MARS

ÉLECTROCHOCS ET MOUCHES À VINAIGRE

 

J’avoue, j’aime bien écouter les conversations des autres. Dans les cafés, dans le bus, en ville. Pour moi, c’est une sorte de stage qui me permet d’avoir un aperçu de différentes vies et activités…

Mais je refuse d’écouter des discussions scabreuses qui n’ont qu’un seul but : me ridiculiser. Comme le jour de la rentrée après Noël, quand Bette et Anna Sofia se sont assises à ma table pour étaler leur vie intime. Rien que des saletés, des cochonneries et des numéros de cirque écœurants dans le lit, devant le lit et sur les sièges d’une voiture. Puis, tout d’un coup, elles ont fait comme si elles venaient de remarquer ma présence.

« Chut, Affa ! a gloussé Bette. Ce n’est pas pour les douces oreilles de notre petite Linnea. Elle qui n’a toujours pas déverrouillé sa ceinture de chasteté ! Tu veux que je te dise ce que c’est un cunnilingus, ma vieille ? »

Anna Sofia a éclaté de rire. Quand elle rit, elle met la main devant la bouche, fronce son nez et est tellement mignonne que ça donne la nausée. J’ai vu exactement le même rire dans une pub de shampooing, elle aussi sans doute.

Je ne supporte pas cette obsession pour la chair ! Bien sûr que je sais ce que c’est qu’un cunnilingus, mais pourquoi suis-je d’une génération qui sait de telles choses ? Si c’est vraiment si agréable d’être léchée entre les jambes, je veux découvrir ça tranquillement en compagnie de quelqu’un qui m’est très cher et dont je sais plus ou moins tout – de sa pointure jusqu’à sa peluche préférée quand il était petit. Tout le reste ne me semble pas logique : c’est comme si on commençait par le mauvais bout. Que reste-t-il à faire après un cunnilingus ? Toucher doucement la fine peau derrière les oreilles, là où les cheveux font des boucles (je me verrais bien faire ça avec Markus, si les choses se présentaient autrement…), tous ces gestes perdent leur attrait si on vient d’enfoncer son nez à l’autre bout.

Elles m’ont vexée jusqu’à devenir folle, c’est ma seule excuse. M’appeler « ma vieille » !

« Écoute, Bette, à ta place je ferais attention à ce que Frederik ne te voie pas sans maquillage ni faux-ongles ! ai-je pesté. Je t’ai observée quand tu t’es mis du déo sous les aisselles. T’es sûre que t’es aussi fraîche entre les jambes ? Tu sais quel risque tu cours d’ailleurs ? Tu fais quoi s’il y a des haricots à la cantine ? »

Cette dernière remarque était en-dessous de la ceinture. Ça fait des années que je suis dans la même classe que Bette. Je suis sans doute la seule qui se rappelle qu’une fois, en cinquième, elle a laissé échapper un méga pet en cours de maths. Tout le monde s’était moqué d’elle et la prof l’a défendue en disant que ça pouvait arriver à tout le monde, surtout après avoir mangé des haricots. Pendant des années, Bette a été surnommée « le haricot », mais aujourd’hui plus personne ne sait pourquoi. Sauf moi.

Je me suis littéralement tordue de rire, je n’arrivais pas à me calmer. Je voyais Frederik devant moi : il tombait du lit, le visage tout vert. (« Cher Doc, on a eu des haricots au déjeuner et puis, quand mon copain… »)

Comme on pouvait s’y attendre. Bette a pété une durite. Elle a fait la seule chose possible à ce moment-là et en y repensant je la comprends : elle s’est penchée en avant et m’a flanqué une gifle en pleine figure. Et puis elle est partie, Anna collée à ses basques.

Je suis restée plantée là. Mille quatre cents paires d’yeux m’observaient, ouvertement ou en cachette. Les bouches sont restées bées, les conversations se sont arrêtées. Il n’y avait rien à faire, alors j’ai fait la chose la plus débile qui soit. J’ai souri comme une idiote en essayant de faire comme si c’était tout naturel de se faire coller une baffe au beau milieu de la cafèt.

Comme si je n’attendais que ça, comme si ça me mettait de bonne humeur !

Je me souviens d’avoir pensé : si ma lèvre inférieure tremble ne serait-ce qu’un tout petit peu, je serai obligée de changer d’école dès cette semaine et de faire un apprentissage en mécanique. Alors j’ai souri jusqu’à ce que ma gencive se mette à saigner.

Tout d’un coup, quelqu’un a renversé une table à l’autre bout de la salle, une théière et des tasses sont tombées par terre. Les mille quatre cents paires d’yeux se sont alors dirigées dans cette direction. J’ai entendu la voix de Pia : « Merde, elle a combien de pieds cette table ? » Et j’ai su qu’elle avait vu ce qui s’était passé et qu’elle avait compris. Elle a réagi en une fraction de seconde.

Je me suis faufilée par la porte de la cafèt, j’ai dévalé les escaliers et suis allée mettre la tête dans mon casier. Et je suis restée là, plissant les yeux et ravalant ma salive, jusqu’à ce que je sente une main sur mon épaule. J’ai tourné la tête. C’était une main chaude et sèche, un peu égratignée et crevassée, dont les ongles non rongés étaient en deuil. C’était la main de Pia.

« On ne peut pas te laisser une minute sans surveillance », a-t-elle dit.

Nous sommes sorties bras dessus bras dessous et avons pris place sur la rampe derrière le gymnase. C’était un coin tranquille. On est restées sans parler jusqu’à ce que je retrouve ma voix. Mais je n’avais pas envie de parler tout de suite de ce qui venait de se passer.

« Quand je serai grande, je serai sexologue, ai-je dit d’une voix aiguë et tremblante. Et je conseillerai aux gens l’abstinence totale. Le sexe ne peut pas être bon pour la santé vu tout ce que ça entraîne : des écorchures, le sida, des courbatures, des crises d’angoisse et la chaude-pisse. Et des enfants. Ou alors on n’a pas d’enfants et on en fait des crises d’angoisse. De nos jours, on peut fabriquer des enfants dans des éprouvettes, si on en a envie. Ça ne sert à rien de s’accoupler comme des mouches à vinaigre. Et tant que ce sera une obligation de baiser tous les jours, ceux qui ne le font pas auront eux aussi des crises d’angoisse. J’afficherai en grand dans mon cabinet : Fermez vos braguettes, chers mâles ! »

J’étais devenue un vrai moulin à paroles. Pour une fois, Pia ne m’a pas interrompue alors que je lui offrais comme sur un plateau l’occasion de monter sur ses grands chevaux. Quand j’y repense aujourd’hui, je me dis que c’était bizarre. Elle regardait fixement devant elle, comme si elle évaluait la taille de la hampe du drapeau dans la cour de récréation.

Puis elle a dit : « Qu’est-ce que tu conseillerais à celles qui ne veulent pas avoir de sexe, mais qui ne peuvent pas s’en empêcher ?

— Tu veux dire, à celles qui sont violées ? » ai-je demandé, étonnée. Elle a mis du temps à répondre.

« Quand tu couches avec quelqu’un alors que tu sais que tu ne devrais pas. Quand tu te transformes en mouche à vinaigre, dès que tu vois son, hm… son manteau.

— Des électrochocs, ai-je dit. Ça devrait faire l’affaire. » Je me suis sentie un peu bizarre. Elle n’avait pas envie de bavarder, voulait parler de quelque chose d’important. Mais j’estimais que c’était moi la victime qui avait besoin de sympathie et d’aide : après tout c’est moi qui avais reçu la baffe.

Elle n’a plus rien dit. Moi non plus, même si je me faisais pitié.

Plus tard, j’ai souvent regretté de ne pas l’avoir écoutée ce jour-là. Je me suis pris la tête à essayer de savoir ce qu’elle voulait dire par là. Son manteau ?

Si je me souviens bien, aucun garçon n’avait porté de manteau l’année dernière.

Ou peut-être que si ?

Entre Dieu et moi, c'est fini
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