JANVIER
LE MASQUE DU PÈRE NOËL
Nous avons tous un père. Même si quelques-uns d’entre nous ne le connaissent pas mieux que le Père Noël. C’est quelqu’un qui fait régulièrement son apparition pour dispenser de l’affection et pour nous combler de cadeaux. Avec un visage qui n’est qu’un masque.
Mon père n’est pas gros et ne dit jamais : « Est-ce que les enfants sont sages ici ? » Mais exception faite de ces deux détails, cette image lui convient parfaitement.
Il a disparu de notre vie quand j’avais trois ans. On lui avait offert un job aux États-Unis, il était prévu qu’il rentre au bout d’un an. Maman n’a pas pu le suivre parce qu’elle était en plein milieu d’une formation. Au bout de deux ans, elle a renoncé à attendre son retour. En plus, elle avait terminé sa formation et trouvé un poste intéressant.
Je crois que c’est à peu près comme ça qu’ils se sont séparés, mais je n’y mettrais pas ma main à couper. Les parents ne te racontent jamais tout, même pas les mères. Il doit y avoir eu quelque chose d’autre, puisqu’elle a toujours ce regard bizarre quand on lui pose des questions à ce sujet. Comme si elle essayait de sourire avec une pomme de terre chaude dans la bouche. Il y a un truc qu’elle n’a toujours pas digéré, je le sens, bien qu’elle se donne un mal fou pour essayer de dire du bien de lui. Dans ces moments-là, c’est comme si elle était prise d’une envie pressante. Elle raconte qu’ils se sont tout simplement « éloignés l’un de l’autre », que je lui manquais sans doute terriblement, mais qu’il ne pouvait pas venir des États-Unis pour nous voir. Je ne suis pas dupe. S’il lui avait envoyé un télégramme disant « Noie l’enfant et rejoins-moi », elle n’en aurait pas fait la moindre allusion devant moi. Elle me protégera toujours. Les enfants sont capables de s’imaginer que tout est de leur faute, c’est ce qu’on peut lire dans chaque article de psychologie de n’importe quel hebdomadaire.
Aujourd’hui, papa habite à Malmö et nous ne parlons que rarement de lui. Quand je vais le voir, je peux lire les interrogations inscrites sur le visage de ma mère quand je rentre à la maison : « Comment c’était » et d’autres questions qu’elle ne prononcerait jamais. Et je ne dis rien, parce qu’il n’y a absolument rien à dire.
Mais de toute façon, je ne le vois presque jamais. L’ai-je seulement vu deux fois par an durant les treize années qui se sont écoulées depuis qu’il est parti ? Vingt-six fois ? Des premières fois, je garde un souvenir terrible : il venait dans notre ville pour me chercher et je criais comme un cochon qu’on égorge, quand il m’emmenait vers le taxi. Je voyais maman plantée là, se rongeant les ongles, je ne comprenais pas pourquoi elle voulait que je parte avec ce vieux.
Quand j’ai été plus grande, ils me faisaient prendre seule l’avion pour Malmö, un petit bout de papier avec mon nom accroché sur la poitrine. Une gentille dame en uniforme d’hôtesse de l’air me donnait des crayons de couleur en cire et un bloc à dessin, et elle m’accompagnait d’un avion à l’autre quand je devais en changer. À la fin, papa m’attendait dans le hall d’arrivée, portant le masque du Père Noël.
Je ne restais jamais plus de quelques jours. Je me rappelle qu’on était toujours de très bonne humeur, quand on prenait le chemin de l’aéroport. C’était en fait la partie la plus sympa du séjour. Il me caressait la tête, racontait des blagues, riait et m’achetait un sachet entier de Kinder Surprise, que je vomissais dans l’avion. Parfois, quand l’hôtesse de l’air m’avait accueillie, je me retournais vers lui. Mais, à chaque fois, il avait déjà disparu.
On faisait des choses qui auraient pu être rigolotes. On visitait les parcs d’attractions et tout ça. Il disait que je pouvais faire un tour sur tous les manèges parce qu’on le lui avait interdit quand il était enfant. Alors, bien que j’aie toujours mal au cœur dans les manèges, je faisais plein de tours de manèges en affichant un grand sourire et en agitant le bras jusqu’à ce que ça me fasse mal. Je voulais toujours lui faire plaisir, être sa Courageuse Fifille. C’est pour ça que je mangeais des saucisses rouges dégueulasses avec le sourire, puis que je montais sur des poneys toujours avec le sourire. À un moment donné, je me souviens avoir inventé une ruse. Je frottais mes incisives avec un mouchoir pour les assécher, ensuite je collais ma lèvre supérieure aux dents sèches, pour donner l’impression de sourire tout le temps, même au sommet de la grande roue.
Souvent, ses nanas venaient avec nous, presque à chaque fois une nouvelle, et elles me cajolaient et me câlinaient sans cesse. Elles aussi avaient parfois l’air de s’être séché les incisives afin d’y coller leur lèvre supérieure. Il est arrivé à plusieurs reprises que papa soit obligé de travailler quand j’étais chez lui. Ces nanas venaient alors me voir et on jouait au jeu des chapeaux pendant des heures, puis on allait au cinéma et le lendemain je pouvais enfin rentrer à la maison.
Ces dernières années, il a changé de comportement avec moi. Il porte toujours ce masque de Père Noël, mais il me la joue copain. « Je comprends les ados », peut-on lire sur son front, et puis, au restaurant, il me verse du vin rouge dans mon grand verre d’eau. La première fois, j’avais treize ans et j’ai trouvé ça aussi dégueulasse que la saucisse rouge, mais j’ai quand même souri comme une hystérique – et j’ai tout bu. C’est que j’avais mauvaise conscience parce que je ne l’aimais pas. Après tout, c’est mon père, son sang coule dans mes veines. Les autres disent que j’ai le même nez que lui et alors je louche sur mon nez. Puis je regarde son nez, mon cœur palpite et je ne comprends plus rien du tout. J’aimerais bien éprouver des sentiments pour lui, sans faux-semblants. Et en y réfléchissant, personne ne le force à me voir, n’est-ce pas ?
Puis il me donne un coup de coude dans le côté, me fait un clin d’œil et me dit qu’il ne me demandera pas si j’ai de bonnes notes puisque l’école n’est qu’une institution superflue où les enfants n’apprennent rien d’important. Et je rougis parce qu’il a dit ça juste au moment où je voulais lui raconter que j’étais la meilleure de la classe en maths. (Il est ingénieur.)
Mais sa compréhension pour les ados a atteint ses limites à l’automne, quand je me suis présentée chez lui en jean déchiré. Il a piqué une de ces crises ! Au lieu de m’inviter au resto – car on aurait pu nous voir – il a commandé un repas chinois à la maison. Vexés tous les deux, on a regardé une émission de sport à la télé en mangeant silencieusement nos plateaux-repas, alors qu’on ne s’était pas vus depuis un an. Et toutes les questions que j’avais préparées dans l’avion me sont restées collées au palais.
Pendant le vol du retour, j’ai mené une longue discussion avec moi-même autour du sens de la vie.
Peu après, il a appelé chez nous pour se plaindre auprès de ma mère que j’avais mis un jean déchiré. Je suppose que c’était à cause de ça qu’il râlait, parce qu’elle disait tout le temps : « Mais tu ne veux quand même pas dire sérieusement que… C’est toi qui le dis… Qu’as-tu fait… ? »
Et à la fin elle a crié : « Si c’est si important, tu aurais pu lui en acheter un nouveau toi-même, t’en as bien les moyens je suppose ! »
Alors, il m’a envoyé un jean pour Noël. Trouvé sur un présentoir parmi les articles soldés. Deux fois trop petit.
« Est-ce que tu aimes ton père ? » ai-je demandé à Pia un jour de janvier, après les vacances de Noël. Il faisait froid, elle m’avait accompagnée jusqu’à l’arrêt de bus et on était en train d’essayer d’imiter des signaux de fumée avec l’air chaud de notre respiration.
« Ça ne te regarde pas, a-t-elle dit gentiment. Pourquoi tu veux savoir ça ? »
Je lui ai parlé du sourire au mouchoir, du nez et du repas chinois, sans la moindre cohérence, et puis j’ai péniblement craché ce dont j’ai le plus honte. « Je crois que je n’ai même pas la moindre affection pour lui. Et je ne crois plus au Père Noël non plus.
— Pourquoi devrais-tu l’aimer ? Tu ne le connais même pas, a-t-elle dit. Si c’était si simple et si tous les gens qui ont le même patrimoine génétique devaient obligatoirement s’aimer, il faudrait déjà un système d’alarme pour qu’ils se reconnaissent entre eux. Peut-être de petites lampes sur le front, qui se mettraient à clignoter, ou un radar intérieur qui ferait tic-tac quand un membre de ta famille s’approche, pour que tu saches qu’il y a là un lien du sang, au cas où tu ne l’aurais encore jamais vu auparavant. Et ensuite l’amour jaillira automatiquement entre vous deux ! Mais une chose est sûre : l’amour ne naît pas si facilement. Dans les livres d’histoire on ne parle que d’hommes qui tuent leur père, leur mère et leurs frères et sœurs afin d’hériter du trône ou d’autre chose.
— Mais lui ? Est-ce qu’on peut être indifférent à ses enfants ? Ne pas les aimer ?
— Dieu a sacrifié son propre fils, si ce qu’on raconte est vrai », a dit Pia.