MAURICE LIMAT

 

 

 

 

 

 

 

UN DE LA GALAXIE

 

 

 

 

 

 

 

 

COLLECTION « ANTICIPATION »

 

 

 

 

 

 

ÉDITIONS FLEUVE NOIR 

      

      

      

 

 

    

    

    

 

 

CHAPITRE PREMIER

    

 

     Elle attendait…

     Elle était prête. Bien qu’elle se trouvât dans une sorte de cellule confortable à l’extrême, mais hermétique, ce n’était pas une prisonnière, encore moins une condamnée. Et pourtant…

     Elle bénéficiait de l’estime la plus totale de la part de ses coplanétriotes et des dirigeants de la planète Liis. Si elle se trouvait dans cette situation, c’était parce qu’elle l’avait choisi librement, en toute connaissance de cause, de sa propre et ferme volonté.

     Ce qui l’attendait n’était pas une exécution, bien que cela y ressemblât par certains côtés, dont le cérémonial. Un suicide ? Peut-être. Elle connaissait les risques, les effets effarants de ce à quoi elle allait se livrer.

     Pourtant, elle avait consenti, s’était même portée volontaire, à la grande admiration de tous.

     Un homme partageait ses convictions et allait partager son sort.

     Cet homme, elle ne le connaissait pas. Pas encore.

     Quand ils se rencontreraient… mais que se passerait-il avant cette rencontre, d’ailleurs prévue et pour laquelle ils se livraient, l’un comme l’autre, à ce sort étrange ?

     Elle était belle. Saine. Sportive et cependant délicatement féminine.

     Blonde, avec de grands yeux  gris, d’une belle clarté de pierre fine. Un corps ferme, légèrement potelé, à la gorge solide et bien ciselée.

     Ce que, sur la planète Liis, comme dans tous les mondes, on appelle une jolie fille.

     C’était l’heure, ou presque.

     Elle le savait. Elle s’y était préparée moralement, après les nombreuses et fastidieuses formalités d’ordre médical et psychologique qui avaient précédé, indispensable prologue à l’expérience.

     Quand la minute suprême fut venue, elle l’entendit, dans son cerveau où une onde douce passa, afin de ne pas ébranler son système nerveux par la vulgarité brutale de quelque signal sonore ou lumineux.

     Elle jeta dans le fumivore la cigarette qu’elle savourait, se leva.

     Il n’y avait plus ni mégot ni fumée. Tout était effacé, purifié.

     Elle chercha le miroir de la chambre, mais un mécanisme l’avait rendu invisible derrière un rideau noir.

     La jeune femme soupira, comprenant les raisons subtiles d’une telle précaution : épargner à la jolie créature qu’elle était, le doute, sinon le regret d’avoir accepté l’aventure, en contemplant une dernière fois des traits qui, dans l’avenir, ne seraient absolument plus jamais les siens propres, mais ceux d’autres femmes.

     Celles qui allaient naître de sa chair.

     On l’appelait, toujours par le même élégant et délicat truchement.

     Désormais, pour les quelques instants qui lui restaient à vivre, du moins vivre dans sa personnalité originale, les instructions lui seraient dictées de cette façon intime, par contact cérébral.

     Elle se mit en marche et le mur parut s’effacer devant elle.

     De l’autre côté, elle s’engagea dans un couloir où tout semblait très délicatement luminescent, où nulle clarté trop vive ne pouvait blesser l’éclat des prunelles.

     Un tapis roulant s’anima, l’emportant dans son mystère, tout de douceur, jusqu’à une salle où deux femmes d’un certain âge l’attendaient, silencieuses, souriantes, portant l’uniforme des hôtesses de Liis, bleu pâle, galons d’argent.

     Elles la dévêtirent, avec des gestes précis, très sûrs, sans l’ombre d’une hésitation ou d’une quelconque nervosité et, quand elle fut nue, elles se reculèrent, regardant, avec une admiration certaine, à la fois ce corps magnifique, cette chair tendre et attirante, et cette âme forte qui s’offrait pour le salut de son peuple.

     Le tapis roulant l’emportait de nouveau, au long d’un autre couloir, semblable au premier, où ses membres élégants, ses seins impeccables, sa belle tête artiste étaient baignés d’une lueur stellaire.

     Elle savait qu’on l’observait, que des yeux invisibles la couvaient au passage.

     Tout son organisme était testé une dernière fois, sondé d’ondes subtiles, étudié, contrôlé, disséqué viscère par viscère et, dans un laboratoire inconnu, des voyants s’allumaient, des chiffres naissaient, des renseignements minutieusement précis reproduisant les moindres palpitations de cette femme dans sa physiologie intégrale, étaient offerts à la vue de ceux qui contrôlaient l’expérience.

     Elle ne les voyait ni ne les entendait, mais elle imaginait leurs chuchotements, leurs pensées, leurs échanges et, avec une fierté bien légitime, elle gardait la douce satisfaction de penser que tous, ils l’admiraient et pas seulement pour sa beauté physique.

     Puis le mouvement s’arrêta et elle se trouva immobilisée.

     Son cœur se pinça fortement. C’était l’instant attendu.

     Elle banda sa volonté, se tint droite, la tête haute, attendit…

     Il ne semblait plus qu’elle fût dans le couloir, encore que la transition lui eût échappé.

     Seule et nue, blanche et lancée dans le mouvement pur de sa ligne parfaite, elle paraissait suspendue dans un univers noir, non pas ténébreux, mais de ce beau sombre des velours et des pierres rares, à la fois chaud et enveloppant.

     Un cube. Oui. Maintenant, il lui semblait se trouver au centre d’un cube. Tout était noir, mais elle en discernait, en devinait peut-être, les lignes et les angles.

     Sur un des côtés de ce cube naquit une figure, indiquant qu’au-delà se créait un mouvement triangulaire, qui fut bientôt une pyramide, dont la base eût été justement le côté du cube, une pyramide noire dont elle apercevait la pointe, comme vue de l’intérieur.

     Levant, tournant, puis baissant la tête, elle découvrit d’autres pyramides semblables naissant aux six faces du cube dont elle occupait l’intérieur.

     L’ensemble devait former un bien étrange solide, mais tout se modifia encore et le polyèdre multiplia ses faces, donnant naissance à un monstre extravagant, toujours plus vaste, toujours plus étendu, mais demeurant rigoureusement géométrique dans ses fantaisies créatrices.

     La jeune femme nue restait au centre, comme si elle était à la fois le point zénith et le point nadir de ce monde fantastique.

     Mais des sensations mystérieuses s’emparaient d’elle, un vertige nullement effrayant, lénifiant tout au contraire, une sorte d’euphorie moins écœurante que celle née de la boisson, moins inquiétante que les effets de la drogue.

     C’était une tiédeur fœtale, qui atteignait son cœur et sa pensée, pénétrait tous ses organes, et elle se sentait glisser tout doucement dans un bonheur énigmatique contre lequel elle n’avait nullement envie de lutter.

     Des couleurs lui apparaissaient, effaçant le géant polyèdre, qui le cédait à des ondulations lentes et enchanteresses, un ruissellement d’arcs-en-ciel impalpables, arachnéens, qui lui semblaient l’envelopper de leurs écharpes d’irréel.

     Et puis elle vit une femme. Une femme nue.

     Elle.

     Une autre elle.

     En dépit des enivrements que la science magique des techniciens de Liis lui dispensait, elle ressentit encore une émotion assez vive, qui fut enregistrée automatiquement sur les tableaux lumineux des surveillants de la grande expérience.

     Un nouveau flux enchanteur passa sur elle-même, effaçant presque l’impression émotive.

     Pendant un temps, elle flotta encore dans ce micro-cosmos où elle n’était cependant déjà plus seule.

     Et il y eut, cette fois latéralement, une autre elle, encore.

     Elle le pressentit, tourna la tête, vit cette réplique numéro deux de sa personne.

     Même silhouette formée au sport sur un galbe né pour l’amour, même jolie tête blonde, un peu hautaine, avec les yeux gris de pierre rare.

     Elle pensa nébuleusement :

     – Cela fait deux, déjà… Jusqu’où irons-nous ?

     Elle leva son regard, quand elle comprit qu’une troisième créature qui était aussi elle apparaissait au-dessus de sa tête, correspondant à la pyramide supérieure du cube initial, comme les autres correspondaient aux pyramides de face et de profil droit.

     Les ondes lénifiantes l’assaillirent de leurs magies enchanteresses, noyant le bouleversement qui se manifestait dans son cœur, en dépit de toutes les précautions prises, de la préparation, de sa volonté intrinsèque.

     Dans un tourbillon, son esprit sombra presque.

     Pas avant qu’elle n’eût aperçu sa jumelle latérale gauche, entrevu enfin la quatrième moulure de sa personnalité, juste sous ses pieds, là où était apparue initialement une pyramide renversée.

     Mais elle gardait une certaine lucidité et cette ultime présence de l’esprit la faisait cruellement souffrir. Elle suffoquait, et sentait en elle des douleurs insensées, comme si tout son être se disloquait, comme si des forceps inconnus étaient en train de tirer d’elle, non simplement et naturellement de son ventre, mais de tout son être à la fois, les forces mêmes de sa vitalité, tout ce qui constituait la femme, la créature, la personne de chair et de sang qui, depuis un peu plus de vingt années de Liis, vivait sous les trois soleils éclairant la planète.

     En vain, les techniciens, suivant attentivement ce combat intérieur, tentaient-ils de l’apaiser, de la sauver, en multipliant les effluves de bonheur, la souffrance ne cédait pas, et elle sentait tout son moi qui éclatait.

     Bizarrement, elle pensait plusieurs choses à la fois, et cela formait un curieux éventail, allant de la colère à la joie, du plaisir simple à l’attention scientifique, de l’étourdissement de l’effort physique à la quiétude du sommeil.

     Cela, elle le réalisait, s’embrouillait un peu dans ces panoramas divers de l’esprit, cherchait à juxtaposer ses idées, à désemberlificoter ses sensations, mais n’y parvenait pas.

     Sans doute, si elle n’eût pas été soutenue par l’action apaisante de la machinerie euphorisante, eût-elle péri de douleur et de confusion cérébrale, tant cet écartèlement, de plus en plus marqué, la faisait gémir.

     Car elle gémissait, faiblement, avec çà et là une sorte de cri de révolte, non contrôlé, naissant seulement du fond de son cœur déchiré comme le reste.

     Les observateurs devaient constater, non sans une émotion bien légitime que, si leur patiente était intacte dans son intégrité de femme, du moins son aspect se modifiait-il dangereusement.

     Finie, la belle carnation de tout son corps, les tendres coloris de ses joues, le vermillon de sa bouche menue mais sensuelle.

     On n’aurait pu retrouver, au fond des grands yeux, plus grands que jamais, le délicat coloris des gemmes rares. Tout était blafard, incolore, comme délavé…

     La cinquième, puis la sixième « elle » parurent

     Ce fut comme un arrachement épouvantable. Elle souffrit mille morts et ses pensées se dispersèrent plus que jamais. Il lui semblait entendre des propos divers, peu cohérents, des conversations, des disputes, des appels et des cris, des mots de tendresse et de pitié, ou au contraire de fureur et de menace, et il lui paraissait aussi que c’était elle qui disait tout cela à la fois, qui était foule, monde, multitude…

     Elle exhala, dans un dernier soupir :

     – Six… je suis six… Non… cela doit faire sept… moi… je…

     Dans un choc, elle croula.

     Et on arrêta l’expérience.

     Des servants de la Technocratie de Liis pénétrèrent dans l’appareil fantastique. Ils y trouvèrent une forme humaine, qui avait été une femme.

     Elle vivait. Décolorée, exsangue, respirant faiblement, mais sûre de survivre grâce aux soins des savants.

     Seulement, ils ne pourraient lui redonner son aspect initial. Ce serait, désormais, une sorte de larve albinos, blanche depuis les ongles de ses pieds délicats jusqu’à ses cheveux qui avaient été blonds, avec des yeux sans couleur, presque sans regard que des filets de sang envahissaient, dans une chair d’un gris blanc qui faisait mal à voir.

     Un ordre fut donné :

     – Conduisez-la dans les Abîmes, avec les autres !

     Six femmes nues, superbes, semblables à celle qui avait été volontaire pour l’expérience, étaient aux mains des hôtesses, qui les vêtaient de robes élégantes, qui les coiffaient, leur polissaient les ongles, leur présentaient des miroirs dans lesquels elles pouvaient déjà se sourire, heureuses de vivre…

*

     Un homme attend. Prêt, moralement et physiquement.

     L’onde mystérieuse vient à son cerveau, l’avertit que le temps est venu.

     Il jette sa dernière cigarette et se met en marche.

     Mur effacé, couloir, tapis roulant.

     Deux technocrates silencieux, mais fraternels, l’attendent et le déshabillent avec précision.

     L’homme nu est emporté, sur le tapis roulant, dans une clarté lunaire…

    

    

    

    

 

CHAPITRE II

    

 

     Penchée sur son micro, Tadda, la vieille reine du peuple de Liis, écoutait avec une attention qui n’excluait pas l’émotion dont les stigmates se lisaient sur son visage.

     – Non, murmura-t-elle pour elle seule, non, plus jamais ça…

     Elle se leva, s’éloigna de son bureau, appuyée sur sa canne, en femme usée qu’elle était.

     Elle n’avait pas coupé le contact et, par le micro, l’étrange mélopée se faisait entendre dans la vaste pièce, apportant l’écho du monde effrayant qui continuait à vivre sous le palais, sous la cité même de Liis.

     Tadda alla vers la vaste baie, passa sur la terrasse.

     Là, contemplant la cité, les monts environnants, son univers, qui se mourait sous les trois soleils, dont deux paraissaient se disputer le zénith, la souveraine s’abîma dans une profonde rêverie.

     Un sentiment encore mal connu d’elle rongeait son vieux cœur : le remords.

     Pourtant, depuis qu’elle assumait les responsabilités du pouvoir, depuis des années de la planète Liis, Tadda avait été irréprochable.

     Son peuple — ou ce qui en restait — l’adorait. Elle était la dernière à devoir régner. Son époux, Hiddès, avait péri en repoussant une invasion des Déhemmos, les hommes-pieuvres venus d’une constellation voisine. Ses cinq fils, elle les avait vus disparaître les uns après les autres, ainsi que Taddyanina, sa fille unique, celle qu’on appelait la perle de Liis.

     Le mal dévorant les avait emportés, comme il avait tué plusieurs millions de ses sujets.

     Tadda avait lutté, pleuré, résisté, régné, tenté de mener jusqu’au bout l’écrasante tâche de porter une couronne.

     À présent, vieillie, fatiguée, elle se demandait, peut-être pour la première fois de sa vie de femme, de mère, de reine, si elle n’avait pas pris une décision criminelle.

     Elle leva les yeux vers les trois soleils, païenne comme tous ceux que n’a pas touché la grande révélation christique, cherchant ce Dieu auquel elle croyait et qu’elle avait toujours cru servir fidèlement.

     – Maître du Cosmos !… J’ai cru bien faire… si c’est un crime, pardonne-moi… Et ne frappe que moi… Épargne mes pauvres enfants !…

     De sa main ridée, elle paraissait tenter de protéger ceux qu’elle nommait « ses enfants », le peuple de Liis, ce peuple décimé, abattu, mourant.

     Un crime ?

     Les échos venant depuis le micro, toujours branché, semblaient prétendre le lui faire croire.

     Un serviteur s’avançait, débile sur ses jambes exténuées, demandant avec respect :

     – Le seigneur Volg sollicite une audience de Votre Majesté !…

     Tadda fit signe qu’elle allait recevoir Volg. Elle se redressa, renoua l’écharpe noire qui lui enveloppait la tête, s’avança, à l’aide de son indispensable canne, dans sa robe noire de veuve et de mère éplorée, à la rencontre de Volg, premier ministre de Liis.

     Volg semblait octogénaire, bien qu’il fût un peu moins vieux. Chauve et glabre, avec un visage long et terriblement buriné, il était encore assez droit malgré ses états de service dans les luttes interplanétaires et les révolutions qui avaient marqué le déclin du monde de Liis.

     – Mon vieil ami…

     – Majesté…

     Volg s’interrompit, frappé par le chant maudit qui lui parvenait :

     – Pourquoi ce micro ? dit-il avec reproche. Pourquoi vous obstiner à les écouter ?…

     Tadda saisit le bras encore vigoureux de Volg de sa main ratatinée, et il la sentit nerveuse, vive malgré l’âge et les deuils.

     – Volg… Je veux savoir… Ils sont là ! Sous nos pieds… Ils souffrent… Leur sort est horrible… Et nous venons — je viens, puisque j’ai signé l’acte — de grossir encore leurs rangs de deux unités, deux de nos plus jeunes et plus beaux sujets…

     Elle eut un sanglot.

     – Sacrifiés !… pour quelle renaissance utopique de mon peuple !… Ah ! je voudrais savoir… mais non, je ne doute plus, j’ai eu tort… Ce forfait, le Destin ne me le pardonnera pas…

     – Voilà bien, dit Volg avec humeur, les scrupules excessifs de Votre Majesté… Permettez-moi d’abord de vous le rappeler : Yaïn, comme Kiwan, n’ont pas été sacrifiés. Ils étaient volontaires pour pénétrer dans le Multiplicateur. Elle, nous le savons, par suite d’un chagrin d’amour. Lui, en jeune et bouillant chercheur d’aventures. Et puis, quel résultat !… Certes, Yaïn et Kiwan ont été amenés aux Abîmes, mais là, ils ne seront pas malheureux.

     Eux… du moins ce qui reste d’eux, vivra sans souci, parmi les Ombres Vivantes. Ils chantent… Permettez-moi de couper ce contact…

     Sans attendre la royale autorisation, Volg arrêta le micro.

     Un lourd silence succéda à ce chant funèbre qui semblait emplir tout le cabinet de travail de la reine.

     – Volg, reprit-elle enfin, il y avait combien de temps que nous n’avions plus fait fonctionner le Multiplicateur ?

     – Cinq années, Majesté. Encore les dernières expériences n’avaient-elles eu, pour sujets, que deux criminels que nos psychologues espéraient pouvoir récupérer en divisant leurs personnalités, en tentant de mettre à part ce qu’ils avaient en eux de bien, de médiocre, de vraiment mal. Cela avait donné d’appréciables résultats…

     – N’importe !… Les hommes originaux victimes d’une telle action font maintenant partie des Ombres Vivantes.

     – Oui, certes. Et ceux-là, un assassin, un escroc de grande envergure, ne l’avaient pas volé. Il n’en est pas moins vrai que trois de leurs doubles, judicieusement récupérés et éduqués, vivent parmi nous, travaillent et se conduisent en bons citoyens.

     – Un sourire passa sur son visage de vieil homme.

     – De ces bons citoyens dont nous n’avons plus tellement, reine…

     Tadda jeta un regard vers la baie, vers la cité.

     – Hélas !… Une ville mourante, bientôt morte… Des cultures abandonnées, des ports endormis, des astrodromes inutiles… Plus un vaisseau spatial n’a quitté Liis depuis plus de vingt ans. Nos sidéroradars, nos tours de contrôle, ne fonctionnent que par routine… À part quelques pêcheurs, les bateaux ne voguent plus… Et nos hôpitaux ont bien du mal à faire face à tant de misères… Quelques rares étudiants et étudiantes luttent encore… Mais je me suis laissé dire, Volg, (j’ai encore ma police secrète) qu’une conspiration se fomente, dans les couches jeunes de la population…

     Volg pâlit.

     – Un complot… Contre Votre Majesté ? Tadda eut un pauvre sourire.

     – Oh ! certes non. Une conspiration qui n’a pour but que de les sauver tous. Écoutez-moi… Ils étudient le comportement des astronavigateurs, des pilotes spatiaux, de tout ce qui correspond à cette vie de l’espace si regrettablement négligée par nos coplanétriotes ravagés… Ce qu’ils souhaitent ? Fuir… Utiliser un des astronefs encore intacts, s’envoler, s’élancer à travers la Galaxie, vers quelque planète plus clémente, quitte à s’incorporer à un autre peuple que le nôtre…

     Tadda s’assit, rejeta sa canne, soupira :

     – Et je les comprends…

     – Madame, dit Volg, ne désespérons pas. Nous contrerons ces jeunes fous. Nous leur montrerons que Liis est encore fertile, et peut redevenir féconde. En attendant, que Votre Majesté n’oublie pas que je dois lui présenter les fruits du Multiplicateur.

     Tadda parut frissonner.

     – Combien sont-ils ?

     – Ah ! triompha le ministre. Quel beau et vivant succès !… Dix, Madame. Six filles superbes. Quatre gars magnifiques. Les jumeaux de Yaïn et de Kiwan… Puis-je les faire venir ? Et je supplie Votre Majesté de ne pas oublier que, si nous trouvons encore quelques volontaires, nous serons bientôt en mesure de construire une nouvelle cellule-mère, l’embryon solide et sain d’un peuple neuf, les futurs Liisiens…

     Tadda l’écoutait.

     Dix sujets nouveaux, créés de la veille, et cependant déjà adultes !

     Dix êtres humains, nés de l’effarante synthèse du Multiplicateur, ce génial et démoniaque appareil créé par la science de savants maintenant disparus, qui avaient mis à la disposition des souverains de la planète Liis, un engin capable de lui redonner des sujets à volonté.

     Mais elle pensait à ceux qu’on nommait les Originaux : Yaïn et Kiwan.

     Elle avait encore dans l’oreille le chant interminable et sinistre des Ombres Vivantes, ce peuple souterrain, ce peuple qui ne pouvait plus supporter la lumière des trois soleils, ces larves parmi lesquelles justement, la belle Yaïn et le vigoureux Kiwan, réduits à l’état albinoïde, avaient pris place depuis quelques heures.

     – Soit, Volg… Il le faut !… Amenez-les moi… mes nouveaux enfants !

     Ils entrèrent.

     Ils étaient très réussis, pensaient les techniciens et aussi les ministres et les technocrates. Les filles étaient splendides. Les garçons très beaux aussi, ardents d’aspect, bien bâtis.

     Tadda, en les regardant, écoutait les explications de Suphar et de Oh-Zad, deux technocrates qui avaient surveillé l’expérience.

     Ils présentaient à la souveraine des fiches luminescentes, avec des images en relief montrant les deux Originaux, Yaïn et Kiwan, et un certain nombre d’observations concernant les caractéristiques de ceux qui étaient désormais des Ombres Vivantes.

     Tadda oscillait entre les fiches et les nouveaux Liisiens. Il y avait donc six Yaïn. Deux d’entre elles, comme de vraies jumelles, comme aussi des filles rigoureusement semblables à leur mère, reproduisaient à la fois les traits exacts et le caractère sentimental et ferme de Yaïn.

     Une était plus frivole, plus coquette, mais on savait que le beau tempérament de Yaïn n’excluait pas la fermeté. Une autre promettait, comme l’avait été Yaïn, de devenir une sportive accomplie. Une autre, tout en étant également férue d’exercices physiques, souhaitait se consacrer à un futur ménage. La dernière, bien que coquette, envisageait volontiers une carrière intellectuelle.

     Les technocrates étaient contents d’eux-mêmes. Les tests étaient parfaitement satisfaisants. Ces six filles étaient des créatures biologiquement impeccables, qui feraient d’excellentes mères de famille.

     Les quatre garçons étaient moins nuancés dans les caractères. Trois ressemblaient à s’y méprendre à leur père Kiwan. Forts comme lui, férus d’aventures, ils seraient soldats, astronautes (mais y aurait-il encore des astronautes à Liis ?). Quelque peu sensuels, on pouvait penser qu’ils se calmeraient dès qu’ils rencontreraient la femme qui les satisferait pleinement et, dès lors, deviendraient plus fidèles, plus constants.

     Le quatrième, moins développé physiquement, ressortait du côté purement moral de Kiwan. Il y avait eu, chez cet audacieux Original, un côté encore enfantin, naïf même. Son quatrième « enfant » en avait hérité et on pensait déjà l’orienter vers les carrières paramédicales, mieux faites pour lui.

     Tadda posa quelques questions à ses enfants, leur parla avec bonté, souhaita que des unions s’établissent entre eux (n’était-ce pas là le suprême but des expériences du Multiplicateur ?) et finalement les bénit en leur demandant de bien servir le monde de Liis.

     Ils se retirèrent, et elle les suivit longuement du regard, les filles dans de belles robes lamées d’argent, les gars dans des uniformes bleu et rouge, tous impeccablement habillés, préparés, prêts à affronter la vie.

La vie qui leur avait été donnée depuis moins d’un jour de la planète Liis…

     Volg se retrouva avec la reine, après que Suphar et Oh-Zad se furent également retirés, non sans avoir reçu les félicitations d’usage de la part de la souveraine.

     Tadda eut un mouvement vers le micro.

     Volg intervint :

     – Non, Madame… Je vous en prie…

     Tadda hocha la tête :

     – Soit… Je n’écouterai pas le chant funèbre des Ombres Vivantes… Ces larves… vivent-elles vraiment ? Est-ce vivre que de demeurer stagnant dans nos souterrains, respirant l’air conditionné ?…

     – Et bien soignés, bien entretenus à ne rien faire…

     – Mais ni des hommes ni des femmes, Volg.

     – Quel résultat cependant, Majesté !… Vous avez vu !…

     – Ces filles ? Ces jeunes gens ? Dispensez-moi de vos discours. Et écoutez-moi… Je n’irai pas plus avant. Je ne veux plus, vous entendez, Volg, moi vivante, le Multiplicateur ne fonctionnera pas…

     – Majesté… Il faut sauver notre monde…

     – Que ces derniers-nés procréent, s’ils le peuvent…

     – Ils le peuvent. Nos contrôles l’attestent.

     – Soit. Sélectionnez les derniers jeunes, les plus sains. Isolez-les au besoin. Créons une colonie. Éduquons le dernier vestige du sang de Liis… Essayons, à partir d’un petit groupe, de faire naître un autre peuple, héritier de notre immense humanisme, et pour lequel travaillera ce qui reste du peuple qui fut grand…

     Volg conduisit la reine sur la terrasse, lui montra, sous les soleils qui se couchaient curieusement en même temps, l’ensemble de la cité.

     Il y avait de nombreuses tours radio, mais deux seulement fonctionnaient encore. Un aéronef passa, isolé, un des derniers.

     Dans les rues, on voyait quelques rares mobiles, fonctionnant à la désintégration moléculaire. Et des enfants malingres jouant dans les ruines du Palais de la Science, incendié et jamais reconstruit.

     Nonchalants, les derniers Liisiens traînaient, bavardaient, alors que quelques rares artisans s’acharnaient encore, de plus en plus raréfiés.

     – Tout ce qui reste d’un monde, Madame… Non, ce n’est pas suffisant pour renaître… Il faut trouver d’autres Yaïn, d’autres Kiwan… Il y en a encore quelques-uns. Il faut…

     – Je m’y refuse, Volg. Assez d’horreurs comme cela…

     Le vieux serviteur de la reine eut un geste découragé.

     Mais une sonnerie légère se faisait entendre. Ils quittèrent la terrasse, revinrent dans le cabinet de travail.

     Sur une paroi, la télé se manifestait et un technocrate apparaissait.

     – Majesté… Monsieur le Premier Ministre… Je me crois obligé de vous importuner. Une nouvelle d’une importance capitale.

     – Et quoi donc, Mowix ?

     – Un astronef est signalé, à cent années de lumière environ. Il se dirige vers nous.

     La reine et Volg demeurèrent interdits un instant.

     Il y avait plus de soixante-dix années de la planète que nul engin spatial n’avait plus fait route vers Liis, et bien une vingtaine d’années que le dernier spationef s’était envolé pour ne plus revenir.

     – Quel type d’engin ? demanda Volg. Le technocrate, qui siégeait à la tour de l’astrodrome, précisa :

     – Inconnu de nous. Ce n’est pas un Déhemmo !

     Tadda et Volg respirèrent, ayant songé à leurs derniers envahisseurs : les Hommes-Pieuvres.

     Ils surent cependant que le navire, venant vraisemblablement de quelque constellation lointaine, semblait chercher sa voie, qu’il ne s’agissait pas d’un engin de guerre, mais plutôt d’un explorateur scientifique, et que son équipage, testé par l’hyper-radar, comportait des hommes et aussi deux ou trois jeunes femmes. Tous vigoureux, sains, d’esprit pacifique.

     – Merci, dit Volg, sur un signe de la reine. Faites établir le dispositif d’alerte, à toutes fins utiles, et tenez Sa Majesté au courant.

     Seuls, face à face, Tadda et Volg se regardèrent.

     – Taisez-vous, dit-elle comme il allait parler. Je sais ce que vous allez dire…

     – Votre Majesté devine…

    – S’emparer de ces hommes, de ces femmes. Les jeter au Multiplicateur. En faire des Liisiens nouveaux, les unir entre eux, voire à nos sujets. Procréer. Engendrer un monde neuf. C’est votre idée, n’est-ce pas, Volg ? Ainsi, me direz-vous, je sauve les miens, je n’agis que sur des étrangers de l’espace. Je n’ai plus de remords à éprouver.

     Le vieux Liisien s’inclina.

     – Je rends hommage à la perspicacité de la reine de Liis.

     Tadda hésitait. Il se rapprocha.

     – Madame… puisque vous avez parlé la première… Donnez-moi carte blanche… Nous ne ferons aucun mal à ces gens… Nous les multiplierons et ils prendront place parmi nous, voilà tout. Et la race revivra…

     – Volg…

     – Leur astronef viendra par ici, je vous en réponds… Nos savants, depuis des millénaires, ont bien travaillé… Notre monde est décimé, mais il comporte encore des techniciens habiles… Laissez-moi m’occuper d’eux…

     Déjà, Tadda, ébranlée, ne protestait plus.

     Et le vieux Volg songeait aux moyens fantastiques dont il disposait encore, pour attirer le navire inconnu vers la planète, pour en dérouter ceux qui se trouvaient à bord, pour les amener, sans brusquerie, sans combat, jusqu’au miracle infernal du Multiplicateur…

    

    

    

 

    

CHAPITRE III

    

 

     Bonjour, ma tourterelle…

     La voix puissante de Ken éclatait et son visage à la fois énergique et jovial exprimait la satisfaction gourmande qu’il éprouvait devant une aussi belle fille.

     Ramona éclata de rire.

     – Notre Roc interplanétaire n’a pas encore pris ses pilules…

     Le colosse rit plus haut encore.

     – Le diable emporte vos saletés de drogues et ceux qui les ont inventées… Faut-il admettre qu’on empoisonne des hommes normaux pour leur interdire de s’intéresser aux jolies femmes ?

     Sur un ton tout aussi plaisant, la belle Ramona, dont l’œil vif et l’abondante chevelure dorée, la taille incroyablement fine sous un buste ferme, justifiaient les élans du cosmatelot Ken Volni, dit le Roc, rétorqua :

     – Est-ce que je suis une femme ? Je suis un cosmatelot, tout comme vous, mon cher Ken. Et — cela fait partie de mon travail — je dois exiger de tous les membres de l’équipage qu’ils prennent, aux heures dites, les médicaments qui doivent les tranquilliser sur le problème sexuel…

     Elle regardait d’un œil malin le grand gaillard, large autant que haut, dont les cheveux sombres, la bouche forte et sensuelle, la musculature exceptionnelle sous la combinaison d’astronaute, indiquaient qu’il devait priser fort peu ce genre de traitement.

     Ken demeurait rieur.

     – Me tenir de tels propos, à moi, le Roc ? Non, pas de ça… pas de la part de la plus belle…

     Il s’avançait vers l’hôtesse du navire spatial, louchant vers son corsage bien tendu.

     Elle s’échappa, légère.

     – La plus belle ?… Vil flatteur !… Vous dites la même chose à toutes les filles du bord… À Mandra comme à Ysiane…

     – Mais c’est vous, Ramona, qui l’emportez !…

     Elle riait toujours, sachant bien que l’incandescent Ken ne dédaignait pas de faire aussi un brin de cour, voire un peu plus, à l’astronavigatrice comme à la mécanélectricienne.

     Mais un curieux personnage faisait son apparition et venait ronronner auprès de la jolie fille.

     Cet être invraisemblable était une sorte de monstrueuse chauve-souris qui avançait en gambadant à la fois sur ses ailes repliées et sur ses solides pattes de mammifère, griffues et redoutables. Un panache touffu et roux, évoquant un écureuil de grande taille, battait les flancs de la bête, souple et musclée, qui léchait la main de Ramona, d’une langue extirpée d’un mufle de dogue, avec de grands et beaux yeux d’or.

     – Tenez, Ken, si vous n’êtes pas sage…

     – Et comment le serais-je, près de vous ?… Oh ! Ramona…

     – … Voilà Râx qui le dira au chevalier Coqdor. Vous savez que le maître et le pstôr s’entendent fort bien et qu’ils conversent dans un mystérieux langage qui n’appartient qu’à eux…

     Le puissant cosmatelot, surnommé le Roc, s’avança et caressa le bizarre animal venu de la lointaine planète Dzo.

     – Tu me moucharderais, Râx ? Bien sûr que non… tu es un mâle, toi aussi… et on te dit si intelligent… Tu dois me comprendre…

     – Ken… Être aussi dévergondé, à tant de milliers d’années de lumière de notre chère Terre !…

     – Hé ! Ramona de mon cœur… en plein espace, dans toutes les constellations de toutes les galaxies, je suis moi. Et vous êtes vous…

     – Vous avez trouvé ça tout seul ? Vous feriez mieux de prendre vos pilules…

     – Pour négliger un aussi beau morceau ? Ce serait un crime…

     Le gigantesque garçon tenta d’embrasser l’hôtesse, qui se déroba.

     – Ken, en voilà assez…

     – Je suis le Roc, mais je n’ai pas un cœur de pierre…

     – Par toutes les comètes du Cosmos ! tonna une voix, Ken Volni sera-t-il donc toujours aussi turbulent ?

     Un homme apparaissait, tandis que le pstôr sautait vers l’entrant en sifflant joyeusement, sur un mode qui n’appartenait qu’à lui.

     – Vous arrivez bien, Chevalier, dit l’hôtesse. Sans vous, j’allais subir les violences de cet individu…

     – Oh ! protesta Ken, des violences… Moi qui n’ai jamais prodigué que des douceurs au beau sexe…

     – Eh bien ! vieux Roc, vous allez peut-être avoir l’occasion d’exercer vos talents ?

     – Quoi, Chevalier ? Y aurait-il à bord quelque ravissante qui me serait moins cruelle que ce joli robot qui est aussi insensible qu’un bout de métal rouillé…

     – Merci pour l’aimable comparaison, dit Ramona.

     – Non pas, reprit Coqdor, mais nous allons sans doute — le commandant vient de le préciser — toucher bientôt une planète inconnue… Et si le cœur vous en dit… et si nous y trouvons des humains (le bioradar semble attester qu’elle est habitée), libre à vous de séduire l’élément gracieux de la population…

     – Si toutefois son charme opère, ironisa la belle Ramona.

     – Mille bolides !… vous me rappelez que nous sommes loin de la Terre. Mais que ce soit dans le Sagittaire ou le Lion, la Baleine ou Cassiopée, je reste égal à moi-même ; Ken, dit, le Roc… amateur de jolies filles, et connu d’un bout à l’autre de la Galaxie… Là où il y a de la chair et de la beauté, je suis chez moi….

    – Oui, on le sait, le plus vantard de toute la Galaxie ! dit Coqdor en riant. Mais il me semble, Maître Ken, qu’au lieu de lutiner l’hôtesse, il serait bon que vous vous dirigiez vers la machinerie… On aura besoin de vous pour l’atterrissage…

     Le Roc s’éloigna, après avoir salué le chevalier et tenté d’envoyer une tape indiscrète à Ramona, qui l’esquiva avec un dernier rire.

     Elle demeura près du chevalier Coqdor.

     Par un hublot, sa haute et forte silhouette dressée faisait face au grand vide et elle devina qu’il cherchait à voir, à l’œil nu, cette planète philohumaine, située dans la constellation du Bouvier, où évoluait l’astronef, et vers laquelle le commandant avait décidé de diriger son navire.

     – Chevalier… pourquoi cette escale ?

     Les yeux verts, souvent très doux, mais toujours scrutateurs, se tournèrent vers l’aimable hôtesse.

     – Parce que, mon enfant, nous devons nous réapprovisionner, du moins en vitamines fraîches, et tout porte à croire que ce monde encore ignoré nous en offrira. Et puis, tout en progressant, ne devons-nous pas tenter le contact avec des humanités encore à l’écart du monde galaxien ?

     Il lui sourit et s’éloigna.

     Elle le suivit longtemps du regard, un peu troublée, sensible, comme d’ailleurs les autres filles du bord, à cette beauté virile, à ce caractère d’un homme déjà célèbre à travers le cosmos, doué de pouvoirs d’exception, un être qu’on aimait d’emblée, mais qui inquiétait ou tout au moins intimidait toujours un peu ceux qui n’entraient pas dans son intimité ([1]).

     Le chevalier et le pstôr, son monstre familier, avaient disparu.

     Ramona, puisqu’on allait faire escale, jugea inutile de continuer à distribuer les pilules sex-calmantes et se prépara, elle aussi, à une éventuelle descente sur ce sol encore non reconnu.

     Sous la direction du capitaine spatial Rexugues, l’« Océan Céleste », l’ O.C.  comme on l’appelait couramment, allait donc entrer en contact avec cette planète, un peu plus petite que la planète-patrie, la Terre, et qui tournait au-delà de l’étoile Gamma Bouvier, près d’un système stellaire triple.

     Rexugues emmenait à son bord une cargaison d’éléments divers, armes et munitions, instruments de détection, de forage, et surtout appareillages médicaux, destinés à une nouvelle colonie humanoïde établie depuis peu dans de périlleuses conditions sur un sous-satellite du géant Arcturus.

     L’expédition était la planche de salut pour ces isolés, qui tentaient de créer un monde sur un sol fécond mais tourmenté, dans des conditions climatiques étranges. Rexugues, nouvellement promu au capitanat, mais homme froid, méthodique autant qu’ambitieux avait été désigné et le chevalier Coqdor, grand spécialiste de l’espace à la fois comme navigateur, comme soldat et comme psychologue, lui avait été adjoint.

     Des tours-cadran passèrent, correspondant aux heures calculées de la planète-patrie, et qui servaient, dans le vide, de mesures de temps.

     Maintenant, on distinguait la planète. Curieusement, elle paraissait dépendre de trois soleils différents, très rapprochés, si bien qu’on ne pouvait déterminer duquel elle était vraiment le satellite.

     Rexugues et les siens pensaient que, peut-être comme ce cas rarissime avait déjà été constaté, la planète oscillait au moins entre deux étoiles et exécutait des orbites des plus fantaisistes, étant en quelque sorte rattrapée à un certain moment de son ellipse par l’attraction d’un autre soleil qui l’asservissait à son tour.

     Sur un tel type planétaire, inutile de dire que les saisons étaient terriblement perturbées et que, naturellement, la vie y était difficile.

     Cependant, au fur et à mesure qu’on avançait, la curiosité s’étendait à bord.

     Les membres de l’expédition — une vingtaine seulement — étaient irrésistiblement attirés par ce sol, vierge au moins de leurs pas humains. Inutile de préciser que les trois femmes, Mandra, Ysiane et Ramona, n’étaient pas les moins intéressées.

     La voix sèche de Rexugues les rappela à l’ordre :

     – À vos postes, Mesdemoiselles !…

     Elles ne se le firent pas dire deux fois et lorsque Ysiane passa près du Roc, le colosse bien nommé, elle essuya une caresse un peu brutale qui lui arracha un léger cri et fit froncer le sourcil au maître du bord, qui avait entendu.

     Le Roc avait déjà disparu et le commandant avait d’autres sujets de préoccupation que de telles frivolités.

     Il allait toucher un sol ignoré, qui sait, donner son nom à une planète de plus dans le répertoire galactique, déjà fort étendu.

     Rexugues, homme de taille moyenne, musclé, au visage mince, au nez en pointe, n’était pas un tendre.

     Il ne s’entendait guère avec Coqdor, infiniment plus humain, enclin à l’indulgence par sa grande connaissance des hommes, et ne prisait guère la présence à bord du monstre Râx, jugeant les animaux inutiles, sinon dans les manifestations spectaculaires et barbares comme les courses de taureaux de la Terre, les combats de phoques ailés des satellites d’Uranus ou les dissections vivantes jugées indispensables pour la science par certains technocrates des mondes d’Orion. On regardait monter ce sol. À une distance relative, on avait pu constater qu’il s’agissait bien d’un monde hospitalier. Des étendues vertes et rousses attestaient la présence des forêts. Le miroitement de fleuves et de lacs avait été remarqué. Les pitons semblaient médiocrement élevés et on ne voyait pas le blanc immaculé de la neige.

     – Un climat doux… un univers pacifique, sans doute.

     Seulement, alors que l’ O.C.  descendait et que ses radars sondaient le terrain pour détecter un endroit relativement plane, propice au contact, un fait insolite fut signalé au capitaine spatial, qui, après hésitation, décida tout de même de s’en référer à la sapience du chevalier Coqdor.

     – Nos observateurs sont surpris. La vision oculaire ne correspond pas à la détection radar…

     – Oui… cela arrive quelquefois…

     – Seulement, Chevalier, cette fois, c’est un peu fort. Voyez vous-même.

     Coqdor se pencha sur la binoculaire et fronça le sourcil.

     – En effet, c’est étrange…

     L’ O.C.  avait été dirigé vers une aire favorable, sur un petit coteau émergeant d’un massif très boisé, reconnaissable de haute altitude à la verdure abondante qui le recouvrait.

     On avait ainsi détecté une vaste clairière qui semblait parfaitement indiquée pour la relâche et Rexugues avait donné l’ordre de descente.

     Or, au fur et à mesure que l’astronef se rapprochait du sol, les observateurs constataient que leur vision se brouillait et pouvaient penser éprouver des hallucinations.

     La constatation était fort simple : au lieu de piquer vers un terrain verdoyant, agreste, il semblait à présent — du moins dans les appareils oculaires — qu’on se préparât à toucher un véritable désert, aride et hostile.

     Coqdor releva la tête.

     – Un mirage… Nous sommes victimes d’un mirage, curieusement capté par la binoculaire.

     – On pourrait le croire, en effet, fit la voix sèche de Rexugues. Mais si vous voulez vous donner la peine de regarder par le panoramique…

     Le chevalier fit deux pas et demeura interdit.

     Devant lui, un écran panoramique reflétait le décor dans lequel allait atterrir l’Océan Céleste.

     Et, sur deux cents grades, il voyait des rocs pointus, un sol brûlé et lézardé par une sécheresse atroce, des traînées de pierres tranchantes.

     Rien d’autre. Le paysage accueillant qui avait séduit, d’en haut, les cosmonautes, le cédait brusquement à cet univers d’hostilité.

     Coqdor ne dit plus un mot, mais se précipita hors de la cabine, suivi d’ailleurs du capitaine spatial.

     Ils passèrent dans la coursive qui entourait le navire, de bâbord à tribord et où circulaient les membres de l’équipage. Ils y étaient tous ou à peu près, en ce moment, à l’exception de ceux qui étaient retenus à leurs postes par la manœuvre.

     Les trois femmes, entre autres, avec l’inévitable Ken qui rôdait en permanence là où il y avait les représentantes du beau sexe.

     Eux ne se servaient ni de binoculaire ni de panoramique. Par les hublots, à l’œil nu, les jeunes filles et quelques cosmatelots, et le médecin du bord, le docteur Waran, s’étonnaient, après avoir cru toucher une planète verdoyante et aimable, de s’abattre sur cette désolation à l’aspect menaçant, avec ses rochers agressifs, son sol torturé, fendu d’immenses crevasses, comme s’il ignorait la moindre goutte de pluie depuis un siècle.

     Les trois soleils étaient apparents, flamboyants dans un ciel d’une pureté implacable, sertis d’une sorte de couronne ardente, impossible à soutenir du regard.

     – Il doit faire, ici, une chaleur épouvantable, murmura Waran.

     Le gros rire de Ken sonna.

    – C’est le moment, ma douce hôtesse, de nous rafraîchir d’un de ces Américano dont vous avez le secret.

     Ramona rit, elle aussi.

     – Mon cher, le « 505 » est réservé en récompense aux gens convenables. Et si vous continuez, vous n’aurez pas, pendant quinze jours de cette planète, une seule goutte de bourbon.

     Le puissant cosmatelot passa une langue gourmande sur ses lèvres toujours en appétit, de jolies femmes ou de bonnes choses.

     – Il en reste donc ?

     Mandra et Ysiane se mirent à rire.

     – Tu as gaffé, Ramona… Il ne savait pas qu’il restait encore de l’Old Crow…

     La voix du capitaine spatial, une fois encore, les rappela à l’ordre :

     – Est-ce le moment de plaisanter ? Volni, vous prendrez les arrêts pendant six tours-cadran…

     Ce qui équivalait à trois jours entiers.

     Ken dit le Roc, penaud, salua, se mit au garde-à-vous et se retira, tandis que les trois filles, un peu gênées, et malgré ses privautés n’en voulant guère au colosse dont elles savaient fort bien éviter les divers assauts, parurent s’intéresser beaucoup à Râx, ravi de l’aubaine, et qui sifflait de bonheur sous leurs caresses.

     Rexugues, lui, ne jetait pas un regard à Ysiane, à Ramona, ni à Mandra.

     Près du chevalier, il demandait encore :

     – Avez-vous jamais vu chose pareille ?

     – Non, certes. Il y a là l’incompréhensible. Mirage ? Peut-être. De toute façon, Capitaine, je pense qu’il sera bon de descendre avec le maximum de précautions. Ce changement de décor ne me dit rien qui vaille.

     L’œil glacé du commandant l’enveloppa un bref instant et Rexugues se contenta d’approuver d’un léger signe de tête.

     Moins d’une demi-heure après, l’Océan Céleste  avait  touché le sol et un groupe de huit personnes en descendait.

     Une femme, Ysiane, astronavigatrice, s’était jointe aux cosmatelots. Cela faisait partie de sa mission.

     Rexugues demeurait à bord, selon le règlement, attendant le rapport des éclaireurs. Coqdor, après avoir confié Râx, qui voulait le suivre, à Mandra et à Ramona, avait pris la tête de l’expédition. ; Le docteur Waran, Sambor, un jeune aspirant d’origine terro-antillaise, et Ken Volni l’accompagnaient, avec quatre cosmatelots : Hart, Werner, Lipari et Törner.

     Coqdor avait exigé les combinaisons de combat, climatisées et faites de nylon plombé, allergiques aux balles et aux rayons. Il redoutait en effet un piège gigantesque. Son instinct médiumnique lui faisait comprendre que ce monde n’était pas ordinaire qui, après avoir présenté aux yeux un aspect riant et sylvestre, se changeait en ce désert d’aridité.

     Ainsi que l’avait pensé le docteur Waran, on cuisait sous les trois soleils.

    Certes, il existait une atmosphère, mais surchauffée et on marchait sur ce terrain caillouteux, chaotique, bouleversé, fertile en crevasses.

     Certaines de ces lézardes étaient impressionnantes, s’ouvraient sur des centaines de mètres et formaient des ravins au demeurant fort étroits, mais dont on ne pouvait sonder les profondeurs.

     Pendant les premières minutes, ils marchèrent en silence, ayant ouvert les casques pour pouvoir communiquer entre eux sans les talkies-walkies, puisque ce monde était quand même de type terrien.

    Ils échangeaient peu d’impressions. Un silence absolu régnait. On ne voyait aucun animal, pas un oiseau. Pas même un insecte.

     D’ailleurs, eu égard à la température, qui atteignait près de cinquante degrés centigrades, la vie, pour se perpétuer, devait prendre des formes particulières.

     Hart et Ysiane, auprès de Waran, prélevaient des échantillons de minerai. On y chercherait, ultérieurement, insectes minuscules éventuels, voire éléments microbiens.

     Ils allèrent un moment ainsi, accablés, frappés par cette lumière dure, crue, atroce, rongés déjà par la chaleur sèche qui les torturait, les casques étant ouverts. Leurs corps, dans le vêtement climatisé, demeureraient à l’aise, mais, par comparaison, il leur semblait que leurs visages étaient placés devant une porte de four et c’était quasi insoutenable.

     Törner et Coqdor marchaient les premiers.

    Soudain, ils se regardèrent, anxieux. Derrière eux, Ysiane se rapprocha, et l’aspirant Sambor également.

     – Chevalier…

     – Vous entendez ? C’est fou.

     – Nous sommes en plein désert… et on chante…

     – Il n’y a personne… personne… rien en vue… Ce sol est vierge.

     – Mais ce chant ?…

     – Vous entendez ces harmoniques ?… Cela fait mal…

     – Et ça vient… de sous terre, ce n’est pas possible… Il n’y a pas d’autre explication…

     Ils cherchaient, un peu affolés, sous le triple soleil de feu, hallucinés par ce chant funèbre, par cette mélodie reprise en chœur, qui s’élevait dans ce paysage où nulle vie ne semblait jamais avoir régné.

     Penchés vers le sol, ils le scrutaient, avançant les yeux un peu hagards, comme des sourciers du feu d’enfer.

     Et Ysiane murmura, se secouant du frisson mortel qui passait sur elle :

     – On dirait que ce sont des morts qui chantent…

    

    

    

 

    

CHAPITRE IV

    

 

     Étranges bonshommes d’un beau gris argent, reflétant trois fois l’étoile tutélaire qui triomphait en trois dragons de flamme, les cosmonautes avançaient de cette démarche lourde et inélégante, à eux imposée par le nylon plombé.

     Coqdor leur avait fait refermer les casques, et ils ne communiquaient plus que par les radios personnelles.

     Ainsi, ils ne supportaient plus, sur le visage, le baiser brûlant de l’air qui semblait d’acier porté au blanc et, surtout, ils n’entendaient plus le chant effrayant.

     Une sorte de longue plainte musicale qui s’exhalait des profondeurs du sol, le chevalier ne pensant pas qu’elle puisse provenir du terrain, ni du ciel ou rien ne se distinguait.

     À moins, croyait-il encore, qu’elle ne fût une sorte de train d’ondes curieusement capté par les appareils naturels auriculaires des aventuriers.

     Ils n’avaient rien trouvé, au sol. Peut-être les sons montaient-ils d’une de ces crevasses, si étroites et si profondes à la fois, étendues en zigzags sur des hectomètres, mais on ne pouvait rien affirmer.

     Casques fermés, ils échappaient à ces lugubres effluves sonores et cela valait bien mieux.

     Maintenant, c’était autre chose. Ils ne voyaient ni n’entendaient rien de précis, mais tous, bien que seul Coqdor fût médium, avaient une impression de présences.

     Ysiane, la seule femme du groupe, devenait nerveuse et se rapprochait du chevalier.

     – Il y a quelqu’un… je vous dis qu’il y a quelqu’un…

     – Soyez raisonnable, Ysiane. Vous voyez bien que…

     – Je ne vois rien. Mais j’en suis sûre.

     L’aspirant Sambor s’approcha et tenta de calmer la cosmonaute.

     Ysiane insistait, disant qu’elle devinait des ombres, entre ces rocs, entre ces fissures du sol.

     Ken, en l’entendant, arrivait lui aussi et, de sa voix grasse qui tonnait dans le micro de son casque, commençait des phrases plaisantes, pour tenter de réagir. Coqdor avait une idée :

     – Râx… Râx me serait utile… Ken, retournez au navire et ramenez le pstôr…

     – À vos ordres, Chevalier !

     Après un inévitable clin d’œil à Ysiane, le grand gaillard s’éloigna aussi vite que le lui permettait sa combinaison et c’était un spectacle réjouissant que de voir ce géant, balourd d’allure, mais vif de mouvements, avançant en se dandinant sur un mode très rapide en direction du vaisseau spatial qui brillait sous le soleil trismégiste, toujours aussi impossible à voir en face.

     Un peu plus tard, ce fut Törner qui tourna vers Coqdor une face angoissée où, à travers le dépolex du casque, le chevalier pouvait voir les gouttes de sueur perler.

     Ce n’était plus la chaleur, cette fois, mais la peur qui frappait le cosmatelot.

     – Chevalier… nous sommes entourés… L’œil vert de Coqdor jeta un éclair :

     – Taisez-vous, Törner !… Il suffit d’Ysiane… si elle vous entendait…

     – Non, je vous assure… autour de nous… il y a des gens…

     – Silence, par tous les diables du cosmos.

     Mais Törner était subitement affolé.

     Il comprenait bien que le chevalier ne voulait pas l’entendre, ou même qu’il était de son avis, qu’il avait perçu ces présences insolites, tout en refusant de les admettre, dans l’intérêt de tous.

     Et le cosmatelot n’était déjà plus dans un état normal.

     Comme tous ses camarades, d’ailleurs, il subissait l’emprise de cette région silencieuse en surface, avec un sous-sol d’où montaient des harmonies étranges, inquiétantes, funèbres.

     L’action des trois soleils complétait le désordre physiologique et Törner, échappant soudain à Coqdor, se mit à hurler :

     – Fuyez !… Retournez au navire !… Ils sont là !… Autour de nous !… Ils nous enveloppent… On ne les voit pas, mais…

     Ysiane éclata en sanglots convulsifs et Sambor la prit dans ses bras pour la consoler.

     Mais elle le repoussait, se débattait, se mettait à crier.

     – Par le ciel, écoutez-moi tous, gronda Coqdor. Ysiane, êtes-vous folle ? Occupez-vous d’elle, Sambor !… Törner, venez ici !…

     Hart, Werner et Lipari, les yeux exorbités, la face congestionnée, hésitaient visiblement sur la conduite à tenir…

     Törner tentait de fuir vers l’astronef. Sur la planète inconnue, la pesanteur était un peu moins forte que sur la Terre, si bien qu’en dépit des scaphandres-combinaisons, pesants et peu maniables, ils conservaient par contrepoids une certaine vélocité.

     Coqdor s’élança derrière Törner, en criant aux autres cosmatelots de l’arrêter.

     Tandis que Sambor continuait à s’évertuer à calmer Ysiane, les quatre hommes fonçaient derrière le fuyard.

     Il courait, exécutant des bonds que la gravitation favorisée multipliait dans leur étendue.

     Coqdor et ses hommes auraient pu désespérer de le rejoindre, alors qu’il courait au hasard, non dans la direction exacte de l’astronef qu’un repli de terrain leur cachait d’ailleurs, sans un incident inattendu.

     Törner fut soudain comme stoppé dans sa course, exactement comme s’il butait contre quelque chose.

     Violemment rejeté en arrière, il tomba, les bras étendus, se retrouva au sol agitant les jambes et semblable ainsi, dans la combinaison de nylon plombé, à quelque gigantesque coléoptère renversé sur le dos et qui remue inutilement ses pattes.

     Coqdor et ses compagnons furent rapidement près de lui et l’aidèrent à se relever.

     – Allons, Törner…

     – Qu’est-ce qui vous arrive ?

     – Il saigne, fit remarquer Hart. On dirait qu’il a heurté quelque chose…

     – Tu parles ! fit Lipari. Il s’est flanqué par terre.

     – Mais non, répliqua Hart. Il est tombé « à la  renverse »…

     Des exclamations fusèrent parmi les cosmonautes.

     Le chevalier était perplexe.

     Törner était bien tombé en arrière, mais il saignait au visage, comme si justement il avait été frappé par ce qui avait provoqué sa chute.

     Et Werner trébucha, manqua s’étaler.

     – Eh bien ! qu’est-ce qui t’arrive ?

     – Je n’y comprends rien… je me suis pris le pied… Il n’y a rien pourtant…

     Törner reprenait conscience. Il vit la scène et cria :

     – Ils sont là… Je vous répète qu’ils sont là… Invisibles… ils sont autour de nous.

     – Du calme, coupa Coqdor. Rentrons au navire.

     Ils repartirent, entraînant Törner qui se débattait. Ysiane suivait, pleurant encore, soutenue par l’aspirant, visiblement fort contrarié.

     Coqdor ne disait plus rien. Mais il était convaincu, lui aussi, des invisibles présences.

     Certes, s’il en avait eu le temps, il se serait mis en état de réceptivité médiumnique, il aurait fait appel à son prodigieux sens de la prescience et, en dépit de l’invisible, il eût parfaitement circonscrit l’ennemi.

     Car, évidemment, il ne pouvait s’agir que d’un ennemi.

     Il le sentait, près de lui, tout autour de lui et de ses compagnons. Une entité inconnue, des êtres peut-être, une force adverse en tout cas, dont la réalité ne pouvait être niée.

     Deux fois encore, Werner et cette fois Sambor trébuchèrent, affirmèrent avoir heurté des « choses » indéterminées.

     Coqdor leur cria :

     – Avancez !… J’arrive !…

     Il revint, avançant les yeux mi-clos, s’étant terriblement concentré, cherchant à percevoir.

     Il crut détecter une masse, bien que rien ne fût apparent. Il étendit la main et frémit.

     Il palpait de l’invisible. Un corps dur, râpeux.

     Coqdor était anxieux, mais, de ses mains gantées de moufles en nylon plombé, il poursuivit son examen.

     C’était insuffisant. Le contact direct manquait.

     Alors, il arracha la moufle, toucha…

     Il perçut mieux, crut que c’était du bois, eut l’idée de continuer à caresser cette surface, rugueuse et capricieuse sous ses doigts.

     Un léger bruit lui parvint, une sorte de murmure. Il pensa :

     – On dirait… des feuilles qui tremblent…

     Il ne put s’attarder, cependant. Törner, que le triple soleil devait fortement incommoder, échappait à ses camarades et recommençait à courir, au hasard d’ailleurs, en hurlant que les invisibles étaient là, partout, qu’ils ne le lâchaient pas.

     – Reprenez-le… Amenez-le au navire…

     Coqdor abandonna son examen et s’élança, donnant l’exemple. Il vit Hart et Werner trébucher, Lipari s’étaler, ayant sans doute buté contre des objets échappant à la vue. Törner fuyait toujours, comme un forcené, vociférant de plus belle, en pleine crise d’effroi.

     C’est alors que Ken reparut, venant du navire, cherchant le groupe et, selon l’ordre du chevalier, ramenant Râx.

     Le pstôr gambadait, mais tirait la langue. Aucune armure ne protégeait son corps velu ni ses ailes membraneuses et la grande chaleur l’affectait.

     Il siffla cependant joyeusement en apercevant son maître, qu’il identifiait parfaitement en dépit du lourd vêtement de cosmonaute et se précipita vers lui.

     Mais Coqdor criait à Ken :

     – Arrêtez Törner !… Vite !…

     Le colosse aux cheveux bruns s’arrêta, visa Törner qui fuyait, s’élança soudain avec une étonnante vélocité en dépit de sa formidable musculature et de l’espèce d’armure qui l’entourait.

     Il bondit soudain, presque en feuille morte selon la faible gravitation, et retomba en face du pauvre fou.

     Törner, la tête en avant (une tête que recouvrait le casque de dépolex) parut entrer dans la vaste poitrine de Ken.

     Coqdor admira. Ken Volni méritait bien son surnom : le Roc.

    Il n’avait pas bronché sous le choc, cependant très violent. Demeurant campé sur ses jambes puissantes, bien écartées, il avait stoppé l’élan.

     Sa formidable patte parut tomber sur Törner, qu’il cueillit littéralement par l’épaule et, quand Coqdor arriva, il l’avait immobilisé.

     – Merci, Ken. Merci, vieux Roc. Ce pauvre garçon a pris un coup de soleil… On retourne au navire… On verra après…

     Il siffla Râx et avança vers un amas rocheux où les cosmatelots avaient grimpé, ils gesticulaient, discutaient ferme.

     – Eh bien ! Qu’est-ce qui se passe ?

     – Chevalier… L’ O.C…  Il a disparu…

     – Disparu ?

     Coqdor bondit sur les roches et Râx, d’un coup d’aile, y fut près de son maître.

     Le chevalier aux yeux verts jeta un regard circulaire et pâlit.

     Les hommes ne se trompaient pas. On ne voyait plus nulle trace de l’Océan Céleste.

     Ni de rien d’autre. Rien que ce désert rongé de feu, éclaté de chaleur.

     – Tiens, fit remarquer Sambor, qui arrivait, soutenant Ysiane un peu apaisée, on n’entend plus les chants souterrains…

     Ils ne s’en étaient pas aperçus, obnubilés qu’ils étaient par cette idée de se heurter à l’invisible.

    – Bon, dit le chevalier, s’efforçant de paraître détendu en dépit de l’angoisse qui commençait à l’envahir, de toute façon, nous n’avons pas marché plus d’une demi-heure à partir du départ. Ken, vous avez retrouvé le navire facilement ?

     – Oui, Chevalier, fit le colosse. Mais… mais…

     Sa bonne face rude et franche exprimait son ébahissement. Il ne comprenait pas, le brave gars, que l’astronef où il était allé chercher Râx eût ainsi disparu, volatilisé en moins d’un quart d’heure, depuis son deuxième voyage jusque-là.

     – Nous allons repartir, dit Coqdor. Tentez de vous souvenir de la configuration du terrain.

     Ysiane tremblait et s’accrochait toujours au cou de Sambor.

     Ken, à qui ce genre de chose n’échappait jamais, cligna de l’œil à l’intention de l’Antillais :

     – Bonne chance, aspirant ! Vous avez la partie belle…

     Furieux, le jeune officier l’invectiva :

     – Est-ce le moment d’avoir de telles idées ?… Essayez plutôt de nous aider à revenir au vaisseau… Après tout, Ken,  vous y êtes retourné après nous tous… Vous devriez mieux vous repérer…

     Mais un rocher ressemble à un rocher, une crevasse du sol à une autre crevasse du sol, un tas de pierres à un autre tas de pierres.

     Sous l’ardent astre triple, ils repartirent…

     Ils étouffaient, malgré la climatisation des scaphandres et, instinctivement, les uns après les autres, ils ouvraient les casques, en dépit de l’air brûlant qui leur meurtrissait littéralement le visage.

     Maintenant, outre que, de temps à autre, l’un d’eux butait, s’irritant davantage d’avoir peur, contre des choses indéterminées, ils avaient de plus en plus la perception que ce désert n’était qu’une apparence, un formidable mirage — un mirage à l’envers, pensait Coqdor — une duperie géante destinée à créer le piège tendu aux explorateurs spatiaux.

     Une puissance inconnue, sur cette planète, effaçait les visions, projetait cette désolation sans doute factice, encore que les pierres fussent tangibles, les soleils ardents, pour dérouter ceux qui osaient investir ce sol mystérieux.

     Ysiane affirma avoir entendu chanter un oiseau. Hart pensait, confirmant d’ailleurs les assertions de l’astronavigatrice, qu’il percevait, lui, des sons évoquant un bruit d’ailes. Werner, tout comme Coqdor, penchait pour des ramures agitées par le vent.

     Sambor se cogna rudement contre…  il n’y avait rien.

     Il envoya, de rage, un coup de pied, cria de douleur, ayant heurté un corps alors qu’on ne distinguait absolument aucun objet.

     – Un arbre, sans doute, pensa Coqdor. Comme ce que j’ai palpé tout à l’heure… Nous sommes, non dans un désert, mais dans un lieu où existe de la végétation… et peut-être bien autre chose. Ce que nous avions détecté en touchant la planète, et qu’une force diabolique a fait disparaître à notre approche… Mais Dieu du Cosmos, que se passe-t-il ?

     Les hommes criaient. Törner se débattait de plus en plus sous l’étreinte du géant qui, ayant reçu l’ordre de Coqdor de le ramener au navire, coûte que coûte, n’était pas disposé à lâcher prise.

     Ysiane haletait sa peur malgré les efforts de l’Antillais et tous, affolés, disaient qu’ils avaient touché des choses, des gens, qu’on était dans un monde horrifique, qu’ils étaient perdus, que rien ne pouvait plus les protéger contre des atteintes émanant d’un autre monde.

     Coqdor s’élança, suivi de Râx qui sifflait avec fureur. Le chevalier tenta d’apaiser le groupe, mais ils lui échappaient, ils couraient tous, en rond, apeurés, devenant petit à petit aussi fous que Törner, parce que, plus ils s’agitaient, plus ils se précipitaient, plus ils  entraient en contact, dans une grande brutalité, avec ces formes inconnues et insaisissables à l’œil, qui élevaient petit à petit autour d’eux, entre eux-mêmes, de fantastiques barrières.

     Coqdor, lui aussi, se cogna encore, jura entre ses dents.

     Il voyait un carrousel de fous, des malheureux qui se débattaient, qui, comme Lipari et Werner, tiraient leurs poignards de cosmonautes, frappaient au hasard, déchiraient l’air de coups forcenés.

     Il vit Sambor, bien décidé à protéger Ysiane, qui tirait son pistolet, une arme terrible, désintégrante, à rayon inframauve, qui ne pardonnait guère.

     Coqdor cria, menaça, supplia, tenta de les raisonner.

     C’était inutile, ils se heurtaient, commençaient à se battre entre eux, avec des cris, des pleurs, des phrases insensées, le tout ponctué par les sifflements de Râx et, Coqdor crut le percevoir, par des rafales de vent agitant de multiples branches.

     Parfois, un des hommes dégringolait, ayant encore une fois heurté un corps inconnu.

     Ken était à peu près le seul qui tenait encore moralement, tout en maîtrisant Törner, lequel exhalait une plainte discontinue, se débattant dans la poigne du colosse.

     Dans le tumulte, parmi tous ces êtres qui couraient et se battaient sous les trois soleils, le chevalier pensa encore percevoir des cris d’oiseaux, le bruissement du feuillage.

     Le groupe des cosmonautes était engagé dans un labyrinthe, mais c’était un invisible dédale, plus effrayant mille fois que s’il eût été construit dans un monde de ténèbres…

     L’affolement touchait à son paroxysme.

     De nouveau, le déchirant chant funèbre monta des profondeurs du sol.

    

    

    

 

    

CHAPITRE V

    

 

     Bruno Coqdor avait compris.

     Il n’y avait pas de désert, pas de planète aride et désolée sous les trois soleils jumeaux.

     Il y avait bel et bien ce qui avait été observé au moment où l’Océan Céleste  avait gagné les abords de ce monde, à savoir un paysage agreste, verdoyant, des forêts avec des clairières et des cours d’eau.

     Le vaisseau spatial avait touché terre dans une vaste clairière plane, ainsi que l’avait décidé le capitaine Rexugues.

    Seulement, à partir de ce moment, tout était devenu invisible, tout en demeurant parfaitement tangible.

     Le petit groupe des explorateurs, sous la direction de Coqdor lui-même, avait donc débarqué dans cette clairière, ce qui fait qu’au premier abord, tout autour de l’aire d’atterrissage, nul n’avait rien remarqué de suspect. Puisqu’il n’y avait rien, normalement.

     Par la suite, les éclaireurs avaient commencé à se cogner à des troncs, à des souches, parfaitement invisibles. Puis ils avaient heurté des arbres, ce qui avait causé leurs premières impressions désagréables, tout en entendant, sans en être sûrs, des chants d’oiseaux, des bruits d’envol, des murmures de feuillages, tous bruits fort simples, plutôt sympathiques d’habitude, lesquels, dans cette forêt fantôme, prenaient des proportions inquiétantes, se plaçant sur un plan exceptionnel, agissant terriblement sur les nerfs de ceux qui entendaient tout cela et ne voyaient rien.

     Coqdor prit conscience de cette réalité très vite, comprit que, dans cette affreuse chaleur qui favorisait les hallucinations, les cauchemars d’humains tout éveillés, il lui fallait réagir avec vivacité et sans retard.

     Des pugilats éclataient et les cosmonautes, se choquant contre des invisibilités, tentaient de les larder de coups de poignard, sans compter ceux qu’ils menaçaient de s’administrer les uns aux autres.

     Déjà, Coqdor savait qu’il pouvait compter sur deux hommes seulement : l’aspirant Sambor et le puissant Ken, qui gardait, en raison sans doute de sa nature sans complications, un certain sang-froid.

     L’Antillais était assez handicapé. Cependant, il continuait à donner ses soins à Ysiane.

     L’astronavigatrice, épouvantée de ces êtres d’autant plus effrayants qu’elle ne les distinguait pas, mais les avait devinés dès le début tout autour du petit groupe, s’était couchée, en proie à une affreuse crise de nerfs, et le fils des Caraïbes avait toutes les peines du monde à la calmer.

     Agenouillé près d’elle, il lui prenait la main (difficilement en raison de la moufle), il tentait de lui tapoter les joues (sans plus de facilité à cause du casque de dépolex) ; bref, il faisait tout ce que fait un homme qui veut calmer une femme… quand elle n’est pas vêtue en cosmonaute.

     – Ken !… Ken !… Sambor !… Venez vite !…

     Sambor eut un geste désespéré, montrant Ysiane.

     Coqdor, soudain pris de colère, hurla :

     – Mais laissez-la donc, elle passe sa crise !… après on verra… j’ai besoin de vous… Ken !… arrivez !…

     Celui qu’on appelait le Roc obtempéra, traînant toujours Törner qui continuait à gesticuler sous l’étreinte.

     Coqdor ordonna :

     – Une solution, pour l’instant… assommez-le !… Les autres suivront…

     C’était un moyen empirique, mais le chevalier n’avait pas le choix.

     Sambor parut choqué, mais le colosse, comprenant, se mit à rire de son grand rire franc.

     – Chevalier !… elle est bien bonne !…

     Il ne tergiversa pas, ouvrit d’un geste sec le casque de Törner et, tout en le tenant d’une main, du plat de l’autre, il l’envoya, pour un moment, au royaume des songes.

     Râx parut apprécier cette manière de faire car il siffla d’enthousiasme.

     – Avec moi ! rugit le chevalier.

     Le Roc et Sambor le suivirent, et Râx leur emboîta le pas en sautillant à la fois sur ses ailes repliées et ses pattes antérieures.

     Hart, Werner, Lipari, et le docteur Waran lui-même complètement affolé, poursuivaient leur danse infernale.

     Ils saignaient, ils bavaient, ils transpiraient à grosses gouttes, éructant des mots furieux.

     Lipari cognait sur Waran, à demi assommé, qui chancelait et croulait sous les coups.

     Mais le docteur avait tiré un pistolet à inframauve de sa ceinture et c’était miracle qu’il ne s’en fût pas encore servi.

     Cela allait arriver. Dans une dernière réaction, il tirerait au jugé, sur Lipari ou sur quelqu’un d’autre, quitte à le désintégrer.

    Vas-y, Roc, ordonna Coqdor.

     Le géant avança et ses mains, d’un seul coup, s’abattirent sur le cosmatelot.

     Ken fit « han », souleva l’homme et l’abattit au sol, le frappant au passage en visant et atteignant la tempe.

     Lipari rejoignit donc Törner tandis que Coqdor, d’un bond, sautait sur le toubib du bord et lui faisait voltiger son arme.

     À temps, car Waran, complètement abruti, les yeux révulsés, la bouche pleine de sang, appuyait sur la détente.

     L’inframauve sauta, tandis que le jet fulgurant partait, heureusement n’atteignant personne.

     – Sambor, occupez-vous de Waran…

     Coqdor repartait vers les autres cosmatelots, mais Ken, ayant parfaitement compris la tactique, l’avait devancé.

     Hart et Werner, brandissant leurs poignards, envoyaient de grands coups dans le vide, tantôt en se touchant mutuellement, tantôt en trébuchant parce que rien n’existait sur le trajet de la lame.

     D’autres fois encore, ils heurtaient « quelque chose », de ce « rien » qui les exaspérait, les épouvantait aussi.

     Alors, ils exhalaient leur rage et leur peur en coups redoublés et maladroits, sans plus de résultat.

     Ils virent le colosse sur eux, ensemble ils levèrent leurs armes contre lui.

     Coqdor admira la tactique, fort simple, du Roc.

     Ken ne broncha pas, ne ralentit pas, évita à la fois les deux poignards et, d’une double clé, sans complications mais sans faiblesse, il maîtrisa d’un coup ses deux camarades, qui hurlèrent.

     D’une poussée irrésistible, il les projeta l’un contre l’autre et les deux casques se heurtèrent, à se fendre (mais le dépolex était extraordinairement résistant).

     Du moins, les crânes furent touchés car Hart et Lipari roulèrent au sol, étourdis, sans forces.

     Le Roc pivota sur ses talons, toujours svelte et souple malgré son formidable poids, et Coqdor le vit qui riait en le regardant.

     – Mission exécutée, Chevalier… Coqdor lui envoya un coup de poing amical dans son vaste poitrail.

     – Quel homme !… Nul gaillard ne te résiste, hein, vieux Roc ?

     Enthousiasmé par cette nature généreuse, il s’était mis à le tutoyer spontanément, et rit bien quand Ken Volni rétorqua :

     – Aucun homme ne me résiste… Aucune femme non plus, mais vous savez, Chevalier, c’est pas de la même façon…

     Bruno Coqdor se fût tordu de rire en entendant cela, n’eût été la situation.

     Elle était trop grave pour s’attarder à de telles fariboles. Il se trouvait avec Sambor, fort embarrassé, Ken qui attendait les ordres, Râx toujours à sa dévotion, mais une fille à bout de nerfs, un médecin assommé et quatre cosmatelots momentanément hors de combat.

     – Ne bougez pas, dit-il à ses compagnons.

     Il marcha, droit devant lui. Râx le suivait, sifflant bizarrement, ce qui indiquait que le pstôr pressentait un péril.

     Coqdor finit par heurter ce qu’il cherchait : un arbre invisible.

     Il se rendit même compte que ce végétal n’était pas isolé, qu’il y en avait d’autres, tout un bouquet, qu’ils étaient dans ce coin assez resserrés, et qu’alentour ce devait être un véritable bois, toute une forêt.

     Rigoureusement invisible et n’arrêtant même pas les rayons des trois soleils.

     Dans quel guêpier s’étaient-ils engagés ?

     Leur navire avait été rendu invisible. Tout portait à croire que certains accidents de terrain, d’autres rocs, étaient touchés par le phénomène, et existaient aussi hors de vue.

     Ils étaient, ainsi qu’il l’avait initialement pensé, engagés dans un labyrinthe d’un genre inédit : un labyrinthe en plein soleil, sans parois perceptibles, mais enveloppant, subtil, hallucinant par ce mélange d’existence et d’inexistence apparente.

     Profitant de l’accalmie que lui laissait l’inertie provisoire des malheureux forcenés, Coqdor tentait d’examiner le décor environnant, décor si on voulait, puisqu’il n’était pas saisissable par l’œil humain.

    Mais Coqdor percevait des effluves mystérieux. Des parfums étranges venaient à ses narines et, parfois, il subissait, sur son visage et ses mains nus, des caresses qui le faisaient frissonner, par leur douceur même, d’autant plus inquiétante qu’elle ne correspondait à rien de visible.

     Il entendait toujours les piaillements, les bruits d’ailes, les ramures évoluant au vent. Râx, près de lui, humait l’air et ses yeux d’or indiquaient qu’il était aux aguets.

     – Ils me fichent la paix pour l’instant… Je vais essayer…

     Isolé du groupe, Coqdor ferma les yeux, croisa les bras sur sa poitrine, et, campé sur ses jambes, tenta de se concentrer médiumniquement, de chercher à entrer en contact psychique avec ce monde d’invisibilité, pour mieux le situer, en comprendre les effarantes modalités.

     Il descendit en lui-même, s’éloigna mentalement de ses compagnons, tenta d’évader son esprit de son propre corps.

     Mais il n’alla pas loin dans ce genre d’introspection, ramené aux réalités par les sifflements furieux de Râx.

     Près de lui, à moins de trois mètres, le petit monstre, battant ses côtes de son panache, dressé sur ses pattes griffues, les ailes vibrantes, montrait furieusement les dents en exhalant son sifflement de guerre.

     – Eh bien ! Râx ?…

     Mais Coqdor avait compris : le pstôr défiait un invisible que son instinct animal lui faisait détecter, tout proche.

     Et la lutte commença.

     Râx se rua, bondit, voleta, sauta, se jeta en avant, mordant, cognant des ailes, armes naturelles dangereuses en raison, et de leur puissance, et des petites griffes qui terminaient chaque os sustentateur.

     Il se battait avec du vide, du moins en apparence, mais Coqdor savait qu’il y avait là un animal, un homme ou… autre chose.

     Il hésitait à intervenir, du poignard ou du pistolet inframauve. Il se rapprocha, tandis que le pstôr continuait son furieux combat.

     Sambor, Ken le Roc, et Ysiane qui avait pleuré un bon coup, s’était mouchée, et devenait plus raisonnable en s’appuyant sur le bras ferme et tendre à la fois de l’Antillais, s’approchaient.

     – One se passe-t-il ?

     – Qu’a donc Râx ?

     – Il se bat contre un de ces diables qu’on ne peut pas voir, lança Ken.

     Coqdor approuva. Avec son grand bon sens d’homme sans complications d’esprit, le colosse devait avoir vu juste.

     Ils observaient le pstôr qui ne lâchait pas l’ennemi inconnu.

     Le chevalier souffrait de voir son animal favori aux prises avec cette force incontrôlable et redoutait une issue tragique, mais il s’interrogeait sur la conduite à tenir.

     À plusieurs reprises, Râx avait sifflé rageusement, presque douloureusement, ce qui semblait indiquer qu’il avait reçu des coups cruels.

     Tout à coup, on le vit s’élancer, ailes étendues, se crispant, dressant ses pattes arrière qui labourèrent dans le vide.

     Ysiane hurla :

     – Du sang !… Du sang !…

     Elle se cacha le visage contre l’épaule de l’aspirant Sambor.

     Les yeux agrandis par la stupeur, le chevalier, Ken, Sambor, regardaient eux aussi…

     Des traînées de sang apparaissaient, ruisselant au long d’on ne savait quoi, tandis que Râx continuait à s’acharner.

     Un hurlement plaintif leur parvint, qui les glaça d’épouvante et il y eut, nettement, le bruissement d’un arrachement, et Râx cessa de griffer.

     Plus rien. Sinon une flaque de sang, et aussi du liquide rouge sur les griffes et les dents du petit monstre ailé.

     Coqdor le flatta de la main et il ronronna d’aise.

     – Tu as été vainqueur, Râx… mais contre quoi ?

     Par instants, les chants funèbres remontaient vers eux, désagréables, incompréhensibles.

     Un peu plus loin, Waran se soulevait, en titubant. Les cosmatelots revenaient à eux, petit à petit, s’interrogeaient, comprenaient de moins en moins.

     Coqdor songeait qu’il fallait trouver un palliatif, sinon les folies allaient recommencer.

     – Venez avec moi, dit-il à ses compagnons. Ken, je compte sur toi, mon Roc solide… le premier qui fait l’idiot…

     Le géant étendit sa patte formidable.

     – Compris, Chevalier… je lui fais faire connaissance avec ça !…

     Sambor et Ysiane, décidément plus calme, s’empressèrent auprès du docteur Waran, qui sortait de son abrutissement, et des cosmatelots auxquels on avait, par mesure de prudence, retiré les poignards et les pistolets à inframauve.

     Coqdor parla, posément, aux quatre hommes. Le médecin redevenait lui-même, ayant commencé, dès qu’il avait eu un peu de lucidité, par extirper de sa ceinture-pharmacie une pilule de stimulex, particulièrement dynamisante, qui le remontait déjà.

    Il en fit prendre aux autres, sous l’œil un peu réprobateur du chevalier, qui craignait de nouvelles crises.

     Mais Ken le poussa du coude et montra son solide biceps.

    – Nous ne pouvons rester ainsi, dit nettement le chevalier. Ce monde va nous rendre tous fous… En fait, vous ne vous êtes battus que contre des adversaires statiques… Des arbres… ces arbres repérés depuis l’ O.C.,  et qu’une force inconnue a rendus invisibles.

     – Cependant, fit remarquer Ysiane, Râx a lutté contre un être vivant !

     – Oui. Je sais. Mais l’ennemi a fui, déchiré par les griffes et les crocs de mon pstôr… Écoutez, jusqu’à notre navire qui nous échappe, par je ne sais quelle diablerie scientifique, mais nous avons un guide…

     – Un guide ?

     Tous parurent étonnés. Coqdor reprit :

     – En surface, nous ne trouverons rien car nos ennemis, évidemment, feront tout pour nous perdre et nous envelopper de ce réseau de non-photonie. Cependant, entendez ces chants… Ils viennent du sous-sol…

     – Incontestablement, fit Waran, qui reprenait ses esprits.

     – Puisque nous ne pouvons rejoindre notre navire, allons au cœur même de l’adversaire… Au fond de ces gouffres… en cherchant d’où viennent exactement les chants…

     La proposition fut acceptée avec enthousiasme, d’autant qu’après le moyen radical avec lequel Ken avait calmé les combattants forcenés, chacun redevenait plus raisonnable et qu’on n’était pas fâché de comprendre que la majorité de ces adversaires bizarres n’étaient après tout que des végétaux.

     Si Coqdor ne s’était pas trompé, mais il semblait avoir raison.

     Le petit groupe repartit, cette fois avec précautions. On heurta encore des troncs, on s’enfonça dans des feuillages, on soupçonna des animaux inconnus, mais nul ne piqua une crise de fureur.

     Ils étudiaient les crevasses, en situèrent une d’où semblait monter par saccades les funèbres mélopées qui les prenaient à la gorge, les martelaient de leurs notes désespérantes.

     Ils cherchèrent un endroit propice pour la descente, sondèrent avec leurs lampes, crurent apercevoir un plan incliné naturel.

     – Descendons !…

     Ils s’enfoncèrent dans le gouffre, comme des alpinistes de l’enfer.

    

    

    

 

    

CHAPITRE VI

    

 

     L’inquiétude régnait à bord de l’Océan Céleste.

     Rexugues avait été tenu au courant des pérégrinations de son commando, d’abord par le retour de Ken Volni venu chercher Râx, ensuite par quelques messages-radio.

     Coqdor l’avait renseigné : ce paysage désertique était un leurre des plus dangereux. Le capitaine spatial avait ainsi suivi, par la télé portative, sise à la ceinture des cosmonautes, leurs aventures, leur combat contre l’invisible, ce qui l’avait fait jurer comme un païen et accuser hautement Coqdor d’incapacité.

     Son troisième officier, lieutenant Tomi, et les deux jeunes femmes, Mandra et Ramona, avaient muettement exprimé leur réprobation, échangeant des regards significatifs.

     Nul n’aimait beaucoup le commandant, à bord, et sa jalousie envers le chevalier, qui attirait toutes les sympathies, n’était un secret pour personne, en dépit de la froideur apparente de Rexugues.

     Il s’était d’ailleurs bien gardé de donner des ordres à Coqdor, lui abandonnant, du moins provisoirement, l’initiative de l’expédition.

     Lorsque l’homme aux yeux verts lui avait fait savoir qu’il allait descendre dans une crevasse d’où s’exhalaient les chants mystérieux, Rexugues avait froncé le sourcil et hésité un instant.

     Puis il avait rappelé le radio-télé du navire de l’espace.

     – Message au chevalier Coqdor : abandonnez descente et rentrez immédiatement à bord, Nous allons vous guider par radar.

     Il semblait omettre que Coqdor, malgré ledit radar, n’avait pu retrouver le vaisseau spatial, rendu invisible par les sortilèges de cette planète d’exception.

     D’ailleurs, le préposé l’alerta tout de suite.

     – Impossible de joindre le chevalier et le commando, Commandant. Les ondes ne passent plus.

     Rexugues avait blêmi, retenu un  juron.

     – Sans doute, avait-il dit tout haut, un nouveau tour de ce monde infernal… On arrête les photons, les hertziennes… et quoi encore ?

     Là-dessus, il avait donné des ordres formels pour que nul ne descendît à terre sans son autorisation, et fait fermer hermétiquement toutes les issues du navire.

     Il n’avait sans doute pas tort, ce monde semblant fertile en désagréables surprises.

     Mandra et Ramona, seules, devisaient.

     La première soupirait en songeant à Ken. Malgré ses avances un peu rudes, Ramona avait remarqué que la mécanélectricienne, bien qu’au courant des élans multiples du colosse, avait un faible pour lui.

     Elle le lui fit remarquer gentiment.

     – Tu te fais du souci pour ce garçon… Oh ! je ne dis pas qu’il soit mauvais homme… Mais tu sais qu’il nous fait la cour à toutes les trois…

     – Avec Ysiane, il n’a aucune chance… Sambor veille…

     – Avec moi non plus, chérie.

     – Oh ! toi, tu ne penses qu’à ton retour sur Terre.

     Ramona, à son tour, poussa un soupir.

     – J’ai un contrat… Quand j’ai rencontré Roland, j’étais déjà engagée !… Je devais faire honneur à ma signature… Lui, il vit comme les Franco-Terriens et ne se soucie guère de l’espace… Il est à Vallauris, le pays des potiers…

     Maligne à son tour, Mandra fit remarquer :

     – Je suis sûre que tu trouveras d’autres poteries — et d’autres potiers — dans bien des planètes… Qui sait si, dans celle-ci ?… Ramona secoua sa belle tête blonde.

     – Non, je sais qu’il m’est fidèle… Je n’en dirais pas autant d’un type comme Ken… Ce Roc le dit lui-même, il a le cœur tendre… Imagine ce que serait la vie d’une femme à ses côtés… Pour lui, c’est une femme dans chaque planète… Et encore… Une, je suis modeste…

     Cette conversation sentimentale ne se poursuivit pas. Une certaine effervescence régnait à bord et les deux jeunes femmes se précipitèrent.

     Deux cosmatelots, placés devant les écrans de surveillance, affirmaient avoir vu des choses insolites dans le paysage, toujours aussi désolé, mais sur lequel commençaient à descendre les trois soleils.

     Rexugues venait de donner ordre de mettre tout le monde en alerte, et plaçait lui-même les servants du canon inframauve et des mitrailleuses atomisantes.

     Mandra et Ramona, curieuses comme toutes les filles d’Êve, d’un monde à l’autre, s’étaient précipitées au poste d’observation et se bousculaient à la binoculaire.

     – Je ne vois rien…?

     – Fais voir… Oh !… Mais si… Là !… Là !…

     Le cri de Ramona fit sursauter tout le monde à bord (les sons se répercutant sur un réseau d’interphones), et, en un instant, le capitaine spatial et tous ses hommes, comme les deux jeunes femmes, furent en mesure d’observer ce qui se manifestait.

     Par tous les appareils oculaires, ou les hublots, ils regardaient.

     Dans ce paysage désolé, sans l’ombre d’un brin d’herbe, sans animaux, sans oiseaux, comme sans le plus petit filet d’eau (mais ils savaient que ce n’était qu’apparence), une forme extraordinaire apparaissait, se dirigeant vers l’astronef, selon les mouvements du terrain, passant partout sans effort, encore que ce ne fût pas un véhicule ordinaire, et qu’il ne fût pourvu ni de roues ni de chenilles.

     Il y avait longtemps qu’on connaissait les propulsions par coussins d’air, par réaction sur les courants planétaires, par attirance solaire ou autre, mais, ce qu’il y avait de particulier, c’était que rien n’indiquait que ce fût vraiment là une machine de translation humaine ou assimilée.

     Cela évoquait un œuf, ou à peu près. Un œuf un peu plus oblong que la forme classique, du moins par instants, car, fréquemment, il semblait qu’une partie de cet objet manquât, soit un segment important de l’avant ou de l’arrière, soit dans sa masse même ou, plus communément, en petites zones d’aspect triangulaire qui paraissaient constituer le revêtement d’ensemble.

     Les cosmonautes regardaient cela, bouche bée. Nul, même parmi les vieux routiers du ciel, n’avait jamais rien vu de semblable dans aucun monde.

     L’œuf géant (il devait avoir douze ou quinze mètres de long), progressait à assez vive allure, jetant d’innombrables feux.

     On se rendit bientôt compte qu’il évoquait, si la forme générale était un ovoïde allongé, une sorte d’énorme brillant, les petits triangles en étant les facettes multiples.

     Et ces facettes — Rexugues le comprit bientôt — captaient la clarté du triple soleil. Mais en quelque sorte individuellement, une facette reflétant un soleil, puis le même processus se reproduisant indéfiniment, au fur et à mesure que l’engin avançait.

     Et, à intervalles capricieux, certaines facettes DISPARAISSAIENT.

     Parfois, un grand nombre d’entre elles, de celles qui étaient assemblées, subissaient ce sort toutes ensemble, si bien qu’alors c’était toute une partie de l’engin lui-même qui s’effaçait.

     Les feux projetés étaient éblouissants, et bien dignes du diamant qu’elles évoquaient irrésistiblement. Un arc-en-ciel mouvant, fantaisiste, quasi insoutenable au regard, puis, tout à coup, presque plus rien, seulement une portion de l’objet immense qui attestait, par son mouvement, que l’ensemble devait continuer sa progression.

     Le capitaine spatial résuma l’impression générale.

     – C’est un mirage mouvant… Un objet fantôme, bien digne de cette planète où on escamote des forêts entières…

     Le lieutenant Tomi murmura :

     – Et cela vient vers nous… Vos ordres, Commandant ?

     Rexugues serra un instant ses lèvres minces, avant de lancer :

     – À cinquante mètres, coup de sommation. Je veux que CELA s’arrête.

     – Et si ?…

     – Nous tirerons.

     Tomi pensa que le chevalier Coqdor, plus féru de contacts entre humanités de l’espace, eût réprouvé cette manière de faire, mais il ne se sentait pas l’autorité nécessaire pour protester.

     Mandra et Ramona, elles aussi, avaient entendu et, une fois encore, elles se regardèrent avec tristesse.

     Les canonniers demeuraient le doigt sur la détente.

     L’œuf géant avançait toujours, tantôt évoquant quelque char magique issu d’un carnaval de super-féerie, tant ses feux éclaboussaient les regards, tantôt se réduisant à quelques facettes ambulantes, parfois même sans lien entre elles, si bien qu’on avait peine alors à suivre la progression de cet invraisemblable visiteur.

     Et cela vint, à cent mètres, à cinquante mètres.

     Le lieutenant Tomi interrogea Rexugues du regard.

     – Commencez le feu… Coup de semonce, dit la voix glacée.

     Tomi ouvrit la bouche pour donner l’ordre de tirer quand le pointeur cria :

     – Lieutenant… l’objectif a disparu !

     Tomi fit un bon et se précipita. On entendit fuser les cris des deux jeunes femmes et la stupéfaction était complète sur l’Océan Céleste.

     Plus rien, en effet, l’œuf aux mille brillances s’était volatilisé.

     – Que personne ne bouge, lança Rexugues. C’est encore un piège de ce damné monde. Je veux…

     Alors, dans les interphones, qui cependant n’étaient branchés sur aucun poste récepteur et ne communiquaient qu’entre eux à travers l’astronef, une voix, un peu chevrotante, s’éleva.

     – Capitaine spatial Rexugues, Lieutenant Tomi, Mlles Ramona Gui et Mandra Leber, et vous tous, cosmatelots venus de la Terre, salut !…

     Un frémissement passa sur eux tous, et le pointeur s’exclama encore :

     – Le revoilà !…

     L’engin ovoïde reparaissait, en effet, à moins de vingt mètres, cette fois, des supports métalliques d’escale qui soutenaient le vaisseau spatial.

     Rexugues serra les poings mais, cette fois, ordonna :

     – Que nul ne bouge sans mon ordre !…

     – Je vous remercie, Capitaine spatial, reprit la voix.

     Ils comprenaient tous qu’on les surveillait, qu’on les entendait, qu’on devait même les voir.

     Et cela engendrait un malaise plus que désagréable.

     L’œuf immense éclatait de couleurs et de feux mais la segmentation en zones d’invisibilité se poursuivait. Tantôt il était intact, intégral, et tantôt il se fragmentait jusqu’à devenir seulement une poussière de petits triangles éclatants qui se raréfiaient, disparaissaient, puis reparaissaient par endroits.

     La voix poursuivait :

     – Vous êtes sur la planète Liis, dans ce que vous nommez en votre langage la constellation du Bouvier. Celui qui vous parle est Volg, disons pour vous : Premier ministre de la reine Tadda, qui est souveraine de notre monde et au nom de laquelle j’ai l’insigne honneur de vous accueillir.

     Rexugues se crut obligé de parler.

     – Je vous remercie, quoique je ne comprenne pas grand-chose, je vous l’avoue, à vos agissements. J’ai cru poser mon navire dans une zone favorable, intensément végétale et irriguée… Or, ce désert…

     – Pardonnez-nous, Capitaine spatial. Nous ignorions qui vous étiez, et la prudence nous astreint à… disons, user de certains moyens inventés par nos savants les plus illustres. Vous avez pu remarquer que nous vivons sous la tutelle de trois soleils… Tout vient de cette lumière complexe. Ainsi, l’engin qui nous a amenés a pu vous surprendre par les variations de son aspect. En fait, il utilise, comme carburant-réactif, la lumière de nos astres. Mais à tour de rôle, selon sa situation, ce qui a amené nos ingénieurs à créer des engins à facettes qui, dans toutes les positions imaginables, captent les photons d’une, de deux, ou des trois étoiles tutélaires. C’est aussi ce qui vous explique les  variations d’intensité lumineuse, parce que luminique à la base. Certaines parties disparaissaient aux regards, voire une portion importante du véhicule, sinon le véhicule tout entier, pour reparaître totalement ou partiellement selon les fluctuations, et de sa course, et de la position des soleils dans le ciel. Ainsi, à cette heure, le couchant est proche et les variations apparentes sont plus fréquentes.

     – Très intéressant, dit le capitaine spatial.

     Le  ton était sarcastique. Volg ne s’y trompa pas et se fit aimable.

     – Mais je bavarde… Je vous devais une explication…

     – C’est sans doute par un procédé analogue que vous êtes en mesure de changer l’aspect du paysage, reprit Rexugues.

     – Bravo de l’avoir si bien saisi, Capitaine spatial. Il s’agit, cette fois, en effet, d’une action particulière de photosynthèse, tout végétal étant, vous le savez, tributaire de la percussion photonique pour sa visualité.

     – Comme n’importe quoi, en somme ?

     – Pas précisément. C’est plus difficile avec un minéral ou un corps animal. Oh ! pas impossible, bien sûr. Mais la composition atomique de la chlorophylle, et des divers éléments du végétal, si sensibles, vous le savez, aux influences solaires, permettent une meilleure utilisation de nos procédés de… de changement de luminosité, qui donnent des résultats spectaculaires appréciables.

     – Je m’en suis aperçu, coupa Rexugues. Et maintenant, je dois vous dire, seigneur Volg, que nous, Terriens, ne sommes pas venus avec des intentions hostiles sur la planète Liis, que nous ignorions, d’ailleurs. Notre mission est des plus pacifiques, et nous mène vers Arcturus… Mais j’emploie ce terme, et peut-être…

     – Nous connaissons l’étoile géante Arcturus, Capitaine spatial. Nous la nommons Athi… Elle est, d’ailleurs, notre voisine du ciel… relativement !

     – Vous admettrez donc que nous apportons la paix, non la guerre.

     – Je vais vous en donner la preuve, dit Volg.

     Un cri monta à travers l’astronef.

     Sous les trois soleils couchants, le paysage naturel venait de réapparaître, révélant les arbres immenses où voletaient des oiseaux élégants, colorés, entre lesquels couraient des mammifères au pelage moucheté comme celui des félins, et sur les troncs, on distinguait des insectes colossaux, brillants dans des carapaces fantastiques.

     – La fantasmagorie a assez duré… Veuillez ne la considérer, Capitaine spatial, et vous tous du vaisseau Océan Céleste,  que comme un bouclier de protection de la part de notre pacifique humanité. Et maintenant…

     – Je vous écoute, seigneur Volg.

     – La reine Tadda vous prie, vous et les jeunes filles terriennes, et ceux des vôtres qui le désireront, en son palais de Liis.

     Rexugues ne perdait jamais son sang-froid.

     – Je vous en sais gré et je suis profondément touché et honoré, comme les miens, de l’accueil de Sa Majesté. Cependant, puis-je me permettre une question ?

     – Je vous écoute, Capitaine spatial.

     – J’ai envoyé, dès le débarquement sur Liis, un commando d’éclaireurs. Après quelques messages, ce commando a cessé de donner de ses nouvelles. Cela après l’annonce d’une exploration cavernicole que je m’apprêtais à interdire. Pouvez-vous me dire…

     – Ce que je sais… J’avoue que je n’ignore pas cette aventure.

     – Où sont mes envoyés ?

     – Pardonnez-nous. Nous allons tout mettre en œuvre pour les arracher au monde où ils se sont imprudemment engagés.

     Mandra et Ramona, qui entendaient tout cela, se regardaient avec angoisse.

     Qu’arrivait-il à Coqdor, à Ysiane et aux autres ?

     Volg, visiblement embarrassé, reprenait :

     – Que cela ne vous arrête pas !… Vous avez ma parole, qui représente la parole royale… Liis vous attend, et fera tout pour le salut de vos camarades… Mais ils se sont fourvoyés dans l’interdit, dans les abîmes de la planète… Dans le monde des Ombres Vivantes dont nul ne revient, et j’admets qu’il sera périlleux et difficile de les en extirper…

    

    

    

 

    

CHAPITRE VII

    

 

     Le hlfz évoluait sous les quelque onze lunes qui brillaient dans le ciel de la planète Liis.

     Cette clarté aux sources multiples, dès le coucher des trois soleils, avait suffi à prendre la relève photonique et à alimenter en carburant-lumière le moteur très complexe de l’appareil ovoïde qui n’avait pas tardé à quitter l’aire d’atterrissage de l’Océan Céleste  pour repartir en direction de la cité, emmenant le capitaine spatial Rexugues, l’hôtesse Ramona Gui, la mécanélectricienne Mandra Leber, et deux jeunes cosmatelots : Sturm et Ho-San, respectivement Austro-Terrien et Nippo-Terrien.

     Tomi gardait l’astronef, avec la dernière demi-douzaine d’hommes, cosmatelots ou techniciens.

     Rexugues avait cru comprendre que, sur Liis, il n’était pas le plus fort et qu’il valait mieux accepter l’invitation de la reine Tadda. Certes, l’absence de Coqdor aurait pu le gêner, mais après tout, l’éminentissime psychologue, le super-spécialiste de l’espace, aurait encore tiré à lui les marrons du feu et endossé, une fois de plus, la gloire de la réussite de l’expédition, à cette escale imprévue sur un monde ignoré.

     Chemin faisant, Volg avait expliqué complaisamment au capitaine spatial et aux quatre jeunes gens que la science de Liis avait été très avancée, mais que des épidémies, et peut-être un certain assèchement de la planète décimaient la population, que les naissances devenaient rarissimes et que, par voie de conséquence, le vieillissement grandissant indiquait la mort de sa race à brève échéance.

     – Nous aussi, nous possédons quelque chose ressemblant à vos bioradars. Ainsi, nous avons pu sonder votre navire, savoir qui vous étiez. D’autre part, une certaine action hypnotique (d’origine technique) sur nos cerveaux, nous permet une assimilation immédiate de votre langage, la transmutation de nos pensées (dans votre langue) étant ainsi assurée spontanément dans les termes convenables. Vous utilisez, si j’ai bien compris, le spalax… Est-ce une langue de la Terre ?

     – Non. Mais un idiome interplanétaire admis dans la majorité des mondes galactiques. À ce sujet, ajoutait Rexugues, je m’étonne que Liis ait pu demeurer en dehors…

     – Hélas ! dit Volg en soupirant, nous devions être en avance sur bien des civilisations. Et nous mourons lentement. Depuis beaucoup de nos années, nous avons perdu le contact spatial, alors que, sans doute, les vôtres et bien d’autres sillonnaient le ciel, puisque vous me dites que vous vous dirigez vers Arcturus, alors que nous sommes, nous, satellites de Gamma Bouvier. Nos dernières expériences, particulièrement contre les hommes-pieuvres, ont achevé de nous dégoûter de l’envol… Maintenant, nos écoles végètent et les derniers jeunes, généralement mal en point, ont assez peu d’avenir…

     Rexugues pouvait penser qu’un tel peuple était médiocrement dangereux.

     Les deux jeunes filles et les cosmatelots, qui écoutaient cela, assis sur des sièges conditionnés épousant leurs corps avec délicatesse, entre une demi-douzaine de Liisiens, tous d’un âge certain, hors le pilote, relativement plus jeune, songeaient que Liis devait être bien triste.

     Ramona aurait bien voulu poser d’autres questions, relatives au commando. Mandra lui avait soufflé son désir d’interpeller le seigneur Volg, mais l’hôtesse avait estimé qu’il fallait patienter et laisser discuter le capitaine spatial avec le ministre liisien.

     L’œuf géant, visible ou non, on ne savait pas, les conduisit ainsi vers la ville.

     Sans doute était-on avisé de leur arrivée, car un certain peuple les y attendait.

     Mandra murmurait à l’oreille de Ramona « qu’on ne voyait guère que des vieux ». L’âge de Volg leur paraissait effarant, avec ce visage buriné bien que contrastant avec une certaine vigueur. Leurs compagnons étaient pour elles des croulants. Dans les rues, et dès les abords de cette ville où les murs s’effondraient, où les lunes à la clarté généreuse montraient des lézardes partout, des toits effondrés, des chaussées défoncées, on remarquait les vestiges de ce qui avait dû être une civilisation techniquement très avancée, mais qui dépérissait.

     Pylônes géants rouillés, tours audacieuses en partie détruites, demeures élégantes conditionnées pour l’orientation permanente aux trois soleils maintenant crevassées et corrodées, véhicules spatiaux ou terrestres abandonnés, servant de demeure à des familles minables après avoir sans doute parcouru la planète ou exploré le ciel, tout cela ressemblait à un gigantesque tas de ferraille et de béton, éclairé çà et là, outre par les lunes, par de rares lampadaires géants qui jetaient leurs pauvres étoiles artificielles dans le ciel au bleu noir dur et sec, révélant des toits éventrés, des cours au dallage éclaté, des usines désertes où des machines à l’usage inconnu, formidables et silencieuses, expiraient interminablement, rouillées, empoussiérées, culbutant parfois d’un socle monumental par leur propre poids, et ouvrant des gouffres vers des caves abandonnées, refuges éventuels d’animaux immondes.

     Pourtant, subsistait une portion plus neuve, plus propre, qui contrastait avec l’ensemble. C’était les abords du palais de Tadda, avec les dernières centrales fonctionnant encore, une tour spatiale de huit cents mètres de haut, quelques radars, le poste de radiotélé, les génératrices d’énergie électro-photonique alimentées par les soleils ou les lunes.

     Mais, là comme ailleurs, le hlfz passait entre les rangs d’un peuple triste, composé presque exclusivement de gens plus que quinquagénaires en estimation terrienne. Vieux et vieilles, mal vêtus et mal nourris, les restes du peuple de Tadda regardaient passer l’engin et applaudissaient, parce que des écrans de télé, fort bien réglés, leur envoyaient les images des êtres venus de l’espace, ce qui ne s’était plus vu depuis leur jeunesse.

     Ils voyaient Rexugues et les deux cosmonautes. Ils admiraient surtout la beauté blonde et un peu altière de Ramona, les yeux noirs et les cheveux sombres de Mandra. La jeunesse manquait, à Liis.

     On voyait bien quelques enfants, mais malingres et sans joie. Et les deux jeunes filles étaient saisies par cette impression de désolation, cette cité que rouille et poussière, vieillesse et vétusté étaient en train d’engloutir avec ses derniers habitants.

     Le hlfz les mena au palais.

     Rexugues et le jeune quatuor pénétrèrent, auprès de Volg, dans la vaste demeure, construite à l’ancienne mode, qui contrastait avec le prétentieux futurisme déjà démodé de la partie technique de la cité.

     C’était un palais fait de divers éléments parallélépipédiques, comme on en trouve, avec leurs toits en terrasse, dans toutes les planètes ou au moins les zones ou la pluie est rare.

     Des œuvres d’art, certaines en une matière mystérieuse, translucide et luminescente comme de l’or vitrifié, décoraient les immenses couloirs. Cela représentait exclusivement des humains d’une très grande beauté, et Ramona, que la fréquentation de son potier terrien avait dotée d’un goût artistique très sûr, en faisait remarquer la splendeur à Mandra et aux cosmonautes.

     Hélas ! ces idoles de jeunesse, ces représentations d’une race magnifique et disparue, ne faisaient que faire ressortir la sénescence des gardes, des serviteurs, hommes et femmes flétris, usés, quelquefois cacochymes, qui passaient silencieusement, jetant des regards étranges sur les Terriens, devant sans nul doute admirer, jalouser, peut-être, tant de sang jeune et frais.

     Rexugues, lui, ne jetait même pas un coup d’œil aux belles statues.

     Il devisait avec Volg, laissant filtrer sa supériorité de commandant d’astronef, que les circonstances seules ont amené en un tel lieu avec une simple hôtesse, une modeste mécanélectricienne et deux cosmatelots.

     Cependant, lorsque Tadda vint à leur rencontre, appuyée sur une canne ; impressionnante dans ses voiles sombres de veuve et de mère éplorée, elle leur sourit à tous, leur tendit à tour de rôle sa main ridée, et les fit asseoir à sa table.

     Le repas commença. Tadda posait mille questions à ses hôtes sur leur planète patrie, et leur parlait de Liis, Liis la prospère vouée maintenant à la décrépitude.

     Les Terriens écoutaient poliment, avec attention, dégustant des mets inconnus, viandes ou poissons, légumes ou fruits, traités avec des épices au goût âcre et doucereux à la fois, qui surprenaient le palais et laissaient dans l’esprit une sorte de griserie légère, surtout lorsqu’on versait ce qui pouvait s’appeler un vin, boisson fermentée visiblement née d’une plante voisine de la vigne, et qui pétillait agréablement.

     L’échanson s’empressait autour de la reine et de ses invités, et tout particulièrement des deux jeunes Terriennes.

     Il était parfaitement hideux, petit et contrefait, déhanché, avec un faciès grimaçant, mais éclairé de beaux yeux couleur topaze, exprimant muettement la vénération que semblait lui inspirer ces deux créatures si bien galbées, aux visages si amènes.

     Ramona, surtout, condescendante et bonne, et Mandra, un peu simple mais enjouée et toujours brave fille, lui souriaient, le remerciaient gentiment de ses attentions, un accord tacite entre elles leur ordonnant de donner ce qu’elles pouvaient de leur jeunesse et de leur beauté à un Liisien aussi disgracié, et qui paraissait encore plus déjeté et plus fané que ses coplanétriotes, cependant peu gâtés sur ce chapitre.

     Sturm et Ho-San mangeaient et buvaient, sans mot dire, laissant le capitaine spatial discuter avec Tadda et Volg. Mais ils voyaient bien le manège admiratif du gnome, qu’on appelait Fkaan, et les gentillesses de leurs camarades féminines.

     Rexugues, lui, se souciait peu de ces apartés. Ce qui comptait, c’était le « contact ». Ce contact si important pour un commandant de vaisseau spatial qui touche pour la première fois dans l’histoire une planète ignorée.

     Tadda et Volg faisaient assaut d’amabilité.

     Rexugues se rengorgeait. Nul doute que si le chevalier Coqdor avait été à sa place, il n’eût pas tardé à trouver cet accueil un peu trop poussé, ces compliments à un monde que les Liisiens ignoraient, sinon à travers leurs hôtes, vaguement déplacés, superfétatoires et flagorneurs.

     Mais le capitaine spatial était trop heureux de la tournure que, du moins en apparence, prenaient les événements. Un festin chez une souveraine même dans un monde agonisant, c’était quelque chose, à ses yeux.

     Ramona songeait au commando disparu, et aux paroles inquiétantes du ministre Volg.

     Mandra pensait à Ken, au Roc puissant, à l’homme un peu brutal qui ne lui était pas indifférent et  qu’elle désespérait de revoir, se demandant ce que pouvaient bien être ces abîmes où s’agitaient les Ombres Vivantes.

     Sturm, bon garçon, lui aussi, posa à un certain moment la question :

     – Seigneur, dit-il à Volg, quand pensez-vous que nous pourrons retrouver nos compagnons du commando, égarés dans ces régions souterraines dont vous nous avez parlé ?

     Le ministre hésita et on put voir un voile d’anxiété passer sur le visage de la reine Tadda.

     Rexugues coupa, de sa voix sèche :

     – Sturm, cela suffit, il me semble !… Votre incorrection est sans mesure… Sa Majesté nous convie, et vous posez de ces questions… J’imagine que le seigneur Volg a déjà tout fait, tout mis en œuvre, pour sauver nos compagnons…

     Volg donna des assurances à ce sujet, expliqua que des techniciens cavernicoles étaient déjà à l’œuvre pour retrouver les disparus.

     Et on parla d’autre chose, de l’histoire de la Terre, du Martervénux qui groupait Mars, Vénus, la planète patrie et leurs satellites respectifs, des premiers contacts spatiaux, des soucoupes volantes venues en éclaireurs des mondes lointains, de la colonie établie près d’Arcturus et que l’O.C.  allait ravitailler, etc.

     Des heures passèrent, agréables pour les Terriens. Sturm ne s’était plus fait tancer et les mets et les boissons aidant, ainsi que la fumée d’une sorte de narguilhé qui ondulait autour des convives, tout les mettait en un état assez euphorique.

     Le monstre Fkaan s’empressait, servait ou débarrassait, obéissait aux signes imperceptibles de Volg et, peut-être, entendait les ordres télépathiquement.

     Ce fut lui qui fit fonctionner un superbe appareil de télé sans écran, en reliefcolor, d’une qualité inouïe, lequel déroula, devant les Terriens ébahis, des scènes commentées montrant les diverses phases de l’histoire de Liis, sa préhistoire, son évolution, son apogée et, malheureusement, sa décadence.

     Ramona murmura, pour Mandra et Ho-San, près d’elle :

     – Nous voyons tout… sauf les abîmes !…

     Elle avait dit cela très discrètement, Rexugues faisant de plus en plus l’important, devisant avec la reine et avec Volg.

     Sturm, lui, se tenait coi, et, depuis la semonce, n’osait plus beaucoup bouger. Il n’avait pas entendu non plus la fiancée du potier, jugeant inutile une telle réflexion pour ses hôtes, d’autant que le capitaine spatial l’eût sans doute vertement reprise.

     Seulement, à peine avait-elle parlé, dans un murmure, pour ses deux voisins, qu’elle sentit sur elle le regard de Fkaan.

     Une flamme étrange, nullement hostile, d’ailleurs, passait dans les yeux si beaux du gnome, autrement tellement affreux de corps et de visage.

     Et Ramona comprit qu’il l’avait entendue. Non, ce n’était pas possible, il était placé trop loin.

     Pourtant, il savait ce qu’elle venait de dire.

     La jeune fille devina. Télépathiquement, Fkaan était près d’elle, avec elle. Il avait lu dans sa pensée.

    

    

    

 

    

CHAPITRE VIII

    

 

     Ce minéral, ou ce métal, semblait régner un peu partout dans le palais. Jusqu’à la baignoire attenant à la chambre où on avait conduit les deux jeunes filles qui était taillée dans cette matière.

     Un or qui eût été quasi translucide, accrochant la lumière et se laissant pénétrer par elle, exhalant ainsi des reflets séduisants au possible, faisant naître des feux colorés qui irradiaient un peu partout dans la vaste salle d’eau.

     – Tu te baignes, chérie ? demandait Mandra, qui examinait le curieux déshabillé que les servantes lui avaient apporté, un ample peignoir presque transparent, avec des broderies représentant des choses inconnues et bizarres, et d’une étoffe indéterminable, souple et résistante à la fois, comme la toile d’une araignée de rêve.

     – Oui… si tu permets…

     – Va !… Je me coiffe… J’irai après toi, cela me fera du bien !

     Nue, Ramona enjambait le rebord de la baignoire, se laissait glisser doucement dans l’eau d’un beau vert bleuté que dorait l’or mystérieux.

     Elle se détendait un peu, après cette journée étrange, regardant, dressé devant elle, un groupe représentant un couple nu, taillé dans cette pierre fantastique, et qui contrastait avec le fond du mur où des atteintes de vétusté créaient des fissures.

     Un palais splendide, mais déjà s’effritant par endroits.

     Elles avaient renvoyé les servantes.

     Quatre vieilles femmes, diligentes, dévouées, discrètes. Mais dégageant une impression d’ineffable tristesse, avec leurs faciès ravinés, leurs mains croches d’ancêtres, leur démarche un peu lente avec des bustes voûtés, des jambes traînardes.

     Et, en dépit de la délicatesse des quatre envoyées de la reine Tadda, Ramona et Mandra avaient senti sur elles ces regards jaloux, cette sorte de réprobation muette de femmes appartenant à une race expirante, qui paraissaient reprocher aux Terriennes leurs chairs fermes, leurs épidermes lisses, la carnation dorée de l’une, le ton mat de l’autre, créant l’aura de désir qui fait frémir les hommes, qui hérisse certaines femmes.

     Ramona, dans l’eau jusqu’au cou, subissait une sorte de vertige.

     Rexugues avait pris les décisions et les deux jeunes femmes avaient été conviées vers cette chambre, tandis qu’on emmenait Sturm et Ho-San à l’appartement qu’on leur réservait, d’un autre côté.

     Le capitaine spatial, lui, une coupe en main, dégustant maintenant une sorte de breuvage délicieux évoquant le whisky de la planète patrie, poursuivait sa conversation avec la reine de Liis et l’antique Volg.

     Ce rappel des Cutty Sark et autres devait le rendre particulièrement euphorique. Il avait approuvé le départ de ses subordonnés sans paraître faire mine de se retirer, lui aussi.

     Ramona, émergeant un peu, commença ses ablutions, songeant à l’attitude du commandant de l’Océan Céleste,  qu’elle n’approuvait guère.

     – Il nous traite comme quantité négligeable… Je sais bien qu’il est le responsable de l’expédition, mais tout de même… Et puis, je ne sais pas, moi, à sa place, je me préoccuperais un peu plus du chevalier Coqdor et de nos autres camarades… Ysiane… Sambor… Ken… On a parlé d’abîmes dont on ne revient pas, d’Ombres Vivantes… que signifie tout cela ?

     Elle avait soigneusement noué sa blonde chevelure pour ne pas la mouiller en s’inondant le corps et aspergeait ses jolis bras lorsqu’une sensation curieuse, gênante, s’empara d’elle.

     – Mandra ?

     – Oui, ma chérie… qu’est-ce que tu as ?

     – C’est drôle, écoute… Tu veux venir ?

     La brune Mandra accourut, très belle dans le peignoir extraordinaire sur lequel ruisselaient ses beaux cheveux de jais.

     – Tu ne te rends pas compte ? J’ai l’impression… que je ne suis pas seule dans cette salle… qu’on me regarde…

     Mandra regarda autour d’elle, rit un peu.

     – Tu es si belle, dans ton bain… Les gens de cette planète ont bon goût, tu sais…

     – Ne riez pas, Mademoiselle Mandra !…

     Entendant cette voix étrange, Mandra demeura stupéfaite, tandis que Ramona, avec un petit cri, se laissait instinctivement glisser jusqu’au fond de la baignoire, s’arrangeant pour avoir de l’eau aux épaules.

     – Il y a quelqu’un ? s’écrièrent-elles en même temps, affolées.

     – Chut !… Ne criez pas… N’appelez pas… C’est une question de vie ou de mort… Pour vous et pour vos compagnons de l’astronef ! Mandra claquait des dents. Ramona grelottait dans l’eau vert et or.

     – Je vous fais peur… Je suis indiscret… Mais je veux vous sauver… Permettez-moi d’apparaître…

     Elles se regardaient, effarées. Cette voix, rugueuse et grêle à la fois, ne leur rappelait rien. L’inconnu, homme certainement, s’exprimait dans ce spalax interplanétaire que les Liisiens savaient si bien assimiler par un procédé connu d’eux seuls.

     – Si vous ne me dites pas de venir, je n’ose, Mesdemoiselles, en raison de votre tenue… Mais je vous en prie, les minutes sont précieuses… La pudeur l’emporta chez Ramona.

     – Alors, laissez-moi passer un vêtement…

     – Faites vite !…

     Ramona brusqua un peu Mandra.

     – Mais dépêche-toi donc. Tu es habillée, toi, tu t’en fiches…

     Mandra sortit de sa  torpeur effrayée pour aider Ramona à quitter le bain et à s’envelopper dans un autre peignoir apporté par les servantes.

     – N’ayez pas peur… je viens, reprit la voix.

     Et l’être apparut devant elles, ne sortant de nulle part, mais plutôt se matérialisant dans le milieu de la salle d’eau, juste devant la statue.

     – Oh !… firent-elles ensemble, reconnaissant Fkaan, le gnome.

     Il mit vivement un doigt noueux sur sa bouche tordue. Ses yeux, si brillants, exprimaient une profonde angoisse.

     – C’est vous ? Que nous voulez-vous donc ?

     – Je vous l’ai dit : votre salut. Vous êtes trahis, vous et tous les vôtres… Un grave danger vous menace…

     – Trahis ? Mais par qui ? cria Mandra.

     – Il faut prévenir le capitaine spatial Rexugues, ajouta Ramona, qui ne perdait pas souvent le nord cosmique.

     Fkaan eut un pauvre rire et prononça :

     – Je ne suis pas ici. Je viens par ondes… Oui, c’est de la télérelief sans écran, comme je vous en ai montré chez la reine… Attendez… vous voulez savoir… Je vais vous montrer autre chose… Votre commandant est encore chez Tadda, avec Volg… Voulez-vous voir et entendre ?

     – Mais qu’est-ce que ça signifie ? interrogea encore Ramona, toujours prompte et impétueuse.

     – Ne bougez pas. J’agis par ondes, toujours, et je vous transmets ce qui se passe au salon royal.

     Mandra étouffa un cri parce que, sans raison apparente, la lumière s’éteignait dans la salle d’eau et il n’y avait plus qu’un vague reflet, où le couple statufié et la baignoire irradiaient très discrètement, si bien qu’elles se voyaient avec des ombres bizarres, des coloris sombrement lumineux, comme sous l’effet de la lumière noire.

     Mais des voix éclataient et elles voyaient devant elles, à les toucher, la reine Tadda, Volg, Rexugues et d’autres personnages.

     Elles reculèrent instinctivement, mais la voix étrange de Fkaan les rassurait, du moins relativement.

     – N’ayez crainte ! Ce n’est qu’une projection. Ce que vous appelez chez vous une émission en direct…

     Elles voyaient, elles entendaient. Elles étaient en quelque sorte présentes au milieu de la discussion.

     Fkaan, lui, avait disparu.

     Serrées l’une contre l’autre, abasourdies par cette technique qui paraissait au service de la féerie, les deux Terriennes écoutaient.

     – … Ils ne souffriront absolument pas, expliquait Volg. En somme, ce qui va leur arriver est une chance… Non seulement ils revivront, ils reparaîtront en plusieurs corps, en plusieurs esprits, mais ils auront la joie d’être la genèse d’un peuple neuf, avec tout l’héritage d’une race qui a amené une planète comme la nôtre à un haut degré de civilisation !

     Rexugues approuvait, dégustant le contenu de la coupe, et la fumée du narguilhé l’enveloppait de ses orbes lénifiantes.

     Tadda souriait et, cette fois, les jeunes filles pensèrent que la vieille reine pouvait parfois sembler cruelle.

     – En ce qui concerne ceux des abîmes, vous n’avez aucun scrupule à avoir… Ils ne peuvent s’évader… De toute façon, ce sort leur était réservé. Les Ombres Vivantes les gardent, par la force des choses… Ils tomberont entre nos mains quand nous le voudrons… En ce qui concerne ceux qui vous ont accompagnés, je conçois que c’est, pour vous, autre chose…

     – Si vous m’affirmez que tout cela est sans douleur…

     – Absolument. Le Multiplicateur engendre des créatures multiples à partir d’un être initial, que nous appelons l’Original, homme ou femme. Il est évident que deux filles aussi belles, deux garçons aussi solides, seront de magnifiques sujets pour préparer le monde futur de Liis…

     – Je le reconnais, fit le capitaine spatial.

     – Voulez-vous voir le résultat de notre dernière expérience ?

     Rexugues acquiesça.

     Volg donna des ordres aux serviteurs qui allaient et venaient et — cela devait être préparé —, on fit entrer six filles sensationnelles, et quatre superbes garçons. Tous avaient le type liisien, des cheveux tirant sur un blond cendré un peu spécial, des yeux gris clair, des anatomies qu’on devinait parfaites, chez l’un et l’autre sexe, sous les robes élégantes des unes et les uniformes des autres.

     C’étaient les six répliques de Yaïn, les quatre exemplaires nés de Kiwan.

     Ramona et Mandra s’effaraient de ces similitudes.

     Tour à tour, les dix personnages furent présentés au capitaine spatial Rexugues.

     Il parut les admirer, dit quelques mots de politesse.

     Le groupe se retira.

     Les Terriennes voyaient maintenant que Volg étudiait le comportement de l’officier astronaute et que l’œil de la vieille reine étincelait.