'elle soit là-bas avec quelqu'un et j'allais l'affronter, elle, et lui, le prendre par la peau du cul et le foutre dehors.
– Et vous croyez que les jurés vont croire qu'un homme qui dirige un studio d'une valeur d'un demi-milliard de dollars va prendre son après-midi pour aller espionner son épouse à Malibu ?
– Je ne suis pas un espion. J'avais des soupçons et je suis allé là-bas pour savoir.
– Et vous alliez l'affronter avec un flingue ?
Il ouvrit la bouche pour répondre, puis il hésita et finit par garder le silence.
– Vous voyez, Walter ? lui lançai-je. Aller à la barre, c'est prêter le flanc à tout ce qu'on veut... et en général, ce n'est pas bon.
Il hocha la tête. Je m'en fous. La cause est entendue. Les coupables ne témoignent pas. Tout le monde sait ça. Moi, je vais témoigner que je n'ai rien fait de tout ça, dit-il en pointant un doigt sur moi à chaque syllabe de cette dernière phrase.
J'aimai encore sa fougue. Il était crédible. Peut-être pourrait-il réchapper à un passage à la barre.
– Bah, pour finir, c'est à vous de décider. On va vous préparer, mais on ne prendra pas la décision avant d'être bien au cœur de la phase défense et de voir en quelle forme on est.
– Non, c'est décidé. Je témoignerai.
Son visage commençait à virer à l'écarlate. Il allait falloir marcher sur des oeufs. Je ne voulais pas qu'il témoigne, mais la déontologie ne m'autorisait pas à le lui interdire. C'est au client de décider, et si jamais il déclarait que je lui en avais ôté la possibilité ou la lui avais refusée, j'aurais tout le barreau sur le dos tel un essaim d'abeilles en colère.
– Écoutez, Walter, lui dis-je. Vous êtes puissant. Vous dirigez un studio, vous faites des films et vous mettez en jeu des millions de dollars tous les jours. Tout ça, je le comprends. Vous avez l'habitude de prendre des décisions sans que personne ne les conteste. Cela dit, quand nous irons au procès, le patron, ce sera moi. Et si c'est bien vous qui prendrez la décision, je veux vous entendre dire que vous m'écouterez et tiendrez compte de mon avis. Il est inutile de continuer si vous refusez.
Il se passa rudement la main sur la figure. Ça n'était pas facile pour lui.
– D'accord, dit-il enfin. Je comprends. On prendra la décision plus tard.
Il avait dit ça à contrecœur. C'était une concession qu'il n'avait pas envie de faire. Personne n'aime abandonner son pouvoir à autrui.
– OK, Walter, dis-je. Ça nous met sur la même longueur d'onde.
Je consultai ma montre à nouveau. J'avais encore quelques points à régler sur ma liste et un peu de temps pour le faire.
– Bien, dis-je, passons à autre chose. Je vous en prie... Je veux ajouter deux ou trois personnes à l'équipe de la défense. Ce sera ex…
– Non. Je vous l'ai déjà dit, plus il a d'avocats et plus le client a l'air coupable. Tenez, prenez Barry Bonds[13] et dites-moi si on ne le croit pas coupable. Il a plus d'avocats que de joueurs dans son équipe.
– Walter, vous ne m'avez pas laissé terminer. Ce n'est pas d'avocats que je vous parle et je vous promets que lorsque nous irons au procès, il n'y aura que vous et moi assis à la table de la défense.
– Eh bien mais... qui donc voulez-vous ajouter ?
– Un consultant en sélection des jurés et quelqu'un qui travaillera avec vous côté image et passage à la barre.
– Non, pas de consultant en sélection des jurés. Ça va faire croire que vous essayez de truquer.
– Écoutez, la personne que je veux embaucher sera assise dans la galerie. Personne ne la remarquera. Elle joue au poker pour gagner sa vie et lit sur les visages pour y trouver l'expression qui trahit. C'est tout.
– Non, je ne paierai pas ce truc de vaudou.
– Vous êtes sûr, Walter ?
Je passai les cinq minutes suivantes à essayer de le convaincre en lui démontrant que la sélection des jurés avait des chances de constituer la phase la plus importante du procès. Je lui soulignai ensuite que dans le cas d'une accusation fondée sur des présomptions, la priorité est bel et bien de choisir des jurés à l'esprit ouvert, des gens qui ne croient pas que parce que c'est la police ou l'accusation qui dit ceci ou cela, c'est automatiquement vrai.
Je lui fis certes valoir mon habileté à choisir ce genre de jurés, mais ajoutai que l'aide d'un expert qui sait lire les visages et les gestes ne serait pas de trop. J'arrivai au bout de ma supplique, il se contenta de faire non de la tête.
– Du vaudou tout ça, répéta-t-il. Je m'en remettrai à votre habileté.
Je l'étudiai un instant et décidai que nous avions assez parlé pour la journée. J'aborderais le reste la fois suivante. J'avais compris que s'il acquiesçait du bout des lèvres à l'idée que ce soit moi le patron au procès, il ne faisait aucun doute que c'était lui qui dirigeait tout.
Et je ne pus m'empêcher de penser que c'était très exactement ce qui risquait de le conduire droit en prison.