JUIN

LE 4 JUIN 22H13 – UN ACCIDENT DE GIBIER

Je ne veux pas. Je ne veux pas continuer à raconter.

Tu peux aller voir dans les vieux journaux, si tu tiens absolument à savoir comment Pia est morte, putain !

Je n’arrive toujours pas à y penser, c’est insupportable.

J’ai appris à chasser ces pensées, même si j’ai mis pas mal de temps. Mais des fois ça me rattrape et c’est comme si quelqu’un plongeait son index dans une plaie ouverte. Peut-être que les choses s’arrangeront un jour, quand j’aurai soixante-dix ans et que la maladie d’Alzheimer m’aura charitablement frappée.

Voici l’extrait d’un article, je le garde dans mon portefeuille, protégé dans une pochette en plastique. J’ai recouvert le recto avec des coccinelles, des étoiles et des têtes de mort.

JEUNE FILLE RENVERSÉE PAR UN TRAIN

Jeudi soir, une jeune fille âgée de seize ans a été heurtée par le train devant arriver en gare de Stockholm à 22 h 15. L’accident a eu lieu dans un virage au nord du lac Trehörning. À cet endroit, la visibilité est réduite et aucune habitation ne se trouve à proximité des voies.

Peu avant l’incident, la police a reçu un appel anonyme signalant un accident à l’endroit cité ci-dessus. La police et l’ambulance se sont immédiatement rendues sur les lieux où elles ont retrouvé la jeune fille, grièvement blessée.

L’enquête a permis d’établir que la jeune fille s’est présentée au guichet de la gare centrale le jour de son suicide.

Elle s’est renseignée sur le trajet du train pour savoir à quel endroit la ligne traversait une zone inhabitée. La police exclut la thèse du crime. C’est probablement la jeune fille elle-même qui a prévenu la police avant l’accident.

Le conducteur du train, qui a d’abord cru qu’il s’agissait d’un accident de gibier, est toujours en état de choc. Il a été hospitalisé et bénéficie d’un soutien psychologique à l’hôpital régional.

Jenny travaillait cette nuit-là à l’hôpital. Je n’ai jamais su ce qu’elle a vu, ni à quel point Pia était défigurée. Mais je lui serai éternellement reconnaissante d’être venue directement chez moi après son travail. C’était un lundi matin, il était 6 heures quand elle a sonné, ce qui a mis ma mère de mauvais poil. Elle est venue me secouer pour me réveiller. Encore dans les choux, elle a dit que je devais conseiller à « mes copines » de passer un peu plus tôt dans la soirée. Elle devait croire qu’il était minuit. Son peignoir était à l’envers.

Je me souviens du moindre détail.

Jenny m’attendait dans l’entrée. Elle m’a prise par le bras et m’a fait asseoir sur le canapé du salon. Son visage était bouffi et grave.

« Je dois te dire que Pia a été renversée, a-t-elle expliqué. Elle est morte. J’ai pensé que je devais te mettre au courant. »

C’était intelligent de sa part. Elle n’a mentionné ni suicide ni train, aucun de ces trucs atroces que j’ai appris peu à peu, et qui ont fait naître tant de questions.

Typiquement Pia, elle avait fait en sorte que ce ne soit pas un jeune enfant qui la trouve par hasard et qui en aurait eu des cauchemars pendant toute sa vie.

Je vais arrêter d’en parler. Juste une chose encore, un truc assez bizarre. Quand j’ai commencé à penser à Pia, je n’arrivais pas du tout, malgré tous mes efforts, à me rappeler les traits de son visage. J’aurais pu répondre à toutes les questions concernant la couleur de ses cheveux, de ses yeux et sa taille – mais son visage était comme une tache sur la rétine qui disparaît dès qu’on essaie de la fixer. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. J’avais terriblement honte de l’avoir oubliée.