DÉCEMBRE
VIENS PEUPLER UNE TOUNDRA AVEC MOI
« Ah, l’amooour ! a dit Pia. Ce n’est qu’une question de zones climatiques. »
Le premier semestre était presque terminé. On était assises tout au fond de la salle des fêtes de l’école et on jouait au morpion. Sur la scène devant nous se déroulait une de ces réunions d’information sur les options à choisir en première. La plupart des gens avaient sorti stylo et papier pour recopier le schéma ridicule projeté sur l’écran au-dessus de la tête du conseiller. Les flèches montaient, descendaient et allaient de droite à gauche, un vrai bordel. Le texte dans les cases était comme d’habitude complètement illisible.
(À mon avis, ils utilisent à chaque fois le même schéma et les mêmes flèches sur leurs transparents. Tantôt pour l’organigramme de l’Assemblée nationale, tantôt pour expliquer la synthèse du gaz carbonique.)
Le conseiller faisait son exposé avec de grands gestes et les gens prenaient des notes. Markus était assis quelques rangées devant moi. Pia a gagné trois matchs de morpion d’affilée, parce que je ne pouvais pas m’empêcher de loucher en direction de la nuque bronzée de Markus après chaque tour. Elle a commencé à émettre des soupirs agacés.
« L’amooour ! Ce n’est qu’une question de zones climatiques !
— Quelles zones climatiques ? ai-je murmuré en louchant une fois de plus en direction de Markus.
— Il fait froid aux pôles et chaud à l’équateur, n’est-ce pas ? a dit Pia en me donnant un coup de coude. Tu me suis, pauvre écervelée ?
— Et alors ?
— Les hommes sont disséminés sur toute la terre, non ? Il y a des petits Noirs qui supportent le soleil près de l’équateur, et il y a des petits Eskimos endurants aux pôles. Ils supportent des climats tout à fait opposés, et tu t’es jamais demandé comment ils ont pu devenir si différents ?
— Je ne comprends pas où tu veux en venir. J’ai l’impression que Markus dort, pas toi ? Il n’a pas bougé depuis une demi-heure !
— Ferme-la et écoute-moi, petite sotte, j’essaie de t’aider ! Alors, l’origine de la diversité humaine repose sur l’existence de deux sexes. La nature peut ainsi faire des mélanges et transmettre les gènes, et le résultat est à chaque fois un peu différent. Si on se reproduisait comme on fait des boutures, nos descendants seraient nos clones. Il n’y aurait jamais eu d’Eskimos ! Et tu ne serais pas ici, les yeux rivés sur la nuque de Markus, forcée de croire que l’amooour est le sens de la vie !
— Tu veux dire que toute la cour de garçons qui te suit partout n’a qu’une chose en tête, c’est de peupler les différentes zones climatiques du monde avec toi ?
— Oui, à court terme, bien sûr. Mais il faut voir ça dans sa globalité. Nous les nanas, on est indispensables, parce qu’on est capable de fabriquer un enfant en nous. Mais la nature a besoin d’enfants légèrement modifiés. Il faut donc une espèce de plus pour nous aider à mélanger les gènes. Et depuis, nous avons ces coqs aux hormones en ébullition sur le dos. Et la seule raison d’être de toutes ces créatures est de s’accoupler. C’est leur destin. Mais je ne suis pas encore prête à peupler la toundra, c’est pour ça que je vais d’abord regarder ce qu’il y a sur le marché. Toi aussi, tu devrais le faire ! Arrête de le mater comme ça, enfin ! Ça devient embarrassant !
— Moi je veux bien peupler la toundra avec Markus ! » ai-je dit langoureusement en arrachant avec peine mon regard de cette formidable nuque. « Allez, viens. Une dernière partie ! »
Mais on n’avait plus le temps. Le conseiller d’orientation avait fini de ruminer son texte et tout le monde ramassait ses feuilles pleines de gribouillages, tout le monde sauf nous. On savait qu’on aurait un polycopié avec tous les schémas. Un mec élancé planait au-dessus de Pia comme un vautour affamé, essayant de prendre contact avec elle.
« Passe ton chemin, il y a déjà assez d’Eskimos sur terre », a dit Pia avec un grand sourire quand on est sorties de la salle. Markus a entendu ces mots et il s’est retourné pour me sourire. (Oh Markus, viens peupler une toundra avec moi !)
Je me suis emmêlé les pieds et j’ai dû me raccrocher à Pia pour ne pas tomber.
« Quels cours tu vas choisir en première ? » lui ai-je demandé, histoire de la titiller un peu. « Enfin, qu’est-ce que tu vas faire plus tard dans ta vie ? » Pia réfléchissait, les poings pressés contre son front.
« Plombier, option latin », a été le résultat de ses réflexions. « Tu n’as pas écouté quand le conseiller a dit qu’il fallait trouver sa niche ? Il faut faire quelque chose que personne d’autre ne fait, et mieux que tout le monde. C’est comme ça qu’on aura un job. Si je l’ai bien compris, aucun de vous autres imbéciles qui décident de faire une formation générale n’aura un job. Et avoir un job, c’est le sens de la vie ! Mais tu n’as rien écouté du tout ?
— Je serais déjà contente de réussir mon bac sans perdre la raison, ai-je dit. Et en plus, j’ai déjà décidé de devenir pilote de haute voltige, si jamais je sors vivante d’ici.
— J’ai entendu dire que le brevet de pilotage est très cher de nos jours, faudra te prostituer ! a dit Pia gravement. Mais si un jour tu n’as plus envie de faire le trottoir, tu pourras devenir plombière chez moi. J’ai un concept génial. Je vais créer une petite plomberie pour VIP avec des prix exorbitants ! On portera des uniformes de créateurs et tu te tiendras à côté de moi avec un plateau plein d’outils dans les bras comme une infirmière qui assiste à une opération pendant que je réparerai les tuyaux, mon cul bien exposé aux regards du client. Et puis on se demandera d’une voix inquiète d’où pourrait bien venir la fuite. Et ensuite on se fera payer hyper cher, ça marchera à fond ! » a-t-elle dit en me prenant le bras. « On va donner un nouveau visage à la plomberie ! Enfin, au moins deux jolies paires de fesses. » Tantôt sérieuse, tantôt déconneuse, sans transition entre les deux états d’âme. Et quand je me rappelle aujourd’hui les conneries qu’elle disait, le nœud que j’ai dans la gorge est encore plus grand que quand je pense aux choses sérieuses. Mais elle était capable d’être tout à fait cohérente dans ses propos, si elle voulait.
Pia n’ira jamais peupler une toundra, et elle n’aura pas non plus de problèmes pour choisir son orientation.
Mais il y a des jours où je suis assise face à mon mur et où je donnerais tout pour devenir plombière…