FÉVRIER
SOAP OPERA PREMIÈRE PARTIE, AVEC CHIENS
À la maison, il y avait de l’eau dans le gaz, je l’ai senti tout de suite. La porte d’entrée était ouverte.
Était-ce Knotte qui avait oublié de la fermer quand il était parti pour l’entraînement ?
Non. Mon petit frère ne fonce nulle part et n’oublie jamais rien. Il remplit son petit sac de genouillères et de chaussettes supplémentaires, part à temps pour attraper le bus et ferme soigneusement la porte derrière lui.
(Knotte a neuf ans. C’est mon petit chéri, et si les lois changeaient un tout petit peu, je me marierais avec lui. Grande, plantureuse, en sœur aimante, je me trouverais devant l’autel et Knotte porterait une cravate – il est déjà capable de la nouer lui-même. Il pourra prendre autant de concubines qu’il le voudra, je ne suis pas jalouse, il doit juste m’appartenir pour toujours. Je ne peux pas m’imaginer la vie sans lui.)
Ou peut-être que c’est maman qui avait oublié de fermer la porte, une maman qui a pris son sèche-cheveux et son agenda après avoir déclaré qu’elle en avait ras-le-bol.
« J’en ai ras-le-bol ! » C’est ce que je l’entends à tout bout de champ hurler à Ingo à travers le mur de la chambre à coucher. « J’en ai ras-le-bol », siffle-t-elle comme le serpent Kaa, quand elle revient à la maison et voit que j’ai colorié toute la salle de bains au henné, y compris les serviettes et le reste. « J’en ai ras-le-bol », sanglote-t-elle quand elle a ses règles et se sent lourde et incomprise. Ou quand papa s’est une fois de plus cassé aux États-Unis pour six mois sans laisser d’adresse ou de pension alimentaire.
Mais non, ce n’était certainement pas maman qui, en ayant définitivement ras-le-bol, avait laissé la porte d’entrée ouverte. C’est qu’elle voulait enfin passer son permis de conduire ces jours-ci. Elle prenait des leçons de conduite depuis des années et avait vraiment envie de le passer. En même temps, elle avait terriblement les boules et faisait les cent pas à la maison comme s’il ne restait que trois minutes entre chaque contraction.
Maman n’était sûrement pas partie, et heureusement, parce que je suis folle d’elle, même si je ne le lui dis pas très souvent, histoire de ne pas trop la flatter. Elle me tape souvent sur les nerfs.
C’était un de ces jours où les stalactites tombent des tringles à rideaux… Maman le fait à la perfection. Elle est capable de se taire jusqu’à ce que le givre commence à recouvrir le papier peint. Je déteste quand elle fait ça et je crie d’autant plus fort.
Et Ingo n’avait assurément pas non plus oublié de fermer la porte. C’est toujours lui qui nous rouspète après pour qu’on y fasse attention, parce que sinon les caniches des voisins se faufileraient dans la maison pour pisser sur ses œuvres.
C’est qu’Ingo est artiste. Il ramène d’énormes branches de la forêt et en fait des figurines. Il a une chambre qu’il appelle son « atelier », juste à côté de la porte d’entrée.
Ingo y passe toutes ses journées à sculpter ses figurines. Il est effectivement déjà arrivé que des chiens se glissent chez nous et pissent dessus. (Ou bien ils ont un penchant pour l’art ou bien ils pensent tout simplement qu’un arbre est un arbre !)
Ingo est artiste et prend ses figurines très au sérieux. Il ne faisait pas encore ce métier, quand il a rencontré maman il y a dix ans. Il était informaticien, mais il avait un rêve. Heureusement pour lui, maman l’a aidé à réaliser ce rêve. Il est venu vivre chez nous et s’est aménagé un atelier. Quelques années après la naissance de Knotte, il a démissionné afin de se consacrer entièrement à l’art, sans se soucier des conséquences financières. Et quand il doit faire quelque chose à la maison, par exemple mettre des pommes de terre sur le feu, il l’oublie à tous les coups, parce qu’on ne peut pas exiger d’un artiste qu’il s’occupe de quelque chose !
C’est donc là, dans sa chambre, qu’il travaille toute la journée et écoute du jazz, quand il ne sort pas pour rebattre les oreilles des propriétaires de galeries afin qu’ils exposent ses figurines. Le succès se fait en effet encore attendre, et maman n’a même plus le temps d’aller à son cours de peinture sur soie, à cause des heures supplémentaires qu’elle doit faire pour nous payer des baskets et du cervelas. C’est ça que disent les cris derrière le mur, si j’ai bien compris, et c’est pour ça que j’ai mal au ventre quand je vois une porte d’entrée ouverte.
Knotte était assis sur le banc de la cuisine, droit comme un i, et fixait son livre de lecture. Il le tenait à l’envers.
« Knotte, qu’est-ce qui se passe ? »
Il est resté muet et n’a pas bougé d’un centimètre, avalant sa salive. Apparemment, ça venait juste de se passer.
Je me suis précipitée dans la chambre à coucher. Maman était allongée sur le lit, les mains croisées derrière la tête, les yeux rivés au plafond.
« Tu es déjà rentrée ? a-t-elle demandé, distraite. Comment c’était, l’école ?
— Il vaut mieux éviter le sujet ! ai-je dit en lui enlevant ses chaussures. Pourquoi est-ce que Knotte a le moral à zéro ? On dirait que le ciel lui est tombé sur la tête. Et où est Ingo ?
— Dans sa galerie, je suppose », a répondu maman. Sa voix était sèche et faible, comme passée au presse-citron.
« Dans quelle galerie ? Qu’est-ce qui se passe ici putain ?
— Ingo a loué une galerie pour y exposer ses œuvres ! Et arrête de jurer !
— Si toi tu restes en chaussures sur la couverture, j’ai très bien le droit de jurer ! Et quoi alors, c’est pas si mal, comme ça il pourra vendre quelques figurines et contribuer un peu à l’achat des cervelas, non ?
— Il a loué la galerie pour tout l’été. Elle coûte quatorze mille couronnes. C’est l’argent qui était destiné à mon permis de conduire et à l’acompte pour la voiture. »
Le brouillard s’éclaircissait. Ingo était dans la merde. Mais à quel point ?
« Tu sais, tu peux avoir cette chambre ici, moi, je vais prendre l’atelier », a dit maman d’une voix basse, s’adressant au plafond. « Knotte s’installera dans ta chambre. »
Oh là là ! À ce point-là !
« Mais tu ne peux quand même pas jeter dehors le père de Knotte, putain ! Dans ce cas, je prendrai Knotte avec moi et je nous louerai une chambre en ville !
— Je ne peux pas ? a-t-elle dit, étonnée. Tu ne t’es jamais souciée d’Ingo ! Pendant dix ans, tu lui as fait la gueule. Et arrête de jurer !
— Je me suis habituée à lui. À qui d’autre pourrais-je faire la gueule sinon ? Et Knotte l’aime. Tu as vu les bâtonnets qu’il ramène à la maison et qu’il essaie de tailler pour devenir un artiste comme son papa ? Merde !
— Je suis tellement fatiguée », a-t-elle murmuré. Et puis elle a commencé à pleurer. Ses larmes ont jailli sans la moindre retenue, comme si les joints de ses yeux n’étaient plus étanches.
Je suis sortie pour rejoindre Knotte.
« Hé, je vais aller chercher papa ! Nous serons bientôt de retour à la maison ! » ai-je dit. Il s’est détendu et s’est laissé légèrement retomber en arrière, mais il n’a pas osé lever le regard de son livre.
Comme si rien de grave ne pouvait arriver tant qu’il s’efforçait de ne pas bouger.