MARS
VA TE FAIRE ENTERRER !
Je crois que quelque chose s’est passé dans la vie de Pia au moment où le soap opéra qui se déroulait à la maison occupait toutes mes pensées. Je dis ça parce que, début mars, peu après la semaine du sport, j’ai vu pour la première fois le visage de Pia se pétrifier.
C’était après cet incident avec Henrik.
Tous les élèves étaient rassemblés dans la salle de classe et chacun se vantait des exploits réalisés pendant la semaine du sport. Tout d’un coup, Bette a poussé un cri perçant.
« Mais vous avez vu Henrik ! Regardez-le ! C’est pas possible ! »
Elle a pointé sur Henrik un ongle d’un orange étincelant, aussi grand qu’une pelle.
Tout le monde a regardé Henrik, sauf moi. Je l’avais déjà vu.
Henrik s’asseyait toujours aussi près de moi que son courage le lui permettait. Ses bras et ses jambes étaient longs et mous comme les tentacules d’une pieuvre et tendus vers leur proie, en l’occurrence moi. Il me matait tout le temps, quand il croyait que personne ne le voyait, il riait de tout ce que je disais, et il rougissait comme une fraise à moitié mûre quand je le regardais.
J’évitais donc soigneusement de le regarder. Mais j’en étais consciente. Et maintenant, même Bette, ce résidu de Q.I., l’avait remarqué.
Henrik a rougi, la fraise a mûri lentement jusqu’à l’écarlate. Il a rassemblé ses bras et ses jambes en essayant de faire un double-nœud.
« Il mate Linnea ! Linnea ! N’agite pas tellement tes bras, Henrik ! Mets-les plutôt autour des épaules de Linnea, elle ne dira sûrement pas non ! » a dit Bette.
Tout le monde a ricané. Bette a regardé autour d’elle, fière comme une oie qui venait de pondre un œuf en or. Il n’arrive pas souvent qu’elle dise un truc marrant, du moins pas intentionnellement.
J’ai failli rendre mon déjeuner (un gratin aux macaronis au jambon) rien qu’à l’idée que Henrik puisse mettre ses bras autour de mes épaules… Ils seraient assez longs pour en faire deux fois le tour…
« Profites-en, Linnea ! Vos têtes naviguent à la même altitude. Ce serait rigolo d’avoir enfin quelqu’un avec qui tu puisses danser sans être obligée de te baisser », a dit Anna Sofia en agitant ses ongles violet foncé. J’ai eu envie de prendre ces deux pimbêches par la peau du cou et de cogner leurs crânes l’un contre l’autre. Et ensuite de me procurer une tronçonneuse, de les couper en morceaux, les jeter dans les toilettes de l’école et tirer la chasse d’eau.
Je ne trouve rien de mieux que de me faire des films pareils au lieu d’avoir des répliques intelligentes et qui font mouche. Et bien sûr, moi aussi j’ai rougi comme une fraise. Anna Sofia savait exactement comment taper dans le mille.
Lors des soirées de l’école, je suis rarement la reine de la fête : les garçons semblent avoir un problème avec les filles comme moi, qui s’élèvent devant eux pareilles à un gratte-ciel. (Mais ça ne semble pas gêner les grands mecs de danser avec une petite qui les regarde droit dans la rate. Tirez-en vos conclusions.)
C’est ainsi que j’ai essayé de rapetisser de quelques décimètres en dansant le buste penché en avant, ou disons plutôt : je traîne mes pieds plats, le dos courbé comme un homo erectus.
Bette a tendu une de ses pelles et m’a grattouillé le menton en faisant mine de me consoler.
« Va te faire enterrer ! » ai-je bougonné. Et puis ça a sonné.
Henrik a ramassé le reste de ses membres et a suivi les autres la queue entre les jambes, non sans avoir jeté un regard très sombre dans ma direction.
Mon amour à sens unique pour Markus devrait me rendre plus compréhensive envers les autres âmes malheureuses qui se trouvent dans la même situation. Et c’est tout à fait le cas… À l’exception d’une seule âme malheureuse qui se trouve justement être amoureuse de moi.
Je ne peux plus le supporter et je ne comprends pas pourquoi. Je ne capte pas pourquoi je ne peux pas tout simplement savourer ses petites tentatives d’approche et rester en bons termes avec lui. Je pourrais me vanter de tout ça devant Bette. (Elle lui conseillerait sans doute d’aller voir un psy au plus vite, parce qu’elle me trouve à peu près aussi attirante qu’un réverbère, elle ne s’en cache pas.)
Mais pourquoi est-ce que je ne le supporte pas ? Je l’aimais bien en troisième et pour un ado il était carrément humain, carrément marrant aussi. La plupart des mecs de son âge sont encore des singes à peine descendus de l’arbre.
Ça a commencé le jour de la rentrée en seconde. J’étais malade et j’avais dû rester à la maison. Quand tout le monde a eu sa place fixe à coté de quelqu’un, Henrik s’est assis à la seule table où il n’y avait personne. Et c’est là qu’il était assis le lendemain quand je suis revenue, avec un sourire qui en disait long.
J’ai complètement pété les plombs. Je me suis sentie prise au piège. Mais j’étais obligée de m’asseoir à côté de lui, ça n’aurait pas été possible de changer de place sans causer un chaos total. J’ai donc développé une sorte de stratégie. Non, ce n’est pas moi qui l’ai développée, je ne me souviens pas d’avoir décidé un jour de geler mes rapports avec Henrik, mais j’étais comme sur pilote automatique. Je ne parlais qu’à ceux qui étaient assis devant nous, et parfois à ceux qui étaient assis derrière nous. Et je faisais la sourde oreille quand Henrik m’adressait la parole.
Je me comportais comme si la chaise à côté de moi était vide. Et après quelque temps, Henrik s’est comme évaporé. Il n’essayait même plus de me parler.
Une fois, j’ai changé de place quand on a atterri par hasard l’un à côté de l’autre à la cantine. Il a tiré une tronche comme les gens qu’on voit sur les affiches contre la maltraitance des animaux. J’avais eu envie de lui mettre une claque en plus, bien que ce soit moi qui aie été méchante avec lui…
Pia, par contre, avait un rapport détendu vis-à-vis de sa cour d’admirateurs éperdus.
« Ça leur fait du bien de souffrir un peu, a-t-elle dit quand je lui ai posé la question. Ça enrichit leur vie sentimentale. Tu sais, personne ne peut devenir vraiment heureux s’il n’a pas été vraiment malheureux. Ils me doivent beaucoup ! »
Je me suis fâchée. Elle prenait la souffrance trop à la légère. Malgré tout, je savourais sans doute l’idée que quelqu’un souffrait à cause de moi. Ça me rendait intéressante, et j’étais déçue qu’elle ne soit pas plus impressionnée.
« Alors ta mère a bien dû enrichir la vie sentimentale de ton père ! » ai-je dit, vexée, et les mots étaient à peine sortis de ma bouche que j’ai eu envie de me faire un nœud dans la langue : même si Pia avait toujours plaisanté sur ses parents, je savais qu’elle était à fleur de peau sur ce sujet. Je lui ai jeté un regard furtif.
Elle était comme transformée. Avec ses yeux légèrement de travers, ses pommettes saillantes, sa grande bouche et ses cheveux raides, elle avait l’air d’une statue inca taillée dans la pierre. Figée, hors du temps et de l’espace, complètement inaccessible.
C’était irréel et j’ai pris peur. J’ai agité ma main, les doigts écartés, devant son visage. Elle n’a même pas sourcillé. J’ai doucement effleuré son nez et ses lèvres avec mon avant-bras.
« Mords ! » ai-je dit, pleine de regrets, et elle l’a fait. Elle a mordu si fort que j’ai saigné. J’ai poussé un cri, mon bras était paralysé. Mais au moins Pia avait retrouvé ses esprits. Elle a tiré de sa poche une lingette en très mauvais état et l’a mise sur la blessure. « Ne fais pas tant de chichis ! Montre que tu es capable de supporter un peu la douleur », a-t-elle dit.
Je ne me serais pas souvenue de cet incident, s’il n’y avait pas eu cette statue inca, ce visage pétrifié. C’était la première fois que je le voyais – mais pas la dernière.