CHAPITRE XVII

— Il dort ?

— Mais non ! Tu sais bien que lui, le repos... Et, de toute façon, il est près du gosse.

— Bien malade, le gosse... Zamiel haussa les épaules.

— Dis qu’il est foutu !... Il y eut un petit silence.

Les présents (Aïssé, Zamiel, Késar, Hooro, Veim, Hak) se souciaient sans doute assez peu de la santé de Cédric Kraft.

Pour eux, rien ne comptait que le salut de l’astronef, autrement-dit leur salut personnel. Il y avait beau temps que ces gens avaient renoncé à tout sentiment véritablement humain.

Wolmer était au poste de pilotage. Son rôle, présentement, se bornait à la surveillance du pilote automatique, et alors que c’était en principe le moment du repos pour le commandant, les autres commentaient, s’interrogeant sur l’avenir immédiat.

L’Altaïr avait franchi des distances prodigieuses.

Le dessein originel de Dan Kraft était une relâche dans la constellation la plus voisine, dès qu’on aurait retrouvé l’espace normal. Ce dernier point ayant finalement été réalisé, l’état empirant de Cédric l’avait quelque peu affolé.

Alors, il avait donné des ordres et jusqu’à nouvel avis nul ne les avait contestés. Deux plongées subspatiales des plus risquées avaient fait traverser un véritable gouffre cosmique. Si bien qu’on avait fini par se trouver «au grand large », au grand large spatial de la constellation du Centaure.

Seulement, de là à la Terre, il y avait encore un abîme.

L’Altaïr ne pouvait risquer une nouvelle plongée avant au moins deux tours-cadran. À la fois pour ménager ses appareils, et aussi l’équipage, dont le système nerveux était toujours fortement ébranlé par des manoeuvres aussi audacieuses. Dan Kraft donnait le maximum.

Que comptait-il faire ? Regagner directement la Terre et là, consulter les spécialistes les plus éminents de la médecine, pour sauver son fils ? Ou bien, ce qui eût peut-être été plus rationnel, gagner une des planètes du Centaure où il rencontrerait des sommités tout aussi capables que sur la planète patrie ?

L’équipage s’interrogeait.

Il y avait beau temps qu’on avait tranché tout lien avec le commandant de bord, si bien qu’on ignorait son plan, et qu’il ne donnait ses instructions relatives au fonctionnement du navire qu’à la dernière minute.

Jusque-là, il fallait le reconnaître, il avait réussi.

Arracher l’Altaïr au péril inconnu, traverser une partie importante de la Galaxie en une double plongée (on avait frôlé le suicide, pensaient-ils tous), c’était un de ces exploits que ne tentent d’autres gens que les téméraires du style Dan Kraft.

Pourtant, on vivait encore et l’astronef fonçait vers le système solaire qui les avait tous vus naître.

— Si on ne rallie pas le Centaure, Wolf 424, par exemple, il va vouloir continuer vers la Terre !...

— Une plongée... la troisième... On n’y résistera pas ! On deviendra tous cinglés...

— Comme si on ne l’était pas déjà !

— La faute à qui ?

— À cette ordure !... Ah ! si je ne me retenais pas...

— Eh bien ! ne te retiens pas, Késar !

— Bande d’abrutis ! Si on le descend... c’est assez facile... Mais après ? Qu’est-ce qu’on fera, après ?

Zamiel bondit.

L’amant d’Aïssé était un ambitieux, dévoré de jalousie. Amèrement, il leur lança :

— Je suis là, oui ? Je sais conduire un astro... Moi, je vous ramènerai sur la Terre, je le garantis !

Aïssé lui jeta un étrange regard et n’ajouta rien.

Les autres semblaient sceptiques. Rits et Clark, les deux officiers, étaient morts. Certes, Hooro et Veim étaient des techniciens de valeur, mais on était encore à plus de quatre années-lumière de la planète- patrie. Il faudrait envisager, à un certain moment, une plongée, sinon deux. Dans l’état où se trouvait le vaisseau et ceux qu’il emportait, c’était risqué. Un homme comme Kraft, malgré tout, était sans doute encore capable de pallier les graves inconvénients d’une telle lancée dans le subespace, si dangereux, si fertile en surprises.

Un long moment encore, ils discutèrent. Les esprits s’échauffaient, et deux tendances s’affrontaient. Si on voulait s’en sortir, admettre le commandement de Dan Kraft paraissait une solution raisonnable, ce qui ulcérait Zamiel, lequel s’évertuait à faire valoir ses qualités de cosmonaute sans paraître convaincre totalement les autres.

D’autre part, en finir avec un commandant abhorré semblait bien tentant. D’autant qu’il fallait ne pas oublier la mutinerie. Lui, l’oublierait-il ? La question n’en finissait pas de se poser et ce n’était pas nouveau. Dès le début, ils avaient dû s’interroger sur ce point.

— Il a donné sa parole, dit Veim. Je le connais, il la tiendra. Nul ne saura jamais...

— Il a juré aussi de nous ramener sur la Terre, quoi qu’il arrive... Je pense qu’il le fera. Non pour nous. Pour lui. Pour ce qu’il appelle sa conscience...

— Et qui n’est que son orgueil insupportable !

— On s’en foui ! L’essentiel est de regagner la Terre !

— Puisqu’on te dit qu’il va nous y conduire !

Késar avala une gorgée de whisky (on finissait sans vergogne les dernières réserves) et ricana.

— Vous croyez à ces conneries ? Le Kraft, il va nous y ramener, oui, sur la Terre ! Et il nous dénoncera ! Et on ira tous en taule... En attendant la désintégration... Vous savez ce que ça vaut, pour les juges, mutinerie dans l’espace ?...

D’un geste vulgaire, il exprimait la mort pour tous les présents.

Aïssé alluma une cigarette.

— Je crois aussi qu’il a l’intention de nous mener à l’astroport ! Mais si, par exemple, on va vers le Centaure pour éviter une nouvelle plongée, là, on avisera...

— C’est cela ! Quand il nous aura balancés à la tour de contrôle, et qu’on verra arriver les flics, assistés des robots de surveillance... À nous la chambre d’annihilation dans les délais les plus brefs !

— Alors, quoi ? Qu’est-ce qu’on fait ?

Veim allait dire quelque chose, Késar le coupa :

— Y a autre chose...

— Quoi ?

— Le saphir ! Un frisson passa.

L’évocation de la pierre fantastique les épouvantait. Parce que la chose effrayante était là, à bord, soigneusement enveloppée et enfermée dans le coffre du commandant.

Là, cette pierre-vampire, ce démon minéral ou autre, ce danger sans précédent qu’ils convoyaient, qui pouvait encore occasionner des désastres.

Aïssé déclara :

— Il la garde !... Je ne sais pas pourquoi, mais...

— J’ai déjà proposé, dit sèchement Zamiel, de flanquer ce truc-là à l’espace. Ce n’est tout de même pas difficile... que Kraft le veuille ou pas...

— Non ! trancha Késar.

Ils regardèrent la grande brute, qui s’essuyait la bouche d’un revers de main.

— Le saphir... Vous savez ce que ça vaut sur le marché cosmique, un machin comme ça ?

Hak eut une moue méprisante.

— Ça vaut la mort de centaines d’hommes, et de je ne sais combien de navires !

— Pauvre con ! Mais il y a des gens... ou des planètes...qui donneraient dix satellites pour le posséder... Et qui c’est qui le possède, pour l’instant ? Eh bien, c’est nous, tu diras pas le contraire !

Ils se regardaient, les uns et les autres, et des flammes étranges brillaient dans leurs yeux.

S’emparer du saphir fantastique ! Le monnayer ! Cela devait représenter, peut-être, une fortune considérable.

Certainement, chacun d’entre eux y avait déjà songé. Saisir le saphir, oui ! Mais nul n’en ignorait les étranges effets. Il avait fallu un Dan Kraft pour oser le prendre à pleines mains, pour ensuite inonder son navire des terribles radiations.

On devait le reconnaître, le résultat avait été favorable. Non seulement la puissance de la lumière bleue avait victorieusement combattu l’océan des ténèbres, mais encore on avait pu constater que les réacteurs anémiés semblaient avoir été par la suite redynamisés par ces pilotons d’une nature incompréhensible.

Seulement, ils demeuraient tous mal à l’aise. Ils savaient qu’ils avaient été soumis, de près ou de loin, et pendant trop de temps, à l’action vampirique de la gemme qui captait les échos du temps. Ils avaient subi l’absorption vitale à leur détriment, et des troubles, des vertiges les accablaient, encore que l’ennemi eût été neutralisé par Kraft.

On remit la question sur le tapis et Hooro prononça :

— Dangereux ! Très dangereux ! Remarquer que l’état, du petit s’est aggravé ensuite...

— Tu crois qu’il est victime du saphir ?

— Oui. dit le Nippon.

Comme les autres, il devait préférer incriminer le saphir que d’admettre l’immonde traitement auquel ils avaient soumis l’enfant.

Késar but encore et gronda :

— Moi. j’en ai marre de tout ça !... Je vous dis que foutre le saphir dans l’espace est la pire connerie ! On le prend ! On le vend ! On...

— Et Kraft ?

— Kraft !...

Il bavait de rage.

— Je m’en charge !... Zamiel se leva. Il était blême.

— Le saphir ! On en a soupe ! On le prend, d’accord, et on s’en débarrasse. On l’envoie dans le vide... Perdu à jamais !

— Perdre ça ?... Des milliards de comètes dans la monnaie de toutes les Galaxies ? T’es pas bien, Zamiel !

Ils s’affrontaient. Malgré tout, Aïssé demeurait entre eux. Késar convoitait tout bonnement la maîtresse de l’officier, et leur rivalité restait stagnante. C’était une trop belle occasion de se heurter et ni l’un ni l’autre ne la laissaient passer.

Ils finirent par se battre, en dépit des efforts d’Aïssé. Les autres hommes, habitués aux rixes entre cosmatelots, se contentaient d’arbitrer en fumant et en buvant.

Késar était lourd, puissant, mais Zamiel, plus jeune, mince, vif, lui donnait du fil à retordre.

Ils cognaient, s’empoignaient, roulaient au sol. Un moment, on les voyait enlacés comme des reptiles furieux. Puis l’un se dégageait par quelque feinte et reprenait un avantage fugace, l’antagoniste reprenant vivement l’initiative.

Du sang apparaissait, Késar ayant eu le nez écrasé, Zamiel une oreille à demi arrachée. Mais ils se refusaient à lâcher prise et sans doute la lutte devait-elle aller jusqu’à l’aplatissement d’un des deux.

Mais quelqu’un se précipita dans la salle où s’était tenu le conciliabule des éternels révoltés.

— Voilà Kraft !... Venez voir... Le gosse...

C’était Kaami, un cosmatelot, un Océano-Terrien, un de ceux qui n’avaient suivi que mollement la mutinerie.

Il paraissait très ému et son irruption mit fin au pugilat.

Les combattants se relevaient, meurtris, saignants, se jetant des regards haineux. Aïssé et les autres suivaient déjà Kaami.

Il leur fit signe de garder le silence, de ne pas se faire voir.

Le commandant passa. Et tous, tapis dans la pénombre d’un couloir, le suivirent des yeux.

Dan Kraft marchait, portant le corps sans vie de Cédric...

Il ne parut pas se rendre compte de la présence de ces gens qui l’épiaient.

Dan Kraft était ailleurs, c’était indéniable. Il avançait comme un robot, désormais détaché de bien des choses de la Terre et des planètes.

Il poursuivit sa marche automatique, sans hâte, en homme dont le destin est déjà accompli. Ils le virent tourner l’angle de la coursive et se diriger vers l’arrière de l’astronef.

Lui disparu, les conspirateurs sortirent de leur torpeur.

— Où va-t-il ?

— Au désintégrateur...

— À moins qu’il ne veuille garder le corps jusqu’à la Terre !

— C’est antiréglementaire. Tu connais Kraft !... La loi, rien que la loi !

— Ainsi, le mouflet est mort !

— Ça devait arriver !

Késar, une fois encore, intervint :

— Qu’il fasse ce qu’il veut ! On en a rien à foutre ! Y a mieux à faire !

Il fit un pas. Zamiel, tout endolori qu’il fût, lui barra la route.

— Où vas-tu ?

— Oh ! toi, suffit !

Il levait encore son poing formidable. Il fronça le sourcil. Deux couteaux aigus se pointaient vers lui, brandis par Hooro et Hak.

— La paix, Késar, fit le Nippon, qui s’était concerté du regard avec Hak. Le saphir nous a coûté trop cher !... On va le prendre. D’accord ! Mais on le balance. Tu as compris ?

Le colosse, l’oeil injecté de sang, les regarda tous et ne broncha pas. Il savait que les cosmatelots, à la moindre velléité, le poignarderaient proprement.

Zamiel et Aïssé se dégagèrent du groupe, laissant Késar sous la surveillance des autres, tous ayant admis qu’il fallait à jamais jeter la pierre-vampire cause de tous ces drames.

Aïssé, sans doute, ne mésestimait pas elle non plus l’incommensurable valeur de la pierre. Mais depuis le cercle d’horreur dans lequel elle avait été plongée, depuis qu’elle avait subi l’étreinte hideuse des morts-vivants, glacée dans toute sa chair comme dans son âme, elle n’était plus qu’un robot déphasé. Elle voulait rejeter la gemme et c’était elle évidemment qui avait poussé Zamiel, circonvenu les autres, à l’exception de Késar rendu fou à l’idée que c’était plus que la fortune qu’on allait ainsi larguer dans le grand vide.

Ils allèrent à la cabine du commandant, se détournèrent d’une des deux couchettes, désormais vide. Là, Kraft avait gardé, soigné son fils. Là, le petit Cédric venait de mourir, victime bien plus de la sottise et de la médiocrité humaine que du plus grand monstre de la Galaxie.

Zamiel avait amené un chalumeau atomique, avec lequel il découpa promptement la porte du coffre.

Aïssé le regardait faire, de ce regard inexpressif qui était le sien désormais.

Quand la porte tomba, elle l’écarta et s’empara elle-même du saphir, toujours soigneusement enveloppé dans une bâche que Kraft avait encore pris la précaution d’entourer de liens magnétiques.

Tenant cet étrange fardeau, elle traversa l’astronef dans une grande partie de sa longueur et, avec Zamiel, atteignit un des sas donnant accès à l’extérieur.

Là, un système permettait l’éjection des corps indésirables. Il devenait alors très aisé de précipiter l’étrange chose, le joyau représentant le péril inconnu dans l’abîme effrayant qui sépare les systèmes solaires.

Certes, on pouvait admettre que sa présence présentait encore un risque pour les vaisseaux évoluant dans une zone proche – si l’on pouvait dire – des étoiles constituant le Centaure.

Mais de tels scrupules n’effleuraient même pas l’esprit des mutins. Ils vivaient dans la peur du saphir, dans la haine de Kraft. Ils voulaient en finir avec l’un comme avec l’autre. C’était tout.

Les sinistres amants pénétraient dans le sas lorsqu’un vacarme parvint jusqu’à eux. Il y eut des jurons, des bruits de coups, un râle d’agonisant.

Késar s’était brusquement débattu et, de ses mains formidables, avait à demi étranglé à la fois Hoor et Hak.

D’un coup de pied, il repoussait Veim. Kaami levait sur lui son poignard, mais le colosse réussissait à lui tordre le poignet et à retourner l’arme, la lui plantant dans le flanc.

Il courait maintenant, comme un fou, hurlant :

— Le saphir !... Je veux le saphir !... À moi ! Pour moi !... Je serai riche !... Je serai le plus riche de la Galaxie .... À moi ! Rien qu’à moi !

Il arriva, haletant, dans le sas où Aïssé et Zamiel s’apprêtaient à lancer le fatal paquet.

Zamiel voulut s’interposer mais un violent uppercut l’étendit.

Aïssé avait introduit le paquet dans l’éjecteur, une sorte de large valve conçue pour faire passer jusqu’à un corps, en cas de non fonctionnement de l’appareil désintégrateur.

La brute fut sur elle, ricanant hideusement.

Sa grosse patte s’abattit alors qu’elle actionnait le dispositif.

Il voulut la saisir. Féline, elle glissa entre ses mains, eut le geste rapide de propulsion. Il revint à la charge mais elle se déroba. Dans le mouvement, elle bascula, disparut à la suite du saphir dans un hurlement atroce.

Késar tombait. Zamiel, encore au sol, avait tiré son fulgurant. Et le feu atomique, n’étant plus désorienté par le saphir, atteignait son but, mettant un terme aux exploits du colosse sanguinaire.

Zamiel se releva, titubant, halluciné.

Il regardait l’éjecteur, maintenant clos, par-delà le cadavre de Késar,

Il n’y avait plus, à bord de l’Altaïr, ni le saphir qui avait causé la perte de tant de vais seaux spatiaux ni l’aspirant Aïssé.