JANVIER
QUI A ENVIE D’AVOIR UNE VIEILLE ÂME D’OCCASION ?
Avant, je ne pensais que rarement à la mort. À chaque fois que j’essayais, je restais bloquée au même point. Si on admet que la mort existe, il faut penser à ce qu’il peut y avoir après. Et là, tous les cas de figure sont débiles. Devenir un petit ange qui s’éloigne par-dessus les cimes des arbres, drapé d’une longue robe rose flottante ?
Mais après les vacances de Noël, j’ai remarqué qu’on déviait facilement sur ce sujet avec Pia. Elle ne méditait pas sur les idées les plus extrêmes, les yeux mi-clos dans un état second – elle semblait plutôt avoir une attitude bizarre envers la mort, c’est comme si elle s’en moquait.
Ce qu’elle faisait d’ailleurs souvent.
« Je ne compte pas devenir un ange, ai-je déclaré. Je n’ai pas envie d’apprendre à jouer de la harpe. Mais la réincarnation, ça pourrait être intéressant, non ? Pour élargir mes horizons ? Ça me dirait bien.
— Je n’aime pas l’idée qu’une vieille âme d’occasion se trouve dans mon corps, a dit Pia. C’est comme une pomme que quelqu’un aurait déjà croquée. Et l’objectif n’est-il pas que nous devenions tous de meilleures âmes ? Quels lèche-culs étions-nous donc dans nos vies antérieures ?
— Le but est probablement que tu vives de manière à ne pas être déclassée d’un grade dans ta prochaine vie ! ai-je dit. Que tu ne deviennes pas une grenouille ou quelque chose comme ça.
— Mais qui détermine ce qui est mieux et ce qui est pire ? Quand je vois le meurtrier à la hache disséquer des grenouilles en bio, je suis de tout cœur du côté de la grenouille. Et s’il me fallait embrasser l’un des deux, la grenouille aurait décidément ma préférence !
— C’est peut-être précisément ce dont le conte voulait parler ? De la princesse qui a embrassé la grenouille ? Peut-être qu’ils voulaient la fiancer avec un prince encore plus baveux et c’est là qu’elle a décidé d’embrasser plutôt la grenouille ? Ou peut-être qu’elle n’a fait que s’entraîner ? »
Mais Pia ne se laissait pas si facilement détourner du thème de la mort.
« Peu importe, de nos jours, les âmes ne suffisent plus, a-t-elle poursuivi. À l’époque de Bouddha, d’accord, il y en avait peut-être le même nombre ici et de l’autre côté, siècle après siècle – et s’il y en avait trop sur terre, une peste bubonique arrivait pour rééquilibrer le tout. Mais maintenant ? J’ai lu qu’il y a aujourd’hui autant d’hommes sur terre qu’il y en a jamais eu toutes époques confondues. D’où devraient donc sortir toutes ces âmes pour tous les enfants qui sont nés ? Y a-t-il peut-être quelqu’un qui taille tout le temps des âmes dans son atelier ? Ou est-ce qu’il coupe sans cesse les vieilles en morceaux de plus en plus petits ? Dans cent ans on sera deux fois plus nombreux, il n’y arrivera jamais !
— C’est une idée intéressante, de penser qu’il n’y a pas assez de vieilles âmes sages de nos jours, mais seulement des nouvelles sans expérience ! Mais je n’aime pas tes manières de madame Je-sais-tout. Pourquoi en saurais-tu plus que les religieux ? Les gens ne font rien d’autre tous les jours que de croire à la vie après la mort et à toutes sortes de choses.
— Ben, je pense qu’ils avaient tous de bonnes intentions – Jésus et Bouddha et Allah. Mais j’ai un problème avec leurs fans, ces hooligans ! Avec les prêtres et les monarques qui profitent de la religion pour atteindre le pouvoir et qui ne veulent qu’une chose : que le peuple obéisse, paie des impôts, mène des guerres et enferme les femmes ! Comment peut-on commencer par dire “Tu ne tueras point” et ensuite mener le peuple en bateau pour qu’il se batte au nom de Dieu et de la patrie ? Ah non ! On s’est foutu de nous ! Ces types formidables ont certes un jour inventé les religions, mais ensuite les durs sont arrivés : ils n’ont pris que ce dont ils avaient besoin pour mettre le peuple au garde-à-vous. En plus, il y a un truc qui cloche : c’est toujours les hommes qui commandent dans la religion. Et les filles s’agenouillent devant eux et leur lavent les pieds avec leurs cheveux !
— Oui. Il faudrait que quelqu’un leur passe un savon un jour, à ceux-là ! On va s’allier aux grenouilles !
— Ça fait penser au Sermon sur la Montagne, a dit Pia. Honorez les pauvres, les simples d’esprit et les petits, ils auront leur chance, les derniers seront les premiers. Mais regarde seulement comment ça se passe dans les pays qui se vantent d’être chrétiens ! Bien sûr, ils construisent quelques hospices pour se donner bonne conscience. Et puis ils font exactement le contraire : bénis soient les riches, les forts et les grandes gueules. Mais déjà la religion a fait en sorte que les gens croient au lieu de penser. Comme ça, ils ne remarquent rien. Ils ferment les yeux et croient de toutes leurs forces, pour avoir une chance d’aller au paradis. “La foi est au-dessus de la raison », a dit le curé au catéchisme. C’est aussi une manière d’éviter les questions embarrassantes.
— Tu penses donc que tout ça c’est des conneries ? Que tout est peut-être vraiment fini quand on passe l’arme à gauche ? Qu’il n’y a rien après la mort ? ai-je demandé, curieuse.
— C’est la question la plus bête que j’ai jamais entendue ! Cesserai-je, moi Pia, tout simplement d’être, parce que je meurs ? Tu peux faire croire ça à qui tu veux mais pas à moi. Si c’était le cas, je n’oserais pas me promener ici tous les jours. Un pas dans la rue sans regarder à droite et à gauche, et tout aurait été vain. Non, ma vieille, on ne peut pas penser ça. Comme si on était un ballon de baudruche explosé dont il ne resterait qu’un petit bout de caoutchouc plein de bave.
— Mais écoute, il faudrait que tu te décides ! Est-ce qu’il y a une vie après la mort ou non ? Et à quoi elle ressemblerait ?
— Sympa comme question ! Beaucoup de gens se sont cassé la tête là-dessus pendant des milliers d’années, et c’étaient des gens plus futés que moi – hé oui, il existe bel et bien des gens plus futés que moi. Ils avaient tous des réponses différentes. Et maintenant tu exiges de moi que je te donne la solution comme ça en passant. Non, non ! Si je tombais sur une vérité convaincante, je la garderais pour moi. Je ne veux pas que tous ces ados boutonneux qui cherchent comme moi un sens à leur vie y fourrent leur nez. Je m’imagine très bien que quelqu’un a inventé toutes les religions dans le seul but d’offrir une gamme assez large pour que chaque homme et chaque société y trouvent leur compte. Pour que les hommes puissent avoir une certitude sur ce qui les attend dans l’au-delà sans être obligés de se prendre la tête. La Bible et le Coran et Bhagavad-Gita ou je ne sais quoi, ces livres sont tous déjà écrits, il suffit de croire à l’un d’entre eux. Ensuite, on peut se tourner vers autre chose, la conscience tranquille. Elle te plaît, ma théorie ?
— Mais qui aurait inventé toutes les religions ? »
Elle s’était tue pendant un moment.
« Ha ! ai-je dit. Là, je te tiens !
— Dieu, bien sûr ! a-t-elle répondu d’une voix déterminée.
— Et que se passe-t-il après la mort ?
— Ben, je ne sais pas ce que tu veux faire, mais moi, pour ma part, je vais hanter des maisons ! a dit Pia. Toi, je t’embêterai pas, mais il y en a un ou deux auxquels j’aimerais bien foutre un peu la trouille. »
Pia…
Non, je ne peux quand même pas soudainement avoir peur de toi, juste parce que tu es morte.