AVRIL

LE POUVOIR D’UN BONNET À CARREAUX

 

Même si j’évitais de croiser Henrik à notre école, on ne peut pas dire qu’il était à côté de la plaque. Lui aussi avait trouvé sa petite niche.

Il était un de ceux qui s’intéressait le plus à la politique dans notre classe, il défendait le capitalisme. Il paraît qu’il lui arrivait même de lire les rubriques économiques et boursières dans le journal.

Le deuxième expert en politique de notre classe s’appelait Magnus. Lui, il défendait Le Peuple Travailleur. (Si j’ai bien compris, il pensait que Le Peuple Travailleur se baladait en veste en cuir, les mains pleines de cambouis et un tournevis dans la poche.)

Je ne me suis jamais intéressée à ce qu’ils disaient. Les autres filles non plus, c’est pour ça qu’on n’a jamais participé à leurs discussions.

Mais un jour, j’ai osé me risquer sur ce terrain miné.

Grâce à Pia, bien sûr. C’était début avril. On avait une heure de libre. J’en ai profité pour survoler les quotidiens mis à disposition à la cafèt et chercher des articles sur lesquels on pourrait débattre en cours d’instruction civique.

« La mode n’est plus ce qu’elle était ! » a soudain dit Pia en montrant la photo du Premier ministre en pantalon jogging dans un journal. « Quand on regarde les gens aujourd’hui, il est impossible de distinguer les puissants des simples paysans. Avant c’était pas pareil ! Le roi avait une couronne et l’industriel un chapeau haut de forme, un cigare et des employés de maison. Beaucoup plus honnête, au lieu de nous faire croire à l’égalité juste parce qu’on nous autorise à voter tous les cinq ans. Les ministres ne devraient pas porter de jogging ! »

Magnus était assis à quelques mètres. Il a sursauté et a jeté un regard horrifié à Pia. Puis il a toussoté, signe avant-coureur d’un commentaire très important.

« Tu penses donc qu’on devrait revenir à la monarchie absolue, au temps où le roi faisait guillotiner tous les paysans qui osaient se révolter ? Et les journaliers devraient à nouveau enlever leur chapeau en demandant l’autorisation pour tout ?

— Non, surtout pas, a dit Pia pour calmer le jeu. Je voudrais juste qu’on puisse reconnaître ceux qui ont le pouvoir. Je veux dire, peut-être qu’ils se promènent parmi nous comme des mortels moyens. Imagine-toi que je tombe sur un petit mec ordinaire en costard cravate dans une rue de Stockholm, et c’est à lui qu’appartient la moitié de l’industrie suédoise. S’il veut, il est capable de transférer à l’étranger des sommes inouïes à la pause café, ton père perdra peut-être son boulot à cause de ça et moi je ferai faillite. Alors je veux qu’il porte au moins un manteau de fourrure pour que je puisse le reconnaître et lui demander de rendre des comptes ! Ou bien il pourrait avoir un panache sur la tête et quelqu’un l’éventerait avec une feuille de palmier ? »

Magnus a eu l’air déconcerté. Manteau ? Feuille de palmier ? Mais il a visiblement ressenti le besoin d’ajouter son grain de sel.

« Ce dont tu viens de parler est un des problèmes fondamentaux de la démocratie… », a-t-il commencé d’un ton arrogant. Il n’a pas eu le temps de placer un mot de plus. Pia n’aimait pas que les autres lui expliquent ce qu’elle voulait dire, surtout si elle venait juste de le dire.

« Ce serait sans doute très pratique, tu vois ! a-t-elle poursuivi, comme si elle ne l’avait pas entendu. Regarde notre ville. Imagine-toi qu’une grande entreprise veuille monter une filiale ici. Pour ça, les politiques locaux décident de détruire la moitié du centre-ville pour construire une autoroute à six voies à travers le parc de la ville. Ensuite, ils ferment toutes les bibliothèques et tous les jardins d’enfants, parce que les travaux coûtent cher. Dans un tel cas, j’aimerais que tous les responsables de cette décision portent un signe distinctif, n’importe lequel. Si ça ne tenait qu’à moi, il pourrait s’agir d’un bonnet à carreaux avec un pompon. Comme ça, je pourrais les guetter derrière leur clôture de jardin, ou me jeter sur eux à la piscine ou au supermarché pour leur dire leurs quatre vérités. Tant qu’il en est encore temps. Au lieu d’attendre trois ans jusqu’aux prochaines élections, quand le parc sera enseveli sous trois mètres de béton. »

À ce moment-là, j’ai remarqué qu’Henrik s’était faufilé jusqu’à notre table. Il se tenait debout à côté de Magnus, et pour une fois il semblait du même avis que lui.

« Tu mélanges un tas de choses ! a-t-il lancé sur un ton que j’ai trouvé très condescendant. D’un côté il y a le problème des informations : comment pourras-tu accéder à tous les dossiers, et comment veux-tu y voir clair dans toute l’argumentation des décisions prises dans les commissions ? Tu crois sans doute que la marge de manœuvre des politiques est sans limite, mais en réalité tout ça c’est déterminé par le budget… »

Je parie que dans vingt ans on verra ce monsieur Je-sais-tout au JT !

« Ce n’est pas moi qui mélange tout ! a hurlé Pia, mais tous ces hommes de pouvoir en jogging, qui disent que “nous” devons faire ci et ça et que “nous” n’avons plus les moyens pour ci et ça, comme si on était tous des copains ou des cousins… Je ne les ai pas autorisés à me “nounoyer” ! C’est pourquoi je veux qu’ils portent un petit bonnet à carreaux, je veux pouvoir les reconnaître. Eux, ils ont peut-être besoin d’une autoroute pour tester leur nouvelle BMW, mais moi il me faut une bibliothèque où je puisse me rendre à vélo ! Et une putain d’aide à domicile pour tous les vieux. Je veux pas gaspiller mes plus belles années à trotter d’une vieille à l’autre, le pot de chambre à la main, sans boulot et toujours chez maman ! » Henrik a tendu sa main devant le visage de Pia, pour lui faire signe de stopper net.

« Le problème c’est qu’on ne peut pas gagner notre vie en se soignant les uns les autres. Il nous faut de vrais métiers ! Et qu’on le veuille ou non, c’est le marché qui dirige la politique… »

Il a continué son laïus en souriant. J’ai trouvé ce sourire suffisant. Après le dégoût qu’Henrik m’inspirait, c’était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Les vannes se sont ouvertes, je me suis levée de ma chaise.

« Henrik, sois gentil et explique-moi une chose. » J’ai incliné la tête. « C’est quoi les forces du marché ? »

Il s’est tu, confus, et a rougi. « Ce sont, pour ainsi dire, les principes qui dominent l’économie dans…

— Je veux dire, ai-je continué, est-ce que c’est une loi fondamentale genre loi de la gravitation universelle ? Ou est-ce que c’est plutôt un truc d’extraterrestres, des forces qui règnent sans que l’homme puisse rien y changer ?

— Je ne comprends pas tout à fait ce que tu veux dire, a-t-il marmonné d’une voix triste.

— Ben, si c’est une loi fondamentale, on peut la résumer en une formule, E=mc2, tu sais, et ensuite on la met dans un manuel de sciences. Mais si c’est un truc d’extraterrestres, on pourrait fonder une secte, avec toi comme gourou. On s’inclinera trois fois par jour, le visage tourné vers la Bourse, priant tous ensemble : “Tokyo, plus zéro virgule cinq… New York, moins un…” »

Les autres ont éclaté de rire et Henrik a rougi.

« Mais si tout était comme je le soupçonne parfois, ai-je ajouté, ce seraient plutôt des hommes qui sont à l’origine des forces du marché. Des gens qui gagnent un fric fou en spéculant à la Bourse. Des gens qui font des lois qui déterminent que tout ce qui rend la vie de l’individu moyen plus agréable et plus confortable – à savoir des soins pas chers, de bonnes écoles, etc. – n’est pas rentable et doit être réduit. Par contre, produire des chars et des canons, ça c’est rentable ! »

Magnus est resté bouche bée. Il a rempli ses poumons d’air pour prendre la parole, il avait sans doute l’impression que je déformais ses propos. Henrik a essayé de se défendre.

« Et alors ? On ne vit pas dans un monde de rêves ! Le marché ne fait que répondre à nos besoins. Rien ne pourrait être produit, s’il n’y avait pas de demande, c’est ça, la force du marché. Et c’est elle aussi qui fait en sorte que tu manges à ta faim et que tu aies des fringues à te mettre ! Entre autres parce que nous produisons des canons et des voitures pour les vendre à l’étranger !

— Qu’en est-il de tous ceux qui sont les cibles des canons ? Qui reçoivent des obus dans la tête ? Qui sont obligés de cultiver des bananes pour nous au lieu d’en donner à leurs enfants, et que nous payons avec des salaires de misère ? Il y en a sûrement d’autres que nous qui veulent avoir des choses. Mais vas-y toi, Henrik, suis sagement les forces du marché. Peut-être qu’on te verra un jour te pointer à l’école avec une cravate en soie ! »

Les autres se moquaient maintenant ouvertement d’Henrik. Il ne ressemble pas trop à un requin de la Bourse. Je ne sais pas pourquoi il les défend toujours, têtu comme une mule.

Les uns après les autres, les gens sont partis. La rigolade était terminée. Henrik était assis à sa place, la tête basse, et faisait claquer la recharge de son stylo bon marché. En le regardant, j’ai remarqué que sa coupe de cheveux était ratée, comme si sa mère les lui avait coupés sans vraiment savoir comment on utilise des ciseaux. Son col et le bout des manches de son pull étaient usés jusqu’à la trame. En y réfléchissant, je me suis rendu compte qu’Henrik n’avait en fait pas beaucoup de pulls différents.

Non, c’était difficile de s’imaginer Henrik conduisant une Ferrari et portant une cravate en soie. C’est pour ça que tout le monde avait rigolé.

J’avais marqué un point.

Pia a posé son regard sur lui, puis sur moi. Elle a pincé les lèvres en faisant un mouvement de tête encourageant en direction d’Henrik. Elle me faisait signe d’aller lui parler.

« Il le faut vraiment ? » ai-je demandé d’une petite voix grêle.

Elle m’a répondu par une grimace, faisant comme si elle avait la nausée.

Je savais ce qu’elle voulait dire par là : que je n’irais pas bien si je ne réglais pas la chose tout de suite. Je me rends compte maintenant que Pia et moi, on se comprenait par de petits gestes. On pensait pareil et on se connaissait si bien. Du moins c’est ce que je croyais. Comme si nos esprits étaient siamois, abreuvés par une circulation sanguine commune.

(Et si l’une des jumelles est amputée, quelles sont les chances de survie de l’autre ?)

Hmm, en tout cas, j’ai pris mon courage à deux mains et je me suis assise à côté d’Henrik.

Entre Dieu et moi, c'est fini
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