Voué à n’avoir pas de fils, il en adopte un.
Mais il ne fait rien comme tout le monde…

4. L’OMBRE

de Marion Zimmer Bradley

I

Danilo Syrtis signa les registres du Domaine, et les rendit à l’intendant.

– Dis aux serviteurs du Hall de te donner à manger avant de partir. Et merci d’être venu par ce temps épouvantable.

– Ce n’était que mon devoir, vai dom, répondit l’homme.

Danilo le regarda partir, se demandant s’il devait aller dîner maintenant, ou se faire apporter du pain et du fromage dans le petit bureau où il traitait les affaires du Domaine. Il n’avait pas envie de parler, par politesse, des affaires ou du temps avec l’intendant, et il supposait que celui-ci avait sans doute hâte de rentrer chez lui avant la nuit. Il allait neiger ce soir-là : il voyait la neige dans les gros nuages qui planaient au-dessus d’Ardais.

Il va neiger, et il faisait froid dans le bureau. Et, à la nuit, je serai sur la route… Danilo sursauta, se demandant s’il s’était assoupi un moment. Ce n’était pas lui qui aurait la chance d’être sur la route à la nuit, loin de là. Danilo se frictionna les mains. Un petit brasero placé sous son bureau lui réchauffait les pieds, mais il avait les doigts gelés, et il voyait la buée de son haleine entre sa bouche et les livres posés devant lui. Il ne s’était jamais habitué au froid des Heller.

Je voudrais être dans les basses terres, se dit-il. Régis, Régis, mon frère et mon bredu, je fais mon devoir ici, à Ardais, comme tu fais le tien à Thendara ; mais bien que je sois Régent d’Ardais, j’aimerais mieux être près de toi à Thendara, rien de plus que ton écuyer juré. Je ne reverrai plus mon foyer, peut-être pendant des années, et il n’y a rien à y faire. J’ai prêté serment.

Il tendit la main vers la cloche, mais avant qu’il ait sonné, la porte s’ouvrit et un serviteur entra.

– Pardonne-moi, vai dom. Le Maître voudrait te voir immédiatement si c’est possible. Si tu es toujours occupé avec l’intendant, il demande quand tu pourras venir.

– Je viens tout de suite, dit Danilo, perplexe. Où est-il ?

– Dans le salon de musique, Seigneur Danilo.

Où, sinon là ? Dyan y passait le plus clair de son temps. Comme une grosse araignée au centre de sa toile, et nous vivons tous dans son ombre.

Dyan, Seigneur Ardais, était l’oncle de Danilo ; la mère de Danilo était une fille illégitime du père de Dyan, qui avait eu de nombreux bâtards. Le fils unique de Dyan avait été tué dans une avalanche de pierres au monastère de Nevarsin. Quand le laran des Ardais, le don de télépathe catalyste qu’on croyait éteint, s’était manifesté chez Danilo, Dyan avait adopté Danilo et en avait fait l’Héritier d’Ardais.

Il était à Ardais depuis plus d’un an déjà, et Dyan s’était révélé à la fois généreux et exigeant. Il avait donné à Danilo tout ce dont il avait besoin pour tenir son rang d’Héritier d’Ardais, depuis les vêtements jusqu’aux chevaux en passant par les faucons. Il l’avait envoyé dans une Tour pour une formation préliminaire relative à l’usage de son laran – formation plus poussée que celle dont avait bénéficié Dyan – et il l’avait fait instruire dans tous les arts convenant à un jeune noble : calligraphie, arithmétique, musique, dessin, escrime et danse. Il lui avait lui-même enseigné la musique, un peu de cartographie et de médecine.

Il s’était également montré généreux envers le père de Danilo, lui envoyant des étalons, des travailleurs agricoles et autres serviteurs, et un intendant compétent pour gérer Syrtis et faciliter la vie du vieux Dom Félix déclinant.

– Ta place est à Ardais, avait dit Dyan, pour te préparer à ta tâche de Gardien. Car si je devais un jour avoir un autre fils – et cela n’est pas impossible, bien qu’improbable –, il est encore plus improbable que je vive jusqu’à sa majorité.

Tu devrais dans ce cas assumer la Régence pendant de nombreuses années. Mais tu ne dois pas négliger ton propre patrimoine, avait-il déclaré, s’assurant que Syrtis ne manquait de rien qu’il pût lui fournir.

Près de la porte du salon de musique, un jeune blond svelte à la grâce féline frôla Danilo sans un mot, avec un regard malicieux.

Quest-ce qui sest encore passé pour le mécontenter ? Le Maître serait-il dur avec son mignon ?

Danilo n’aimait pas Julian, le laranzu particulier de Dyan. Mais les favoris de Dyan ne le regardaient pas. Non plus que les amours de Dyan. A défaut d’autre chose, réalisait Danilo, il devait plutôt être reconnaissant à Julian. La présence du jeune laranzu avait démontré à toute la domesticité qu’il y avait une énorme différence entre la façon dont Dyan traitait son fils adoptif et Héritier, et celle dont il traitait son mignon. Pour sa part, il n’avait aucun sujet de plainte. Avant de savoir qui était Danilo Syrtis, et d’apprendre qu’il avait le Don des Ardais, quand il n’était qu’un des plus pauvres Cadets de la Garde, Dyan avait essayé de le séduire, et, quand Danilo l’avait rejeté avec dégoût, Dyan avait continué à le poursuivre de ses assiduités et à le persécuter. Danilo était cristoforo, et, dans leur religion, la honte s’attachait aux amoureux des hommes. Mais depuis un an que Dyan l’avait adopté comme Héritier, il n’avait pas une seule fois eu un geste déplacé à son égard. Pourtant, l’ombre de ce qu’il y avait eu entre eux pesait encore lourdement sur Danilo, et il ne se présentait jamais devant Dyan sans un certain sentiment de contrainte.

A sa connaissance, il n’avait rien fait pour mécontenter son père adoptif. Mais le fait que Dyan l’envoyât chercher à cette heure était sans précédent. Normalement, ils ne se voyaient qu’au repas du soir, et passaient ensuite une heure ensemble au salon de musique. Parfois Dyan jouait lui-même d’un des instruments qu’il maîtrisait, ou faisait venir ses musiciens ; parfois, à la consternation de Danilo, il lui demandait de jouer pour lui, car il avait insisté pour que son fils adoptif apprenne un peu de musique, affirmant qu’aucune éducation n’était complète sans cet art.

Dyan était debout près de la cheminée, grand et mince dans la tenue sombre qu’il affectionnait. Malgré le feu, il faisait assez froid pour voir la buée de son haleine. Il entendit entrer Danilo et se tourna vers lui.

– Bonjour, mon fils. Tu as dîné ?

– Non, Seigneur. Je m’y préparais quand on m’a transmis ton message, et je suis venu aussitôt.

– Dois-je te faire apporter quelque chose ? Sinon, il y a des fruits et du vin sur la table. Sers-toi.

– Merci, Seigneur. Je n’ai pas très faim.

Danilo remarqua que Dyan pinçait les lèvres, l’air sombre. Son cœur se serra d’appréhension ; il avait encore un peu peur de Dyan. Il n’imaginait pas ce qu’il avait pu faire pour justifier l’air réprobateur de son père adoptif. Il repassa mentalement les événements de la dernière décade. Les comptes du Domaine, qu’il lui avait confiés depuis quatre lunaisons, étaient en ordre, à moins que tous les hommes n’aient conspiré pour lui mentir. A sa connaissance, ses répétiteurs faisaient tous de bons rapports sur lui ; il n’était ni brillant ni érudit, mais travailleur et obéissant. Puis il vit les yeux de Dyan se déplacer légèrement dans sa direction, et cela le mit en colère.

Il cherche encore à me faire peur. J’aurais dû m’en douter ; ma crainte lui fait plaisir, il adore me mettre au supplice.

Il se redressa et dit :

– Puis-je te demander pourquoi tu m’as fait quérir à cette heure, sans avertissement ? T’ai-je mécontenté ?

Dyan sembla se secouer pour sortir de sa rêverie.

– Non, non, dit-il vivement. Mais j’ai reçu de mauvaises nouvelles, et j’en suis peiné pour toi. Je ne te ferai pas attendre davantage, et je ne t’amuserai pas par de belles paroles. Un messager est arrivé de Syrtis. Ton père est mort.

La mâchoire de Danilo s’affaissa sous le choc, mais il savait pourtant que cette rudesse était charitable. Dyan lui avait évité les affres de l’inquiétude qu’aurait suscités une annonce par petites étapes.

– Mais il était en parfaite santé quand j’ai quitté Syrtis après son anniversaire…

– Aucun homme de son âge n’est jamais « en parfaite santé », dit Dyan. Je ne connais pas les détails médicaux, mais j’ai eu l’impression qu’il s’agissait d’une crise cardiaque. D’après le messager, il a terminé son petit déjeuner, a remercié le cuisinier, disant qu’il allait se promener à cheval, et, soudain, il s’est effondré sur le sol. Il était déjà mort quand on l’a relevé. Il fallait s’y attendre à cette époque de sa vie ; quand tu es né il avait déjà atteint, paraît-il, un âge où la plupart font sauter leurs petits-enfants sur leurs genoux. Il avait eu de la malchance avec son fils aîné, je le sais.

Danilo hocha la tête, comme assommé. Son frère aîné était mort au cours d’une bataille avant sa naissance ; il était écuyer du père de Régis.

– Je suis content qu’il n’ait pas souffert, dit-il, la gorge serrée.

Mon pauvre père ; il voulait que j’aie une éducation de jeune noble, il ne m’a jamais empêché de faire ce que je voulais. J’espérais que le jour viendrait où je le connaîtrais mieux, quand je reviendrais vers lui en homme, libéré de tous les problèmes de la jeunesse, et que je le connaîtrais aussi comme lhomme quil était, et non uniquement comme mon père. Et maintenant, cela ne sera jamais.

Il ne put retenir ses sanglots. Au bout d’un moment, il sentit la main de Dyan sur son épaule, très douce, avec quelque chose comme de la tendresse. Intérieurement, il se révulsa.

Parce que je pleure mon père, il croit qu’il peut me toucher, et que je ne rejetterai pas son contactil ne renonce donc jamais ?

Brusquement, Dyan retira sa main et parla d’une voix froide et composée.

– Je voudrais pouvoir te consoler, mais ce n’est pas mon réconfort que tu recherches. Avant de t’envoyer chercher, je me suis renseigné par l’intermédiaire de mon laranzu.

Danilo comprit alors le regard malicieux de Julian.

– J’ai appris par les Tours que Régis Hastur est à Thendara et qu’il part aujourd’hui pour Syrtis. Il a dit à son père qu’étant ton frère juré, il doit cet hommage à ton père et qu’il t’attendrait là-bas. Tu peux partir dès que tu auras préparé le nécessaire, à moins que tu ne préfères attendre que le temps se lève… seuls les fous et les désespérés voyagent en hiver dans les Heller. Mais je ne crois pas que tu veuilles différer ton départ.

– Je n’ai pas peur du temps, dit Danilo.

Il se sentait encore comme assommé. Il avait désiré voir son père et Régis, mais pas dans ces circonstances.

– J’ai pris la liberté de dire à mon valet de préparer tes vêtements pour le voyage et pour les funérailles. Mais tu dois manger un peu avant de partir, mon fils.

Etonné par le ton de sa voix – Dyan parlait avec une douceur extraordinaire –, Danilo leva les yeux sur son père adoptif.

Dyan dit doucement :

– Ton ami t’attendra quand tu arriveras à Syrtis ; tu n’affronteras pas seul l’épreuve des obsèques, je m’en suis assuré. Je viendrais bien moi-même pour lui rendre hommage, mais…

Dyan prit cérémonieusement les deux mains de Danilo dans les siennes. Il était parfaitement barricadé, mais Danilo sentit une trace d’émotion qu’il ne put identifier : regret ? chagrin ?

– Ton père est l’un des seuls hommes qui aient osé encourir mon déplaisir au nom de l’honneur ; j’ai un grand respect pour sa mémoire. Reste à Syrtis aussi longtemps qu’il le faudra pour mettre ses affaires en ordre. Et présente mes compliments à Régis Hastur.

Il lâcha les mains de Danilo, et recula, toujours cérémonieux, lui signifiant son congé. Danilo s’inclina, en proie à des émotions trop mitigées pour dire un mot. Régis Hastur l’attendant à Syrtis ? Il se dirigea lentement vers sa chambre, où il trouva le valet de Dyan en train de remplir ses fontes. Dyan lui envoyait aussi une bourse pour régler les dépenses du voyage et pour faire des cadeaux aux serviteurs de son père. Dyan avait désigné trois hommes pour l’escorter, et, quand il descendit dans le Hall, il trouva un repas chaud qui fumait sur la table. Danilo était trop las et troublé pour rien avaler, mais il remarqua distraitement que le coridom emportait un panier de vivres et l’attachait sur le cheval de bât. Les auberges étaient presque inexistantes, et les refuges rares et éloignés les uns des autres.

II

Les flocons de neige tombaient dans la fosse, mêlés aux poignées de terre que les hommes et les femmes de la maison de Dom Félix jetaient les uns après les autres sur le cercueil.

–… et le Maître m’a dit : « Ta fille est sérieuse et intelligente, c’est dommage qu’elle passe sa vie à traire les vaches et à récurer les marmites. » Et même qu’on avait besoin de filles de cuisine, il lui a donné une lettre et l’a envoyée avec à Dame Caitlin au Château Hastur, et Dame Caitlin l’a prise dans sa maison comme couturière, et plus tard, elle est devenue son intendante et a épousé l’intendant, et il me demandait toujours… comment elle allait, termina la vieille cuisinière d’une voix tremblante, écrasant sa poignée de terre dans ses mains, puis la jetant dans la tombe avec les flocons. Que ce souvenir allège notre chagrin.

Chaque serviteur avait raconté une anecdote, une marque de bonté, un souvenir agréable ayant trait au mort. Maintenant, l’intendant que Dyan avait envoyé l’année précédente était debout au bord de la tombe, mais Danilo entendit à peine ce qu’il disait. Régis se tenait derrière lui, mais ils avaient juste eu le temps de se dire bonjour. Puis Régis s’avança jusqu’à la fosse et leva la tête ; leurs yeux se rencontrèrent pour la première depuis qu’ils s’étaient salués le matin. Entre l’intendant efficace de Dyan et le personnel de Dom Félix, ils n’avaient pas eu grand-chose à faire. Danilo commençait à se dire qu’il aurait aussi bien pu rester à Ardais pour ce qu’il faisait ici.

– La première fois que j’ai vu Dom Félix, dit Régis, les flocons tombant sur son élégante cape bleue et sur ses cheveux cuivrés (il s’était donné beaucoup de mal, pensa mornement Danilo, pour se présenter en prince et Héritier d’Hastur devant ces hommes), il me rembarra comme un petit garçon venu lui voler ses pommes. Il pensait que je venais troubler la paix de son fils, et il était prêt à me chasser et à encourir la colère des Comyn pour le protéger. Que ce souvenir allège notre chagrin.

Mais cela, pensa distraitement Danilo, c’était presque exactement ce que Dyan avait dit ; ce qu’il aurait dit sans aucun doute s’il était venu, à savoir que son père était capable d’affronter la colère des puissants par amour pour son fils. Il pensa : J’aurais dû être un meilleur fils pour lui. Il prit la motte de terre que lui tendait Régis. Il se rappelait comment Régis était venu le chercher, à Syrtis. On s’est assis là-bas, dans le verger, sur ce tronc vermoulu. A l’époque, il n’était que le fils d’un petit propriétaire, sans même une chemise convenable ; personne ne savait qu’il avait le Don des Ardais. Pourtant, Régis lui avait dit : Ton père me plaît, Dani. Régis était venu après que Dyan eut comploté pour le faire honteusement expulser du corps des Cadets. Et Dom Félix n’avait pas été tendre avec lui. Danilo dit, aveuglé par la peine et incapable de choisir ses paroles :

– Mon père dédaignait la cour, les riches et les richesses. Il avait perdu son fils aîné…

Perdu deux fois ; la première, quand mon frère Rafaël avait choisi de suivre un Hastur en qualité d’écuyer juré, et la deuxième, quand il avait suivi cet Hastur dans la mort. Et moi j’ai rouvert cette ancienne blessure. Pourtant

– Pourtant il avait accepté de me laisser partir alors qu’il aurait pu, comme bien des pères, me garder près de lui pour le servir dans l’obscurité qu’il préférait. Il m’a laissé partir, d’abord dans les Cadets, puis à Ardais. Pas une seule fois il n’a cherché à me garder à la maison pour sa commodité. Que ce souvenir…

Sa voix se brisa, et il ne put qu’à grand-peine terminer :

–… allège notre chagrin.

Ses doigts se crispèrent convulsivement, effritant la motte de terre. Il sentit la main de Régis sur la sienne, et s’engourdit soudain. Ce serait bientôt fini, tous ces gens s’en iraient, il rentrerait à la maison et boirait un bol de bouillon… ou de vin chaud, qui serait peut-être plus de circonstance… pour se réchauffer avant d’aller dormir. Le banquet des funérailles était passé, l’enterrement terminé, et il pourrait se reposer.

Le Frère Estefan, moine cristoforo venu du village, prononçait quelques mots de sympathie :

–… et comme le Porteur de Fardeaux fit traverser à l’Enfant du Monde la rivière en crue de la vie, ainsi notre frère disparu a-t-il lutté toute sa vie pour aider de son mieux ses frères en humanité. Dom Félix n’était pas riche, et il passa la plus grande partie de sa vie dans la pauvreté ; pourtant bien des gens de cette contrée ont été nourris dans ses cuisines quand l’hiver était rigoureux, et il envoyait ses hommes porter des fagots dans les chaumières quand il n’avait pas autre chose à donner. Un jour, je suis arrivé tard, après avoir visité un malade sur ses terres ; son intendant et sa cuisinière étaient couchés, alors il m’a ouvert lui-même et m’a fait réchauffer devant son feu ; puis, disant que la cuisinière lui avait laissé trop à manger, il partagea sa soupe avec moi, et me coupa du pain ; et comme il n’y avait personne pour me préparer une chambre, il étendit quelques couvertures de selle devant la cheminée pour me faire un lit. Que ce souvenir allège notre chagrin ; et que le Seigneur de tous les Mondes l’accueille dans Son Royaume, et lui réserve toute la bonté qu’il a témoignée à ses frères humains quand il vivait ici-bas.

Il fit le Signe Sacré, et, du geste, indiqua aux fossoyeurs qu’ils pouvaient remplir la fosse.

– Ainsi, nous qui demeurons sur cette terre, nous pouvons cesser de le pleurer pour permettre à notre frère de gagner les Royaumes Célestes sans que notre chagrin ne le trouble. Adieu.

– Il a déposé son fardeau ; adieu ! crièrent en chœur tous les assistants, puis ils s’éloignèrent.

Ainsi, pensa Danilo, c’est ici qu’il reposera, dans une tombe anonyme, sur ses propres terres, près de mes arrière-grands-parents morts avant lui, et près de mes fils et petits-fils qui mourront après lui. A moins qu’il ne festoie vraiment cette nuit dans les Royaumes Célestes, en présence de son Dieu, ma mère d’un côté et mon frère de l’autre ? Je ne sais pas.

Seul Frère Estefan rentra dans la maison avec eux. Danilo alla chercher la bourse que Dyan lui avait donnée pour faire des cadeaux aux hommes de Dom Félix, et revint dans le couloir ; le moine avait refusé d’entrer dans le Grand Hall, disant que Danilo avait besoin de repos après le long voyage, le repas des funérailles et l’enterrement. Danilo savait qu’il avait hâte de regagner la Longue Maison du village.

– Il neigera beaucoup cette nuit. C’est une bonne chose que la tempête n’ait pas commencé avant la fin des obsèques, dit Frère Estefan.

– Oui, oui, c’est une bonne chose, répéta Danilo, qui pensa : Il ne va quand même pas me retenir ici pour parler de la pluie et du beau temps !

– Maintenant, Seigneur, tu vas sans doute rester ici, à ta place légitime, et ne pas retourner à Ardais ? Tout le monde dans les Domaines, et au-delà, sait que le Seigneur Ardais est méchant, impie, licencieux…

– Il s’est toujours honorablement comporté à mon égard, dit Danilo, et c’est le frère de ma propre mère ; je suis son Héritier juré. C’est mon devoir envers le sang de ma mère et envers les Comyn de retourner près de lui.

Les lèvres du moine se durcirent, et il émit un son significatif au mot de Comyn.

– Ton père a toujours été mal à l’aise de te savoir là-bas. Et on dit que le Seigneur Régis est de la même race de débauchés : il n’est ni marié ni fiancé, et il a déjà dix-huit ans. Qu’est-ce qu’il est venu faire ici ?

– Je suis son frère juré et son écuyer, commença Danilo.

Mais, derrière lui, venant du couloir sombre, la voix de Régis dit :

– Bon Frère, si tu as entendu des plaintes à mon sujet, je suis prêt à expliquer ma conduite. Sinon, je ne t’ai pas nommé gardien de ma conscience, et ce poste n’est pas vacant. Puis-je t’assigner un serviteur pour guider ton âne dans la tempête ? Non ? Tu es sûr ? Alors, bonne nuit, et que les Dieux t’accompagnent.

Tandis que la porte se refermait derrière le moine, il grommela :

–… ou quiconque voudra bien supporter ta compagnie !

Danilo sentit un rire presque hystérique lui monter aux lèvres, mais il se détourna pour entrer dans le Grand Hall. Régis le saisit par la manche. A ce contact, un souvenir fulgura en eux, puis Danilo s’écarta, et Régis, choqué moins par ce recul que par le refus du rapport mental, dit avec véhémence :

– Que Naotalba me torde les pieds… que je suis bête, Dani ! Je sais que tu veux éviter les ragots, surtout de ceux qui cherchent toujours des sujets de scandale chez les Comyn !

Il rit avec embarras.

– C’est ma faute, je me croyais au-dessus de tout soupçon. Je craignais seulement de t’exposer à des plaisanteries grossières ; je n’avais pas pensé à la sollicitude hypocrite de Frère Estefan pour ton âme et tes péchés !

– Je me moque de ce qu’on dit de moi, balbutia Danilo, mais je ne supporte pas qu’on parle ainsi de toi…

– Mon honneur est ma meilleure sauvegarde, dit doucement Régis, mais il faut reconnaître que je ne suis pas exposé aux cancans. Peu de gens osent calomnier un Hastur. Moi, au moins, je n’ai pas honte de la vérité. De tous les maux, c’est le mensonge que je déteste le plus…

Ils étaient toujours debout sur le seuil, et la vieille cuisinière qui disposait sur la table un dîner très simple – des tranches de porridge frites avec du bacon, un pudding qui sentait bon les fruits secs, et des bols de soupe fumante – leva ses yeux encore rougis par les larmes et leur fit signe d’entrer. Elle dit, avec la liberté de ton d’une vieille servante – quand Danilo était petit, elle lui faisait des beignets et avait raccommodé les genoux déchirés de sa première culotte de cheval :

– Tu aurais dû inviter Frère Estefan à dîner, Dom Dani… Maître Danilo, rectifia-t-elle vivement.

– C’est vrai, dit Régis d’une voix indolente. Nous aurions pu supporter sa compagnie une heure de plus s’il le fallait, je suppose, et c’est dommage d’avoir renvoyé cet homme dans la neige sans rien dans le ventre. Que diraient-ils de toi à Nevarsin, Dani ?

– Il dînera bien mieux à la Longue Maison, nanni, dit Danilo à la vieille femme. Et il n’aurait sans doute pas voulu manger dans la maison d’un pécheur. Je lui ai fait comprendre que je ne faisais pas partie de ses ouailles.

– Et je suis bien content d’éviter sa compagnie. J’ai avalé toutes les bondieuseries que j’ai pu digérer quand nous étions ensemble à Nevarsin, Dani ; j’en ai pour jusqu’à la fin de mes jours, et au-delà, de leurs sottises solennelles. Oh, je suppose que certains sont de braves et saints hommes ; mais je ne crois pas ce qu’ils croient, un point c’est tout. Je ne veux pas être grossier envers la religion de ton père, mais ce n’est pas la mienne, et je ne ressens aucune obligation particulière envers ce prêtre. Enfin…

Son visage se rasséréna.

–… nous n’avons pas eu le temps de parler. J’étais impatient de te voir, bredu, mais pas dans ces circonstances.

Il y avait un cruchon de vin sur la table ; il remplit une coupe et la tendit à Danilo.

– Bois le premier, mon frère, et mange ensuite. Tu es épuisé, et ce n’est pas étonnant. Et j’ai vu que tu mangeais très peu au repas des funérailles.

Danilo vida la coupe, et le vin le réchauffa agréablement. Puis il plongea sa cuillère dans sa soupe, mais il sentait sur lui le regard perplexe yeux de Régis.

Au diable ce moine, pensa-t-il. Maintenant, revoilà cette gêne entre nous. Je ne voulais pas penser à ça. C’est assez que je réside dans la maison de Dyan, forcé de détourner les yeux de ce maudit Julian qui affiche les faveurs de Dyan, et m’efforçant d’ignorer qu’au début tous les serviteurs pensaient que je remplissais auprès de Dyan le même rôle de favori, de mignon, de catamiteJe suis lié à Régis par serment. Mais ce qu’il y a entre nous est plus honorable que ça…

Son esprit revint un moment au refuge de voyageurs des Heller, où lui et Régis avaient reconnu le lien qui les unissait, et où, grâce à leur laran, ils avaient été ouverts l’un à l’autre et plus proches que des amants. Sans doute Régis n’attendait-il et ne désirait-il pas davantage de lui. Je chéris Régis et je l’aime de tout mon cœur. Mais il ne me demanderait jamais plus que ça. Peut-être que si nous nous étions connus dans notre enfancemais tout a été gâché quand Dyan a voulu obtenir de moi ce qu’il n’était pas dans ma nature de lui donner. Et ce soir-là, dans le couloir, Régis s’était excusé de l’avoir exposé à des accusations semblables.

Il prit le bol de confiture pour en verser dans son porridge, et rencontra les yeux de Régis, qui lui sourit et demanda :

– A quoi penses-tu, mon frère ?

– A cette soirée dans le refuge de voyageurs… répondit impulsivement Danilo.

– Je ne l’ai pas oubliée, dit Régis, tendant la main à travers la table pour serrer celle de Danilo.

A ce contact, ils furent unis un instant, totalement ouverts l’un à l’autre, puis, quand Régis eut retiré sa main, il dit doucement :

– Mais tu ne veux pas remuer ces souvenirs, n’est-ce pas, Dani ?

Et ils s’étaient tous les deux retirés… ils s’étaient reconnus, mais ils avaient reculé. L’ombre de Dyan pèse encore lourdement sur nous… aucun de nous ne voulait avouer ce qu’il désirait. C’était assez de le savoir…

Mais la vieille cuisinière était de nouveau debout devant eux.

– J’ai préparé la première chambre d’ami hier soir pour le Seigneur Régis, dit-elle à Danilo, et j’ai fait pour toi la chambre du Maître. Est-ce que j’ai bien fait ?

Ce n’est pas bien, mais habituel, pensa Danilo, et je dois le supporter. Il acquiesça de la tête, et se leva en prenant une bougie sur la table.

– Je suis fatigué, nanni, et je vais monter maintenant. Va te coucher, et merci pour tout.

Elle s’approcha pour lui baiser la main, et il la vit cligner des yeux comme si elle allait se remettre à pleurer.

– Allons, allons, nanni, va te reposer, dit-il, lui tapotant la joue.

Elle sortit en cachant son visage dans son tablier. Régis prit une pomme dans le compotier et suivit Danilo.

– J’aime les pommes d’ici, dit-il. Ton intendant pourrait-il m’en envoyer un tonneau à Thendara ?

– Rien de plus simple. Rappelle-le-moi demain, répondit Danilo, et ils se dirigèrent ensemble vers l’escalier.

III

Dans le couloir du haut, Danilo hésita devant les lourdes portes sculptées de ce qui avait été la chambre de son père. Il n’y était pas entré une douzaine de fois dans sa vie. Il dit enfin :

– Je… je ne peux pas y entrer seul…

Et Régis posa la main sur son épaule.

– Bien sûr que tu ne peux pas. Ta nanni aurait dû s’y attendre. Si tu revenais vivre ici définitivement, ce serait autre chose.

Il poussa la porte et ils entrèrent ensemble. Danilo approcha la flamme de sa bougie d’un chandelier, et la lumière se répandit, douce éclairant les tapisseries passées, le tapis élimé ; mais les vieux meubles étaient bien entretenus et bien cirés. Le grand lit penchait fortement du côté où le vieillard dormait seul depuis des années ; de l’autre côté se trouvait encore un oreiller ferme et rebondi, contraste pathétique avec celui, vieux et tout aplati, qui, pendant toutes ces années, avait connu le poids de la tête grise de son père.

Dix-sept ans que je suis né dans ce lit en même temps que mourait ma mère. Ce lit penché lui parut d’un pathétique insoutenable. Il a vécu seul ici toutes ces années, et mon départ l’a laissé encore plus seul.

– Mais tu n’es pas seul ici, Dani, dit doucement Régis. Je resterai avec toi.

– Mais je… tu…

Danilo le regarda, l’air désemparé, et Régis sourit.

– Non, Dani… nous devons parler de cela maintenant, dit Régis. A l’époque, nous n’avons pu ni l’un ni l’autre regarder les choses en face. Mais… nous sommes frères jurés. Et tu sais aussi bien que moi ce que ça veut dire.

Danilo baissa les yeux sur le tapis râpé.

– Je croyais… que tu étais aussi… aussi choqué, aussi malade que moi… par ce que Dyan voulait de moi.

Le visage mobile de Régis se contracta à la lueur des chandelles, ses sourcils se rejoignant presque au-dessus de son nez.

– Je le suis toujours, par force ou répugnance, dit-il, mais ce qui me dégoûtait surtout, c’était… l’insistance de Dyan… Pas ses goûts, si tu peux me comprendre. Pour moi, ils ne sont pas en cause. Au contraire. Mais… acceptés librement et en toute amitié. Pas autrement. Je croyais…

Comme la percevant de très loin, Danilo sut que la voix de son ami tremblait.

– Je croyais que tu partageais ce sentiment, que… que nous ne faisions vraiment qu’un, mais que nous avions simplement remis l’acte à un autre moment. A un moment où nous ne serions pas malades et terrifiés, pas en danger de mort, pas dans l’ombre… dans l’ombre de ta crainte de Dyan. Et aucun moment ne peut être plus favorable que celui-ci, crois-moi… pour confirmer ce que nous nous sommes juré alors, juré d’être ensemble…

Malgré un profond embarras, Danilo parvint à lui tendre les bras et l’étreignit. Il l’embrassa timidement sur la joue. Et il se souvint de la première fois où il l’avait embrassé ainsi, dans le verger. Il dit, cherchant ses mots :

– Tu es… tu es mon frère bien-aimé et mon seigneur. Tout ce que j’ai, tout ce que l’honneur me permet de donner… je te chéris, je donnerais ma vie pour toi. Pour le reste… ça, je crois que ce n’est pas en mon pouvoir de le donner…

Il ne put continuer.

Régis le serra très fort, laissant glisser ses mains pour le saisir par les coudes. Il le regarda dans les yeux et dit doucement :

– Tu sais que je ne te demanderai rien que tu ne puisses donner volontairement. Jamais. Ce que je ne comprends pas, c’est la raison de ton refus. Dani, crois-tu toujours que ce que je te demande est… honteux, ou que…

Non moins que lui, Danilo le savait, Régis se débattait à l’aveuglette dans une jungle de mots et d’émotions, évitant le contact plus profond du laran.

– Crois-tu que je te veux par orgueil, ou pour montrer le pouvoir que j’ai sur toi, ou… ou pour autre chose ? Tu sais que je ne suis pas comme Dyan et que tu n’as pas peur de moi, tu l’as dit un jour…

Il soupira et lâcha Danilo.

– C’est vrai, l’ombre de Dyan pèse encore sur nous. Et je ne supporte pas qu’il continue ainsi à nous séparer.

Il se détourna, glacé, souffrant de la distance qu’il y avait entre eux. Mais c’était mieux ainsi.

– Bon, il faut te reposer, Danilo, mais si tu ne veux pas être seul ici, je peux rester avec toi, ou tu peux venir partager ma chambre. Regarde, ton père avait ton portrait près de lui, avec… est-ce ta mère ?

Danilo prit les deux petits cadres. Il les avait vus sur la table de nuit aussi loin que remontât son souvenir.

– C’est ma mère, dit-il. Mais celui-ci ne peut pas être mon portrait ; je l’ai toujours vu là.

– Pourtant, ce ne peut être que toi, dit Régis, étudiant le portrait, sur lequel deux jeunes gens se regardaient, unissant leurs mains.

Et Danilo, dérouté, réalisa qui ce devait être.

– C’est mon frère Rafaël, dit-il. On l’appelait Rakhal.

– Alors, l’autre doit être mon père, murmura Régis. Il s’appelait aussi Rafaël, et s’ils s’étaient fait peindre ensemble, c’est qu’eux aussi devaient avoir prêté le serment de bredin…

Ils sappelaient tous deux Rafaël, ils étaient frères jurés, ils moururent en se protégeant l’un l’autre, et ils sont enterrés côte à côte dans le champ de Kilghairlie…

Cette vieille histoire les avait rapprochés dans leur enfance ; un instant, ils se revirent dans la lumière tremblotante de la caserne, enfants accomplissant leur première année dans les Cadets, revivant l’ancienne tragédie. Le temps sembla s’arrêter puis repartir, et Régis se rappela le moment où Danilo l’avait touché, éveillant le laran qu’il croyait ne pas posséder…

– Je n’ai jamais vu le visage de mon père, dit-il enfin. Grand-Père avait un portrait… je n’y avais jamais pensé ; ce devait être une copie de celui-là. Il n’a jamais pu se résigner à me le montrer, mais ma sœur l’a vu. Bien sûr, elle se souvient de notre père et de notre mère, elle, et elle m’a dit un jour que Dom Rakhal Syrtis s’était montré gentil avec elle…

– Etrange, dit Danilo dans un souffle, tournant le petit portrait dans sa main, que mon père, qui en voulait tant aux Hastur qui lui avaient pris d’abord mon frère, puis moi, ait gardé ce portrait près de lui pendant tant d’années, de sorte que leurs deux visages étaient toujours devant ses…

– Pas si étonnant que ça, le coupa Régis avec douceur. A la fin, il devait uniquement se rappeler qu’ils s’étaient aimés. Et peut-être était-il content que toi aussi tu aies trouvé un ami…, dit-il, regardant de nouveau le visage de son père, avec un sourire lointain. Non, je lui ressemble peu, mais nous avons quand même un certain air de famille ; je me demande si c’est pour ça que mon grand-père m’a à peine regardé pendant des années.

Il reposa le portrait sur la table.

– Danilo, quand tu auras dormi à côté pendant des années, peut-être que tu comprendras… allons, mon frère, il faut te reposer ; il est tard et tu es fatigué. Tu m’as servi comme un valet à Aldaran ; laisse-moi à mon tour ôter tes bottes.

Il poussa Danilo dans un fauteuil et se mit à le déchausser. Danilo, embarrassé, voulut l’en empêcher.

– Seigneur, ce n’est pas convenable.

– Le serment de bredu marche dans les deux sens, mon frère, dit Régis, s’agenouillant et le regardant dans les yeux.

D’un imperceptible mouvement de tête, il montra le portrait où le premier Régis-Rafaël souriait à Rafaël-Félix Syrtis.

– S’il avait vécu, ton frère… aurait été pour moi un second père, j’en suis sûr… et notre vie aurait été différente, malgré la mort de mon père.

– S’il avait vécu, dit Danilo, avec une soudaine amertume, je ne serais jamais né. Mon père a pris une seconde épouse, à un âge où les hommes se contentent de faire sauter leurs petits-enfants sur leurs genoux, parce qu’il ne voulait pas laisser sa Maison sans Héritier.

– Je n’en suis pas si sûr, dit Régis, reprenant ses mains dans les siennes. Les Dieux t’auraient peut-être envoyé à ta mère, pour être élevé près du fils de mon père… et nous aurions été bredin, ainsi que nous y étions prédestinés. Ne reconnais-tu pas la main de la destinée, Danilo, dans le fait que nous sommes bredin comme ils l’étaient ?

– Je ne sais pas si je peux le croire, dit Danilo, mais il laissa ses mains dans celles de son ami.

– J’ai l’impression qu’ils nous sourient, dit Régis, tendant les bras à Danilo. Oh, Dani, tous les Dieux me préservent de te persuader de faire ce que tu trouves mal, balbutia-t-il, mais passerons-nous toute notre vie dans l’ombre de Dyan ? Je sais qu’il t’a fait du tort, mais cela appartient au passé ; devrai-je toujours souffrir à cause de ce qu’il a tenté ? Alors, c’est que ta peur de Dyan est plus forte que ton serment de bredu…

Danilo eut envie de pleurer.

– Je suis cristoforo, dit-il d’une voix tremblante. Tu connais leurs croyances. Mon père l’était aussi, et c’est assez pour moi ; et avant même qu’il ait refroidi dans sa tombe, tu voudrais me posséder, dans ce même lit où il a couché seul pendant tant d’années…

– Je crois que ce serait pour lui sans importance, dit Régis très bas. Parce que, pendant toutes ces années, il a gardé près de lui les visages de son fils, et de celui à qui il avait donné son cœur. L’aurait-il fait s’il haïssait tant la seule vue d’un Hastur ? Il y a assez de portraitistes qui auraient pu copier le visage de son fils, de sorte qu’il aurait pu jeter dans le feu de sa chambre, ou celui de l’enfer, celui du prince Hastur qui le lui avait enlevé ! Quant à ses croyances… je ne me soucie pas d’un Dieu qui utilise sa puissance pour enlever l’amour et la joie à un monde où ils sont déjà si rares. Je ne sais rien de mon divin ancêtre, sauf qu’il a vécu et aimé comme les autres hommes, et, quand il a perdu sa bien-aimée, il est écrit qu’il a pleuré comme tout le monde. Mais dans les livres saints, il n’est écrit nulle part qu’il craignait d’aimer…

Je m’étais promis de ne jamais avoir peur de Régis. Alors, qu’est-ce qui projette entre nous cette ombre immense ? Est-ce vraiment Dyan ? Nous nous sommes donné notre cœur l’un à l’autre. Je haïssais Dyan parce qu’il cherchait à m’imposer sa volonté. Est-ce que je me comporte de la même façon envers Régis ? Suis-je libéré de la souillure de Dyan ?

Ou est-ce simplement le désir de me sentir pur et sans tache, meilleur que Dyan, et l’orgueil de croire que ce que je ressens pour Régis n’a rien à voir avec les rapports qu’il affiche avec Julian ?

J’ai blessé Régis. Et pire… Il comprit en un éclair. J’ai blessé Dyan parce que je n’ai pas confiance en lui. Il m’a accepté comme un fils et a trouvé un autre amant, et moi, j’ai continué à me méfier assez de lui pour refuser l’affection de père qu’il me témoigne. J’ai continué à me sentir supérieur, à accepter à contrecœur ce que Dyan me donne, comme si je valais mieux que lui et que je lui faisais une faveur en acceptant, comme si je désirais qu’il mendie mes faveurs…

Et comme j’ai repoussé l’amour paternel de Dyan, j’ai refusé d’accepter Régis pour ce qu’il est, d’accepter ce besoin d’amour qui est en lui… Il n’est pas du genre à rechercher étourdiment cet amour, qui exige confiance et affection… le sentiment qui est passé de mon cœur au sien quand je l’ai touché et que j’ai éveillé son laran. Mais ce que j’ai donné d’une main, je l’ai repris de l’autre. J’ai accepté son dévouement et son amour, mais par peur des mauvaises langues, je ne lui ai rien donné de plus.

Régis lui tenait toujours la main : Danilo se pencha et l’embrassa, cette fois avec tendresse. Il se sentait très humble. J’ai tant reçu, et j’ai si peu donné.

– Si, pendant toutes ces années, mon père a gardé ces portraits près de lui, dit-il, et qu’il m’a laissé passer de ses mains dans les tiennes, mon frère… alors c’est que nous devons partager nos fardeaux selon la Loi de la Vie. Tout ce que je suis et tout ce que je possède t’appartient à jamais, mon frère. Reste ici avec moi ce soir…

Il sourit à Régis, et ajouta, donnant pour la première fois à ce mot l’inflexion que seuls les amants utilisent :

– Bredu.

Régis lui tendit les bras en murmurant :

– Qui sait ? Peut-être se sont-ils réincarnés en nous, et qu’un jour nous renouvellerons leur serment…

Et tandis qu’il attirait Danilo contre lui, le portrait tomba bruyamment sur le sol. Régis voulut le ramasser, Danilo aussi, et leurs mains se rencontrèrent sur le cadre. Danilo eut l’impression que le sourire de Régis lui déchirait le cœur, tant il contenait d’acceptation, d’amour et de joie. Un instant, ils bataillèrent à qui ramasserait le portrait, puis Régis éclata de rire et laissa Danilo le reposer sur la table de nuit.

– Demain, dit Danilo, il faudra que je mette de l’ordre dans les affaires de mon père. Qui sait ce que nous pourrons trouver d’autre ?

– Si nous ne trouvons rien de plus, dit Régis d’une voix haletante, serrant très fort les mains de Danilo, nous avons déjà trouvé le principal trésor, bredhyu.

IV

– Le Maître a reçu ton message, dit l’intendant de Dyan, et si tu n’es pas trop fatigué du voyage, il te demande de le rejoindre un moment au salon de musique.

Tiens, lui est content que je rentre à la maison… J’ai fait ma place ici, maintenant. Danilo remercia l’intendant, lui confia sa cape, et se dirigea vers le salon de musique. A l’intérieur, il entendit le son d’un rryl, puis la voix grave et musicale de Dyan.

– Non, mon ami, essaye ce doigté…

Entrant dans la pièce, il vit le Seigneur Ardais disposer les doigts de Julian sur les cordes.

– Ainsi, tu peux plaquer un accord et attaquer tout de suite la mélodie…

Il s’interrompit et tous deux levèrent la tête. La lumière tombait sur le visage de Dyan, mais celui de Julian était dans l’ombre, et Danilo pensa : Il est heureux d’être dans l’ombre de Dyan. Je ne l’avais pas compris. Je croyais qu’il recherchait les faveurs de Dyan, comme une barragana donne son corps en échange de riches cadeauxmais maintenant, je sais qu’il y a plus que ça. Dyan salua Danilo de la tête, mais son attention restait fixée sur Julian.

– Rejoue ce passage, correctement cette fois, dit-il.

Le jeune homme s’exécuta, alors Dyan eut l’un de ses rares sourires et dit :

– Tu vois, c’est déjà mieux ; on entend à la fois la mélodie et l’harmonie. Les deux sont nécessaires.

Il se leva et s’approcha de Danilo, à l’entrée de la bibliothèque.

Pris d’une curieuse intuition, Danilo pensa : Il sait. Mais ce n’était pas un secret, et il ne se crispa pas de honte ou de crainte. Ce qu’il avait partagé avec Régis, ce qu’ils continueraient à partager toute leur vie, il le savait, ce n’était pas très différent de ce que partageaient Dyan et Julian, mais maintenant il n’avait plus honte de cette similitude.

Si je ne suis pas meilleur que lui, je ne suis pas pire. Et ce n’est pas…, se dit-il revoyant la main de Dyan guider doucement celle de Julian, absolument mauvais. Je pensais ne jamais avouer cette ressemblance, parce que je me croyais meilleur que Dyan. Ou Julian. C’est une étrange fraternité que nous formons. Mais une fraternité quand même.

Il donna à Dyan une accolade de fils.

– Salut, mon père adoptif, dit-il.

Il ajouta même, avec un sourire hésitant à Julian :

– Bonsoir, Julian.

– Je suppose que tu as mis toutes tes affaires en ordre, chez toi ?

– Oui, dit Danilo. Tout est en ordre. Il y avait… beaucoup de choses en suspens. Et le Seigneur Hastur t’envoie ses salutations et ses respects.

Dyan s’inclina, acceptant ces paroles.

– Je l’en remercie. Et je suis content de te voir de retour, mon fils.

– Moi aussi, je suis content d’être rentré, Père, dit-il, parlant sans réserve pour la première fois.

J’ai perdu mon père, mais en le perdant j’ai découvert que j’avais un autre père et qu’il me veut du bien. Autrefois, je ne le croyais pas et je me méfiais de lui.

– Julian, sert un verre à Danilo, dit Dyan. Il y a du vin chaud ; ça lui fera du bien après sa longue chevauchée dans la neige.

Danilo serra la chope dans ses deux mains pour se réchauffer et but une gorgée.

– Merci.

– Chiyu, dit Dyan à Julian, de son ton mi-moqueur, mi-affectueux, joue-nous quelque chose sur le rryl pendant que je m’entretiendrai avec Danilo…

– Dani joue mieux que moi, dit Julian d’un ton boudeur.

– Mais j’ai les mains glacées après le voyage, dit Danilo, et je ne peux pas jouer du tout. Alors, joue, je t’en prie.

Il sourit à Julian. Ils étaient jeunes tous les deux. Chacun avait sa place dans l’affection et la demeure de Dyan. Et nous avons aussi un autre lien fraternel. Mon cœur appartient totalement à mon seigneur. Le sien aussi.

– Je te serais reconnaissant de jouer pour nous, cousin.

Tandis que les notes du rryl s’élevaient dans la pièce, il s’assit à côté de son père adoptif, prêt à reprendre ses devoirs, négligés pendant son absence. Le lendemain, il montrerait peut-être à Dyan le portrait qu’il avait rapporté de Syrtis. Dyan avait connu le père de Régis quand ils étaient Cadets ensemble. Peut-être avait-il connu également le frère aîné de Danilo, et pourrait lui en parler sans souffrir, comme son père n’avait jamais pu le faire.

Il se détendit à la chaleur du feu, sachant qu’il était rentré à la maison, qu’il était sorti de l’ombre de Dyan et avait pris sa place légitime à ses côtés.

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