CHAPITRE VII

Dan Kraft jeta un regard circulaire pour s’assurer que tout le monde donnait ou tout au moins faisait semblant.

Ils lui parurent calmes, tous reposaient. Un dernier regard sur Cédric, qui maintenant ne bougeait plus et respirait régulièrement.

Le cosmonaute observa les alentours. Toujours ce silence pesant. On n’entendait même aucune source. Pas de vent. Rien que cette brume qui évoluait avec une majestueuse lenteur.

Il n’avait donc pas de scrupules à relâcher sa surveillance et d’ailleurs, il n’avait pas très loin à aller pour affronter les idoles vivantes.

Elles le fascinaient. Il se mit en route, silencieusement, afin de ne pas réveiller ceux qui reposaient.

Elles vivaient. Maintenant, il en avait la certitude. Cédric, dans son imagination encore presque enfantine, en avait eu la prescience.

Ce crépuscule éternel, ce brouillard qui se déchirait avec une allure aussi réduite, enrobaient le mystère des statues vivantes et en augmentaient encore la profondeur. Aussi Dan Kraft se sentait-il quelque peu fébrile. Il y avait là une de ces énigmes que le Cosmos propose inlassablement aux audacieux chercheurs, et il n’aurait désormais de cesse qu’il n’en eût déchiré le voile.

Au fur et à mesure qu’il avançait, il avait l’impression que, même en tenant compte des curieuses modalités de visibilité, ces êtres inconnus présentaient une taille très au-dessus de la moyenne des humanoïdes connus dans la Galaxie. Près de trois mètres, très certainement.

De loin, dans ce perpétuel clair-obscur, dans l’opacité augmentée par la brume, ils semblaient encore plus gigantesques.

Kraft avançait.

Comme toujours, alors que la clarté reste diffuse, il se trouvait plus loin du cercle des idoles qu’il n’avait pu l’estimer au départ. De plus, le terrain était très accidenté et il descendait dans des creux abrupts, glissait sur des pentes traîtresses, s’enfonçait dans des fondrières. Et la glace, qui stagnait par plaques, n’arrangeait rien.

Mais une telle progression n’était pas de taille à arrêter un homme tel que le commandant Kraft. Attiré, subjugué, empreint d’une curiosité ardente, il ne lui fût pas venu à l’esprit de tergiverser une seconde.

Il tomba plusieurs fois, n’échappa pas aux traîtrises d’un sol aussi tourmenté, aussi fertile en accidents. Il se tordit les chevilles, se meurtrit les genoux, se heurta aux aiguilles de roc et de glace et son sang coula quelque peu.

Qu’importait ! Les géants l’attiraient et il les voyait de plus en plus nettement, formes immenses, vaguement fluorescentes, très certainement créatures de chair et de sang et non seulement masses taillées par le ciseau d’un artiste oublié.

Il fut plus près.

Il ne pouvait encore déterminer les vêtements, les sexes. Mais les grands bras s’agitaient étrangement et semblaient lui faire signe.

Il avait l’impression qu’une certaine luminosité émanait de ces silhouettes et cela aussi le plongeait dans l’incertitude. Trébuchant, titubant, tombant sans cesse et se relevant, Dan Kraft fut tout près.

Une sorte de rage froide le saisit alors.

Des statues. Des statues grossières, voilà ce qu’il découvrait maintenant. Certes, il ne s’était guère trompé sur l’estimation de taille et ces figures avaient près de trois mètres de haut. Mais ce n’était que du granit, ou tout au moins une roche très voisine.

Il y en avait sept ou huit, formant un demi-cercle assez grossier. Figées dans une immobilité peut-être millénaire si on s’en tenait à l’érosion, elles n’étaient que du roc taillé, humidifié par la brume ambiante qui devait régner en permanence sur cette planète, ou du moins sur la région où avait abordé l’Altaïr.

Dan Kraft tapa du pied avec colère.

— Ah ! ça, j’ai donc eu une hallucination !....

Il serra les poings. Non ! cela ne lui ressemblait guère. Il était bien sûr d’avoir vu vivre les êtres luminescents. Et maintenant, de très près, il les touchait et ne trouvait que des représentations assez vulgaires d’humains démesurés.

Il les examina. Il y avait là certainement des hommes et des femmes. On distinguait vaguement les formes sexuées sous un semblant de vêtement tombant en plis droits. Les faciès évoquaient vaguement un type rappelant les Asiates de la Terre, avec cette expression de mélancolie lointaine qui reflète la sagesse orientale.

Kraft cogna au poing une des statues et tressaillit.

Il sentait, sous son épiderme, le fluide mystérieux qui traverse tout humain entrant en contact avec un autre humain, impression qui ne saurait jamais être éprouvée avec un minéral, un végétal, voire un animal.

— Ils vivent !...

De nouveau, c’était le vertige. Kraft sentait bien qu’il touchait au mystère mais il était dérouté.

Alors il les examina mieux, les toucha, les caressa et chaque fois eut la certitude qu’il y avait là de la vie, sous, ou plus exactement « dans » cette pierre qui n’était pas que de la pierre...

— Des êtres fossilisés... Oui, ce serait cela... Mais alors ?... Mais alors ?...

Des fossiles de géants ? Peut-être...

Longuement, Kraft alla d’une statue à l’autre (Mais étaient-ce bien justement des statues ?) et sa certitude s’accentua. Vivants ? Il n’osait plus rien affirmer mais il était persuadé que ces figures n’étaient pas absolument minérales et qu’au moins en une certaine époque elles avaient reçu la divine étincelle de la vie.

Mais maintenant...

Il était absorbé par son examen et ne voyait pas que la lumière bleutée jaillissant de ce prisme fantastique enchâssé dans le massif montagneux s’étendait de nouveau vers la zone où s’élevaient les idoles.

Le rayon glissait, commençait à effleurer les premières figures.

Kraft eut un véritable soubresaut.

Une des figures paraissait se détacher de la masse rocheuse dans laquelle elle était si bien encastrée qu’elle faisait corps avec elle.

Le commandant de l’Altaïr se frottait les yeux. Un instant, il resta sur place, doutant de sa vue, peut-être de sa raison. Puis il se reprit mais, au moment où il allait se mettre en marche pour aller voir de près, l’irradiation, poursuivant son glissement, touchait une autre statue, une autre, une encore.

Et sous la caresse délicate de cette lueur très douce, très faible, le phénomène se reproduisait.

Ce n’étaient plus des statues, des figures inertes sculptées dans le roc. Et ce n’étaient plus non plus des êtres titanesques fossilisés, comme cependant Kraft venait d’avoir la certitude qu’ils étaient, mais des créatures luminescentes, issant de la masse rocheuse, vibrant sinon s’agitant, et donnant une impression de relief s’apparentant exactement à la vision obtenue par le procédé des anaglyphes, en superposition binoculaire.

Dan Kraft ne bougeait plus. Il regardait...

Et il y avait, autour de lui, le dominant de leurs formidables statures, ces créatures incompréhensibles qui paraissaient également le contempler.

La gorge sèche, le sang aux tempes, il s’interrogeait et il avait déjà la tentation d’élever la voix, d’interroger ces choses qui étaient de la pierre et qui étaient aussi une forme de vie.

Mais en quelle langue les interpeller ? Quelles questions poser à de tels sphinx ? À ces entités qui échappaient à l’entendement ?

Kraft n’interrogea pas. Mais il sentit qu’on lui parlait.

Non par un langage articulé, seulement mentalement, psychiquement. Et c’était très net, très doux aussi. Comme si des dormeurs s’éveillaient, revenaient d’on ne savait quels mystérieux lointains...

« Qui es-tu, homme ? »

« Pourquoi troubles-tu notre repos majestueux ? »

« Qui t’a permis de t’immiscer dans les arcanes de notre solitude ? » « Qui es-tu, insecte ? »

Les voix intangibles, insonores, se faisaient entendre seulement dans son cerveau.

Sans violence, sans colère. Seulement avec la hauteur un peu dédaigneuse des sages, des méditatifs, qui s’étonnent, sans irritation encore, d’une présence intempestive quelque peu sacrilège.

Et c’était bien cela que Dan Kraft était en train de commettre, du moins était-ce ce qu’il croyait comprendre. Il profanait un mystère, il se permettait d’interrompre, de troubler la stagnation sacrée de ces...

Mais qui étaient-ils donc ?

Alors, de toute sa force-pensée, il tenta de leur répondre :

« Je suis un homme venu d’ailleurs... Je suis né sur la planète Terre, si éloignée que je ne puis vous la situer... Et je suis venu sans savoir comment, avec mon navire, à travers un océan de ténèbres, après une chute dans un abîme dont je croyais qu’il ne finirait jamais... »

Debout, immobile, tenant tête aux créatures-statues fluorescentes, il répondait bravement, totalement, fasciné par ces êtres qui étaient des fossiles, mais qui, sous le baiser lumineux venu des montagnes, reprenaient vie et apparaissaient dans une résurrection merveilleuse.

Il parlait. Il parlait à haute voix maintenant, s’étonnant que son langage de Terrien puisse parvenir jusqu’à ses étranges interlocuteurs.

Mais eux avaient dû s’exprimer hors-langue, car il avait parfaitement saisi leurs questions. Et il ripostait sans recherche, très simplement, avec sa franchise, habituelle, sûr maintenant d’être entendu.

Il lui sembla qu’on lui disait :

« Pars... Embarque-toi avec les tiens sur ton navire... Quitte ces lieux ! Ne regarde pas en arrière... Tu es dans l’interdit et déjà tu ne t’es que trop avancé ! Ignores-tu, homme venu d’ailleurs, qu’ici est le seuil que les vivants ne peuvent et ne doivent franchir !... »

Dan Kraft était saisi de vertige.

— Le seuil... l’interdit... Mais quel seuil ? Quel interdit ?... Pourquoi nous, les vivants, n’avons-nous pas le droit d’aller plus avant ?

La voix sembla hésiter un instant avant de repartir :

« N’en demande pas plus... N’interroge pas... » Kraft gronda :

— Je veux savoir...

Nouvelle hésitation. Puis :

«Pars... Emmène ton fils... Emmène les tiens... »

— Et si je voulais savoir, malgré vous ? « Tu regret... »

Ce qu’on pouvait appeler une émission s’interrompit.

Kraft resta un instant abasourdi. Il clignait des yeux, se demandant ce que cela signifiait. Les entités luminescentes n’étaient plus là.

Il s’ébroua, fit quelques pas, alla toucher les statues. Oui, des statues et rien que cela. Une roche humide, imprégnée malgré tout de cette tiédeur qui était la seule preuve qu’il ne s’agissait pas seulement de pierres immobiles.

Elles avaient repris leur stagnation minérale et il reconnaissait les fossiles incrustés dans les blocs qui en épousaient grossièrement les formes.

Il chercha à comprendre. La clarté avait disparu et il constata, après un moment d’observation, que là-bas, dans les massifs montagneux, la source de clarté n’était guère stable. Elle oscillait par instants, ce qui provoquait ces radiations capricieuses, s’étendant à travers les collines, les vallées, les plateaux comme celui où il se trouvait, où s’élevaient les idoles-fossiles.

— La lumière... C’est la lumière qui leur donne, ou plutôt qui leur redonne la vie... Et dès que la clarté s’éloigne, au gré des oscillations de la source...

Il passa une main fébrile sur son front baigné de sueur en dépit du froid qui continuait de régner.

Que voulait dire la voix inconnue ? Sur quel seuil s’était-il engagé ? Quel mystère recelait la planète ?

On lui avait parié d’un interdit à ne pas violer, on lui avait conseillé, ou plutôt enjoint, de repartir.

Mais, même de sa propre volonté, que pouvait-il faire ? L’Altaïr était tombé dans le gouffre et il avait eu toutes les peines du monde à le gouverner sur l’océan ténébreux.

Ensuite... Tout avait été conditionné par l’aspiration vampirique dévorant lumière et chaleur.

Alors ? Il tenterait de repartir. Mais la force n’allait-elle pas retenir le vaisseau spatial ? Le fixer définitivement à ce sol fantastique ?

Et puis, s’il tentait un envol, il retrouverait les mêmes difficultés, et ce qui était feu, énergie, clarté, continuerait à être absorbé par cet astre ténébreux compromettant gravement la marche du navire, au risque, cette fois, d’en provoquer la perte définitive.

Kraft pensait à tout cela.

Il avait machinalement sorti son paquet de cigarettes mais, à chaque tentative, il fallait allumer très vite, juste au moment où la flamme jaillissait puisqu’elle était aussitôt attirée et annihilée en direction du sol.

Il y réussit tout de même, ayant constaté une fois de plus que ce feu minuscule devait aller alimenter la puissance qui se tenait sous ses pieds, au sein de cette planète sans doute unique à travers le Cosmos.

De nouveau, il regarda les idoles, comme pour les interroger.

Elles n’étaient que des choses inertes. Des pierres. Mais des pierres enfermant ce qui avait été des créatures peut-être des millions d’années auparavant.

Il chercha des yeux le mouvement de la lumière bleue. Elle flottait, ça et là dans les vallées, comme un rayon qui filtre entre deux nuages.

Kraft eut un geste découragé et tourna les talons pour se remettre en marche vers le campement.

C’est alors que le tumulte lui parvint, tumulte aussitôt dominé par des cris de terreur, de désespoir. Une femme criait... Un enfant...

Aïssé... Cédric...

Il perçut nettement le « P’pa... Au secours ! » lancé par son fils, parmi les vociférations émanant cette fois de poitrines viriles.

Alors il se mit à courir comme un fou, étreignant déjà le fulgurant qu’il avait arraché de sa ceinture.