Un de ses fantasmes : les jumeaux
5. UN HOMME IMPULSIF
de Marion Zimmer Bradley
– Tu as de bonnes fréquentations, chiyu ! tempêta Marilla Lindir à l’adresse de son frère. A tous égards, tu es ce qu’il recherche, le Seigneur Ardais – un adolescent pas tout à fait adulte, assez âgé pour être presque un compagnon, trop jeune pour contrecarrer ses volontés, et joli comme une fille. A-t-il déjà fait de toi son…
Merryl entendit le mot avant qu’elle le prononce et rougit, mais il répondit avec entêtement :
– Tu ne connais pas le Seigneur Ardais comme moi, Marilla.
– Non, et que tous les Dieux en soient loués ! Ce n’était pas assez que tous nos parents Aillard te considèrent comme un porteur de sandales parce que tu t’es arrangé pour échapper à ton service dans les Cadets…
– Là encore, tu n’es pas juste, dit doucement Merryl. Qu’est-ce qui te tracasse, Rilla ? Tu es furieuse parce que, pour une fois, c’est une expérience que nous ne partageons pas ? Tu as des amies, et je ne te les reproche pas. Tu sais pourquoi je n’ai pas pu aller dans les Cadets. Après la mort de notre frère Samael, Mère avait toujours peur que je fonde sous les pluies d’hiver, ou que j’attrape les fièvres dans les chaleurs de l’été, et vraiment, je n’ai jamais demandé à… à être chouchouté comme un chaton, attaché à ses jupes même quand j’ai été assez grand pour être un homme. Maintenant, pour la première fois, voilà un homme de notre caste qui m’accepte pour ce que je suis, un télépathe… et ne raille pas ce que je ne peux pas changer, à savoir le fait que j’ai grandi sans la compagnie de mes semblables. Il m’accepte, répéta-t-il, et Marilla, malgré sa colère, sentit la souffrance dans sa voix, en dépit de ses efforts pour la réprimer.
Elle déglutit avec effort. C’était peut-être vrai, sa colère n’était peut-être que de la jalousie… Jumeaux, elle et Merryl n’avaient jamais été séparés comme le sont la plupart des frères et des sœurs quand les uns entrent dans l’âge d’homme, et que les autres se retrouvent confinées dans les étroites limites d’une vie de Dame Comyn. Etait-elle jalouse que Merryl puisse maintenant aller dans le vaste monde où il ne lui était pas possible de le suivre ? Elle tendit les bras à Merryl, et il la serra sur son cœur. Elle était presque aussi grande que lui, ses cheveux nattés en une tresse flamboyante qui lui tombait dans le dos, tandis que ceux de Merryl encadraient de courtes boucles son visage couvert de taches de rousseur, mais elle était presque aussi large d’épaules que lui.
Pendant des années, notre père a dit que, de nous deux, c’était moi le garçon ; je galope aussi vite que Merryl, mes faucons sont mieux dressés que les siens, et j’ai suivi le même entraînement aux armes… parce que Mère craignait toujours que les rudes garçons des écuries et des casernes ne contaminent son précieux fils. Mais Mère n’est plus là, et il n’y a plus personne pour empêcher Merryl de devenir un homme. Et moi… Elle recula devant les conclusions inévitables. Dois-je ne devenir qu’une femme ? Parce que j’ai pu partager le peu de vie virile qu’on a permis à Merryl, en garderai-je le regret pendant toute la vie qui doit être la mienne ?
Elle prit une profonde inspiration et dit :
– C’est bien vrai que je ne connais pas le Seigneur Ardais comme toi. Pourtant, je pense qu’il exploite ton…
Elle chercha un mot qui ne l’offenserait pas, considéra et rejeta culte du héros, et reprit finalement avec hésitation :
–… ton admiration pour lui. Je ne suis pas une idiote, Merryl, je sais que… que les jeunes garçons s’aiment de cette façon, et je ne te l’aurais jamais reproché…
– Vraiment ? l’interrompit-il avec colère, mais elle secoua la tête et lui fit signe de se taire.
– Vraiment, si tu avais eu un tel ami… la compagnie que je t’ai donnée et les amitiés que tu as pu avoir…
– Marilla, Marilla, dit-il en la reprenant dans, ses bras, tu crois que je te critique parce que…
– Non, non – attends –, ce n’est pas ce que je veux dire. Je suis ta sœur, et il y a des choses qu’un homme et une femme peuvent te donner et qu’une sœur jumelle comme moi ne peut pas, et je… et j’aurais essayé de ne pas t’en vouloir, dit-elle avec franchise. Le monde va comme il veut, et non comme toi et moi voudrions qu’il aille… un homme est libre de faire ces expériences, alors qu’une femme ne peut pas…
– Ce n’est pas tout à fait vrai, Rilla…
Elle eut un petit sourire et dit :
– Peut-être. J’aurais dû dire, un homme est plus libre qu’une femme parce qu’il n’a pas à craindre le déshonneur…
– Et je n’ai jamais souhaité déshonorer aucune femme ou la couvrir de honte, mais je n’ai jamais eu de bredini non plus.
– Jusqu’à maintenant ?
Bouffée de colère. Leurs barrières mentales étaient abaissées, mais elle sentit celles de Merryl se relever d’un coup sec. Elle dit d’un ton pressant :
– Merryl, écoute-moi ! Pour toi, peut-être, c’est normal, tu es à l’âge de ce genre d’expérience – mais au nom de tous les enfers, au nom d’Avarra la Miséricordieuse… je peux sans doute comprendre pourquoi tu aimes Dyan, mais lui, qu’est-ce qu’il veut de toi ? Il est assez âgé pour avoir perdu cette habitude avant notre naissance, il pourrait être le père de notre père…
– Il n’est pas si vieux que ça, l’interrompit Merryl. Pour être grand-père, il aurait fallu qu’il se marie très jeune – et d’ailleurs, quelle importance ? Juges-tu un homme sur le nombre de ses années et non sur ce qu’il est ?
– Pour ce qu’il est, je sais seulement qu’il n’est plus de première jeunesse, c’est le moins qu’on puisse dire, et qu’il recherche les jeunes garçons pas encore tout à fait adultes s’emporta Marilla. Quel genre d’homme est-ce là ? Et j’ai entendu parler, si tu l’ignores, du scandale qui a éclaté dans les Cadets il y a six ans, quand il a séduit un garçon si jeune qu’on a dû le renvoyer dans sa famille parce que…
– J’aurais dû me douter que tu me jetterais cette histoire d’Octavien à la tête, dit Merryl, avec un curieux sourire de suffisance. Dyan me l’a racontée lui-même, pour éviter que je l’apprenne d’un autre qui voudrait me dresser contre lui. Il a pris Octavien dans son appartement précisément parce qu’Octavien était petit et enfantin, et que les autres garçons, plus matures, le brutalisaient. Dyan était petit et frêle dans son enfance, et il sait ce que c’est qu’être brutalisé ; et il pensait pouvoir faire de lui un homme en le traitant comme tel… il lui donnait des cours, supervisait ses études, était son ami. Mais la vérité, la voilà : Octavien n’était qu’un gosse pleurnichard qu’on n’aurait jamais dû envoyer dans les Cadets, alors il a craqué et a perdu l’esprit… il s’était mis dans la tête que les autres Cadets parlaient de lui nuit et jour à cause de l’amitié et des attentions de Dyan, qu’ils n’avaient rien de mieux à faire de leurs loisirs que de le brocarder, de le traiter de femmelette, porteur de sandales, catamite – et alors, il s’est mis à pleurer jour et nuit sans pouvoir s’arrêter, et comme tous les malades mentaux de son espèce, il s’est retourné contre celui-là même qui lui avait apporté son amitié et son aide, et il a accusé Dyan de choses inqualifiables… c’est pourquoi on l’a renvoyé chez lui, pauvre débile mental, avant que son état n’empire…
– C’est la version de Dyan, je suppose, dit Marilla.
– Je suis assez télépathe pour savoir quand on me ment, dit Merryl. Dyan disait vrai – et il ne se serait jamais abaissé à mentir sur ce sujet. S’il avait su à quel point était faible le lien rattachant Octavien à la réalité, il l’aurait renvoyé chez lui plus tôt – mais il en était venu à aimer ce garçon, et, au début, Octavien ne voulait pas se séparer de lui, disant que Dyan était la seule personne qui s’intéressait à lui et qui le comprenait. Et Dyan craignait qu’il ne soit trop blessé d’un renvoi.
Merryl se tut, mais Marilla lut dans son esprit ce qu’il ne voulait pas dire tout haut : Dyan a lui-même pleuré comme un enfant quand il a su ce qui était arrivé à Octavien ; il ne me l’a pas dit, mais je l’ai vu dans son esprit…
Marilla pensa : Il aurait pu être l’ami de ce garçon sans le séduire et le mettre dans son lit ; ça lui apprendra à respecter les convenances. L’un des tabous les plus puissants dans les Heller était celui proscrivant ce genre de liaison entre les générations. Il remontait à l’époque où tout parent de la génération du père ou de la mère pouvait être le vrai père ou la vraie mère, car il n’y avait que des mariages de groupe, et la véritable filiation restait souvent inconnue.
– Dyan ne peut-il pas trouver des hommes de son âge pour en faire ses amis et ses mignons ?
– Tu es partiale, Marilla. Comme toutes les femmes, tu trouves qu’un amoureux des hommes est une insulte à ton sexe…
– Pas du tout, dit-elle, mais lui aussi, il est partial, comme un homme qui abandonne sa femme de trente ans qui lui a donné de nombreux enfants, à cause de ses cheveux blancs et de ses rides, et la remplace par une jeune et jolie vierge. Parce que tous ses amants sont jeunes, croit-il qu’on ne voit pas ses rides ?
Merryl rougit, mais dit avec entêtement :
– C’est néanmoins mon ami, et aussi longtemps que tu tiendras ma maison, tu le recevras civilement et tu le traiteras avec courtoisie.
– Tiens ? s’emporta-t-elle. Tant que je fais tes quatre volontés, je suis ton égale, mais quand nos volontés diffèrent, tu dis seulement : je suis le maître dans cette maison et toi, tu n’es qu’une femme !
Il baissa la tête.
– Mais non, Marilla, Evanda m’en préserve – mais, ma sœur, seras-tu gentille avec lui par amour pour moi ?
Elle dit avec humeur :
– Par amour pour toi, j’aimerais mieux lui montrer la porte.
Mais, quand son frère lui parlait sur ce ton, elle faisait tout ce qu’il voulait. Elle ajouta :
– Je n’aime ni n’approuve cet homme, mais fais comme tu voudras.
Et elle lui tourna le dos.
Le Seigneur Dyan, pensa-t-elle, avait tout du faucon – le port altier, la minceur confinant à la maigreur, le nez busqué, et, quand il riait, le lointain écho de la sauvagerie dans le son dur. Son attitude envers elle était cérémonieuse et attentionnée ; il ne l’appelait pas damisela mais Domna Marilla, reconnaissant par là qu’elle était châtelaine de Lindirsholme. Le soir, quand ils s’asseyaient au salon ou dansaient sur la musique du ménestrel du château, il était toujours le premier à l’inviter. Il était même courtois envers sa dame de compagnie, et envers leur vieille gouvernante, à elle et à Merryl, qui lui servait maintenant de chaperon. Pendant la journée, il sortait avec Merryl, pour chasser au chien ou au faucon, ou simplement pour galoper à travers champs. Pendant les soirées, il empruntait parfois une harpe à l’une des chanteuses, et chantait d’étranges ballades mélancoliques, plus anciennes que les montagnes mêmes, d’une voix musicale et bien entraînée, mais sans beaucoup d’ampleur. Il dit un jour, avec un petit haussement d’épaules :
– Le drame des garçons, c’est toujours ça – quelle que soit la beauté de la voix avant la mue, on ne peut jamais savoir d’avance si la voix d’homme ne sera plus qu’un croassement cultivé.
– Mais ces ballades sont magnifiques, dit Marilla avec sincérité, et il hocha la tête.
– Je les tiens de ma mère ; elle avait étudié avec l’un des plus grands ménestrels des montagnes. Naturellement, mon père ne pouvait pas souffrir la musique, alors elle ne chantait que pour moi. Et j’en ai appris d’autres à Nevarsin.
– Tu te destinais donc à être moine, Seigneur Dyan ? demanda-t-elle.
Il rit, de son rire dur et mordant.
– Très peu pour moi ! Je n’ai aucun goût pour le jeûne et la prière, et encore moins pour l’ascétisme… J’apprécie un bon repas et un bon lit et la compagnie de gens qui aiment la danse et le chant… c’est seulement pour la musique que j’y suis resté. J’aurais enduré plus que ça pour ce genre de connaissance. Non, je suivais un apprentissage de guérisseur, et maintenant…, dit-il, haussant les épaules, je sais tout juste réduire une fracture à un chien.
Elle fixa les longs doigts fins qui jouaient si bien de la harpe. Ils étaient encore délicats, mais les articulations étaient un peu déformées, et ils étaient calleux d’avoir manié l’épée et les rênes.
– Pour quelqu’un de notre caste, dit-on, il n’y a que le métier des armes. J’y ai été appelé et j’ai fait ce que l’honneur me commandait. Tu as bien de la chance d’avoir échappé à ce destin, ajouta-t-il, cherchant le regard de Merryl.
– Au prix de ma virilité, dit Merryl avec amertume.
– Peuh ! s’exclama Dyan. Si c’est ça, la virilité, le monde serait peut-être meilleur si nous portions tous des jupes, mon ami !
– Tu crois vraiment que le sort des femmes vaut mieux que celui des hommes ? demanda Marilla.
Il secoua la tête.
– Peut-être que non, Dame Marilla – je ne suis pas juge ; ma grand-mère Rohana gouvernait les terres d’Ardais mieux qu’aucun homme n’aurait pu le faire, et mon père… – il haussa les épaules – je ne l’ai jamais vu sobre et sain d’esprit après mes treize ans. Ma sœur était Gardienne, leronis à Arilinn, et aucun homme n’était son maître, et pourtant elle a renoncé à cette charge pour mourir en essayant par trois fois de donner un enfant à son amant terrien. Ma mère a supporté la folie de mon père jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ma grand-mère a passé toute sa vie avec un homme qui ne la valait pas, et de très loin, et pourtant elle l’a toujours traité comme son supérieur. Peux-tu me blâmer si je dis que je ne comprends pas les femmes ? Ni les hommes, d’ailleurs… même toi, mon ami – son sourire à Merryl fut si franc, chaleureux et tendre, que Marilla en ressentit un pincement au cœur –, tu as échappé au pire de ce que ton clan pouvait exiger, et pourtant, tu en as la nostalgie comme si on t’avait privé de quelque chose de merveilleux ! J’aurais donné beaucoup pour avoir la même incapacité que toi, afin de pouvoir choisir mes activités moi-même… soupira-t-il. Enfin, le monde va comme il veut…
Il baissa la tête sur la harpe et se mit à jouer une chanson à boire, joyeuse et un peu gaillarde, sur une bande de pillards idiots des montagnes.
Il
faut tout le temps leur dire et leur répéter
Violez les
femmes et tuez les hommes,
Et
je crois qu’ils n’apprendront jamais
D’abord piller,
ensuite
brûler.
Peu après, Marilla se leva et se retira, avec son chaperon et sa dame de compagnie. Merryl embrassa sa sœur, et Dyan lui baisa la main. Un instant, elle fut choquée, et elle se demanda : Est-ce que j’avais envie qu’il m’embrasse aussi ?
Et, pendant la nuit, elle se réveilla, choquée d’un rêve qu’elle avait rarement fait : elle était dans les bras d’un homme, tendrement caressée, le corps et l’esprit si profondément touchés qu’elle eut l’impression de fondre de plaisir… Elle s’éveilla, frappée de stupeur, sentant toujours sur son corps la douceur de ces caresses… mais elle était seule, alors, retrouvant son souffle, elle releva brusquement ses barrières mentales. C’étaient les mains de Dyan, les bras de Dyan dans le rêve… mais était-ce bien un rêve ? Lentement, elle réalisa, honteuse, ce qu’elle venait de vivre… elle avait deviné, bien sûr, que Dyan partageait le lit de son frère, et le lien des jumeaux était plus étroit et plus fort que tout autre lien télépathique…
Je ne savais pas que c’était comme ça… Merryl a cette jouissance, et moi, ah, miséricordieuse Avarra, je suis vierge et je couche seule… jusqu’à ce que ma famille donne à un homme des droits sur mon corps sans me demander mon avis… Et Dyan, Dyan ne recherche pas les femmes, il m’écarterait avec dédain, se tournerait vers mon frère…
La barrière était remise en place. Dans son lit froid et solitaire, Marilla se rendormit en pleurant. Et, au matin, elle fit dire par son chaperon qu’elle était souffrante et gardait le lit. Elle ne pourrait pas regarder Merryl en face, ni Dyan… ils savaient sans doute qu’ils l’avaient touchée.
Je ne veux plus jamais le revoir. Je vais rester dans ma chambre jusqu’à ce qu’il s’en aille ; et au diable Merryl ; il peut bien l’emmener avec lui, je ne veux jamais les revoir ni l’un ni Vautre ! Mais elle savait qu’elle mentait. Le lendemain, toute cuirassée de sang-froid et d’ironie, elle parvint à descendre, à se montrer polie, et à supporter la sollicitude de Merryl et Dyan. Mais elle se tenait avec raideur – une raideur née de l’épouvante – et elle regardait, avec un sentiment en lequel elle reconnaissait l’envie, Merryl et Dyan marcher bras dessus, bras dessous. Et une fois, quand elle s’assit pour coudre au milieu de ses femmes, elle en entendit une se poser des questions en pouffant.
– Qu’est-ce que deux hommes peuvent bien faire ensemble, que diable ? Je trouve ça idiot ! Quel gaspillage ! Il paraît que les Comhi’Letzii couchent ensemble, mais je n’ai jamais compris non plus… peut-être qu’elles ne savent pas ce qu’elles perdent…
– Peut-être ont-elles plus d’imagination que toi, Margalys, dit Marilla avec froideur.
Elle quitta la pièce, et elle entendit leurs bavardages curieux reprendre derrière elle.
Ce même soir, comme ils faisaient de la musique, Merryl prit la harpe et chanta, mais il fut interrompu par une quinte de toux. Marilla lui toucha la main ; elle était brûlante comme le feu.
– Tu as la fièvre, dit-elle d’un ton accusateur.
– C’est qu’il y a la fièvre au village, et j’y suis allé pour savoir combien d’hommes seraient absents lors des moissons, soupira Merryl. Il est bien vrai le vieux dicton qui dit : « Couche avec les chiens et tu te lèveras avec des puces… » Je n’en mourrai pas.
Il repoussa sa main.
– Tu n’es pas ma mère pour me mettre dans du coton à mon âge !
Dyan tendit le bras et toucha le front de Merryl d’une main experte.
– Non, mon ami, va te coucher, dit-il. Tu as de l’écorce fébrifuge ? Et si tu n’es pas guéri demain matin, nous chasserons un autre jour, mais tu ne dois pas mettre ta vie en danger.
Merryl rougit mais il se leva, fit signe à son serviteur, puis il embrassa Dyan avant de sortir. Il était rouge et fiévreux.
– Alors à demain, dit-il avec humeur. Je serai rétabli, tu verras. Marilla est comme toutes les femmes. Elle adore les hommes malades pour les avoir sous sa coupe.
– Seulement parce que les hommes sont trop bêtes pour reconnaître qu’ils doivent se soigner, dit Marilla, d’aussi mauvaise humeur que lui.
Mais quand elle monta à la distillerie pour y prendre de l’écorce fébrifuge et en donner une dose à un Merryl récalcitrant, son plan était déjà tout fait dans sa tête.
Elle avait remis les culottes de cheval de Merryl que, quatre ans plus tôt, sa mère lui avait interdit de porter. Et les tuniques de Merryl étaient à peine trop larges pour ses épaules. Elle se glissa dans la chambre où son frère dormait d’un sommeil agité, prit son épée au râtelier et la fixa à sa taille. Elle s’était assez entraînée aux armes pour ne pas la cogner partout ; puis elle prit la cape de son frère et glissa ses pieds dans ses bottes. Elles étaient trop grandes pour elle, alors elle enfila une paire de grosses chaussettes afin de ne pas se faire d’ampoules aux talons. A l’écurie, Dyan avait déjà sellé les chevaux et attendait.
– Parfait ! Tu as l’air complètement rétabli, dit-il gaiement. Ta sœur n’a pas sauté sur l’occasion pour te garder au lit comme un petit garçon ?
– Tu crois que je l’aurais laissée faire ?
Marilla bénit sa voix grave de contralto ; elle n’aurait jamais pu se livrer à cette supercherie si elle avait eu une voix légère et aiguë comme ses compagnes. Elle fut contente de constater qu’en bottes et culotte de cheval, elle sautait en selle aussi légèrement que Merryl lui-même ; Dyan ne l’avait vue monter qu’une fois, et elle était encombrée d’une longue jupe et d’une selle d’amazone, qu’elle avait toujours considérée comme une injure à l’égard de tout cheval qui se respecte.
– Tu as dit que je pouvais faire voler Grimpe-Ciel, dit Dyan. Tu as choisi ton faucon ?
Marilla hocha la tête et répondit, admirant son propre calme :
– Ma sœur m’a dit que Démon du Vent ne sort pas assez et qu’elle a trop à faire pour l’exercer. Elle m’a demandé de le faire voler aujourd’hui.
Pour audacieuse qu’elle fût, elle ne se serait pas risquée à prendre Coureur, le faucon de Merryl, hagard nerveux qui ne laissait personne l’approcher, sauf son maître.
Mais avec Démon du Vent sur sa selle, elle se sentait de taille à égaler Dyan en fauconnerie. Elle sortit dans l’aube pourpre, excitée par le vent matinal sur son visage, ravie de sa liberté. Depuis quand n’avait-elle pas chevauché ainsi, oubliant les tâches ménagères qu’elle laissait derrière elle ? Son absence se ferait sentir, mais quelle importance ? Il y avait assez de serviteurs pour s’occuper de Merryl et de la maison, et si elle ne pouvait pas avoir un jour de liberté totale, à quoi lui servait-il d’être Dame de Lindirsholme ?
Midi était passé depuis longtemps et le soleil commençait à décliner. Dyan voulut détacher son faucon de sa selle, puis il se ravisa et haussa les épaules.
– Nous avons assez de gibier, dit-il, et les faucons sont repus également. A quoi servirait de continuer ? Tu m’as promis de m’emmener un jour à la cascade. En avons-nous encore le temps avant la nuit ?
– Je crois, dit Marilla, faisant signe au maître fauconnier qui chevauchait assez loin derrière eux pour ne pas les déranger, mais assez près pour prendre les oiseaux en charge au besoin. Porte-les au château, et le gibier aussi, Rannan.
– Certainement, vai dom. Mais vous n’irez pas plus loin aujourd’hui, n’est-ce pas ? Seigneur Ardais, tu ne devrais pas emmener si loin le p’tit qui r’lève de la fièvre, avec une tempête qui approche.
– Une tempête ? Je n’en vois aucun signe avant-coureur, dit Dyan, mais si Merryl veut rentrer…
Marilla renifla le vent. Elle ne trouva pas qu’il sentait la tempête. Rannan avait toujours mis Merryl dans du coton. Elle dit avec froideur :
– Ce n’est plus ma mère qui te paie pour me garder à la maison. Prends les oiseaux et va-t’en.
L’homme baissa la tête et s’éloigna. Dyan gloussa.
– Quand j’étais jeune, on répétait tout le temps un dicton sur les enfants qui grandissent – « Hé bien, mon p’tit, tu s’ras grand plus vite qu’voudrait ta mère, dit-il, imitant cocassement l’accent campagnard du fauconnier. On t’a peut-être empêché de mener une vie assez virile dans ton enfance, mais tu rattrapes le temps perdu maintenant. Pourtant, tu es sûr que tu n’es pas fatigué de monter ? C’est vrai que nous sommes loin du château, et la cascade ne s’en ira pas.
Marilla n’avait plus l’habitude de monter si longtemps ; elle avait des courbatures et le postérieur endolori. Mais elle ne voulait pas céder devant cet homme ! Elle ne savait pas trop pourquoi elle était venue ; je voulais peut-être savoir ce que Merryl voit en lui, pensa-t-elle.
Et maintenant, elle le savait : un compagnon charmant, toujours prêt à rire et plaisanter, suggérant de temps en temps avec tact une meilleure façon de manier le faucon, bien qu’il ait dit, plus tôt dans la journée :
– Tu fais des progrès ; la dernière fois que nous avons chassé au faucon, tu ne t’étais pas aussi bien servi de Coureur…
Marilla avait répondu avec désinvolture :
– J’ai appris par ta compagnie et ton exemple, Seigneur.
Dyan avait souri et s’était penché vers elle en disant :
– Je croyais que nous étions convenus que tu m’appellerais toujours Dyan – ou, si tu veux, bredhyu…
Et elle avait senti le frôlement interrogateur de son laran, mais elle était restée fermement barricadée. Elle ne pouvait pas se faire passer mentalement pour son frère ; mais elle pouvait lire l’esprit de Dyan – un peu.
J’aime chez lui cette retenue, cette absence de pression et d’audace…
– La cascade est derrière cette crête, dit-elle, et, serrant les dents, elle partit au galop. Comment Merryl osait-il partager cela avec Dyan ? C’était leur lieu secret, leur rendez-vous, l’endroit où ils se faisaient toujours leurs confidences depuis leur enfance. Et Merryl voulait y amener cet homme ? Elle bouillait de ressentiment, et pourtant…
Je comprends maintenant pourquoi Merryl l’aime tant, pensa-t-elle.
De gros nuages assombrissaient le ciel quand ils arrivèrent en vue de la cascade, et quelques gouttes commencèrent à tomber. Pourtant, le tonnerre de la cataracte couvrait toutes les pensées, tous les bruits, toutes les paroles ; et Dyan, admirant avec ravissement les falaises escarpées drapées d’eau, se taisait aussi. Il contemplait sans parler, suivant des yeux le torrent, et au bout d’un moment, elle perçut de nouveau ses pensées.
Maintenant, je sais pourquoi tu m’as amené ici. Rares sont ceux prêts à avouer leur amour de tant de beauté. Moi non plus – en public. C’est la deuxième – non, la troisième plus belle chose que j’ai vue à Lindirsholme.
Ils étaient si proches, ils partageaient si intimement ce silence, qu’un instant Marilla fut tentée de lui ouvrir son esprit ; elle ne souhaitait pas le duper, lui laisser manifester la tendresse qu’il destinait à Merryl. Mais à l’idée de sa fureur et de sa rage en apprenant qu’il avait été trompé, elle conserva ses barrières mentales. Au bout d’un moment, Dyan soupira en se retournant, et de nouveau elle put lire ses pensées. Il continue à se défendre de moi, mais ce soir, quand nous serons seuls, peut-être ne me fermera-t-il pas son esprit…
En proie à un mélange confus de crainte, de honte, et de quelque chose d’inconnu, elle se détourna et se dirigea vivement vers son cheval. Dyan se retourna, surpris, et leva les yeux, mais elle dit vivement :
– Nous ne pouvons pas nous attarder… regarde le ciel, Rannan avait raison pour la tempête.
Dans quelques minutes, les écluses du ciel s’ouvriraient et ils seraient trempés, elle le savait. Dyan sauta en selle et s’élança au galop derrière elle. Il la rattrapa enfin et dit avec colère :
– Tu es vraiment un enfant ! Si tu savais que cette tempête allait éclater et si tu es de nouveau trempé jusqu’aux os, ta fièvre va reprendre et empirer. Agiras-tu toujours en enfant gâté ou en fille capricieuse ?
– Tu es comme ma mère, grogna Marilla avec la voix de Merryl. Tu crois que je vais fondre sous la pluie ?
– Non, mais je chassais dans ces montagnes avant que tu ne sois une étincelle dans les yeux de ton père, dit Dyan.
Et, de nouveau, Marilla vit une image dans son esprit, deux garçons faisant la course dans la montagne, galopant ventre à terre… qui était l’autre garçon, plus jeune que ne l’était Merryl actuellement ? Elle ne le savait pas et s’en moquait. Dyan dit :
– Je sais avec quelle rapidité la pluie peut se transformer en neige et en glace à ces latitudes… d’ailleurs, tu ne sens pas ?
Marilla sentit la morsure de la glace sur sa joue.
– Nous ne pourrons pas atteindre Lindirsholme avant d’être gelés. Dois-je chercher une grotte ou une tranchée, comme on nous l’enseignait à Nevarsin en prévision du mauvais temps ?
Elle dit, frissonnant contre sa volonté :
– Il y a un… une hutte de berger.
Elle était inutilisée depuis des années, depuis que son père avait vendu ses moutons pour se consacrer à l’élevage des chevaux noirs des Leynier. Elle et Merryl y cachaient leurs trésors d’enfants, quand ils allaient à la cascade, et apportaient un pique-nique pour manger loin des gouvernantes et des professeurs.
Aucun doute que Merryl n’ait partagé cela aussi avec lui. Maintenant, il se moque de nos secrets d’enfants ; il n’y en a que pour Dyan. Eh bien, qu’il en soit ainsi.
Le temps qu’ils forcent la porte de la hutte, même Dyan était bleu de froid, et il mit aussitôt un genou en terre pour faire du feu. Cela fait, il dessella les chevaux, écartant Marilla qui voulait l’aider.
– Reste près du feu, mon ami, tu es glacé et à peine remis de ta fièvre !
Il étendit par terre les couvertures de selle, par-dessus sa cape, et força Marilla à s’y allonger.
– Et nous n’irons pas au lit sans dîner. J’ai gardé le dernier oiseau, pensant que nous le ferions rôtir dehors.
Elle se redressa sur la couverture et dit :
– Alors, laisse-moi le préparer pendant que tu t’occuperas des chevaux.
Elle avait les mains trop raides et glacées pour le plumer convenablement ; finalement, elle le tint au-dessus du feu pour brûler les plumes. Quand il revint, l’ouvrage n’était qu’à moitié fait.
– Ta sœur devrait t’initier aux tâches ménagères, dit-il en riant. Fais-lui un emplâtre de boue et de cendre, et les plumes viendront toutes seules quand il sera cuit. Tu lui as appris à monter et chasser, et elle ne t’a même pas enseigné ces choses-là ?
Marilla s’emporta.
– Tu voudrais que j’apprenne à cuisiner et à coudre ? Je ne suis pas assez efféminé comme ça ?
Elle savait que c’étaient les mots mêmes qu’aurait prononcés Merryl, avec la rage et le ressentiment de n’avoir jamais eu une vie d’homme… c’était très bien de faire entrer Marilla dans le monde des hommes, mais s’il avait tenté d’entrer dans le sien, on l’aurait ridiculisé ou pire…
Dyan dit, toujours riant :
– Dans les Cadets, j’ai appris à cuisiner ou à me passer de manger, même si ce n’était que du porridge grumeleux ou de la cuisine de campagne comme celle-là. Il n’y a pas de cuisinières sur le champ de bataille, mon ami – c’est le prix à payer pour vivre sans femmes autour de moi.
Tout en parlant, il avait entouré l’oiseau d’une croûte de boue et de cendre, avant de le jeter dans le feu.
– Il va cuire tout seul ; maintenant, enlève ta cape trempée, dit-il l’aidant à s’en débarrasser.
Sa main s’attarda un instant sur la nuque.
– Quels beaux cheveux !… dommage que tu ne puisses pas les laisser pousser comme ta sœur…
Marilla baissa la tête ; un jour, elle devrait aussi affronter ce problème, et elle pensa avec nostalgie à la longue natte qui gisait dans sa chambre. Elle se força à accepter ce contact intime… Oui, ils ont partagé plus que ça, et il a le droit…
– Je suppose que tu te demandes pourquoi je ne veux pas de femme autour de moi, dit doucement Dyan. Je trouve qu’il n’est pas juste d’épouser, comme beaucoup de Comyn le font, une femme avec laquelle on n’a guère plus en commun qu’avec son cheval ou son chien, et de l’utiliser pour la reproduction, sans plus. Une fois, j’ai vécu avec une femme pendant un an et elle m’a donné un fils ; je l’ai reconnu, mais il est mort voilà bien longtemps. J’ai un Héritier d’adoption – je crois que tu l’as vu à Thendara ; c’est le jeune Syrtis, écuyer d’Hastur. Je n’ai pas tellement d’aversion pour les femmes.
Il releva la tête et la regarda dans les yeux.
– Que veux-tu de moi, Marilla ?
Elle baissa la tête. Depuis quand savait-il ?
– Depuis que nous avons contemplé la cascade ensemble, dit doucement Dyan. Je ne suis pas laranzu, mais assez télépathe pour avoir perçu ce que tu ressentais. Comprends-tu maintenant à quel point j’aime ton frère, Marilla ? Je sais que tu m’as haï, pourtant je ne lui veux pas de mal. Il me quittera, les garçons si jeunes me quittent toujours, et je n’aurai d’autre choix que d’en trouver un autre. Mes… mes amis finissent tous par devenir des hommes et moi… enfin, cela vient peut-être de moi… dit-il en haussant les épaules. Pourquoi ce besoin de me justifier à tes yeux ?
Elle se détourna en baissant la tête, et dit avec raideur :
– Tu ne me dois rien, Seigneur.
Elle aurait souhaité qu’il ne la regardât pas. Comme pour répondre à son souhait, il se leva et s’affaira à l’autre bout de la hutte où étaient les chevaux. Il leur donna du grain, et une partie du foin empilé à leur intention au fond de l’abri. Elle s’approcha, l’aida à arracher le fourrage à la balle, pour qu’ils le mangent plus facilement, et il sourit.
– Quoi ? Maintenant que je sais que tu es une femme, tu ne me laisses pas faire le travail des hommes ?
– Quand je chevauche avec Merryl, je me comporte en garçon. Devrais-je en faire moins avec toi, vai dom ?
– Oui, tu es son égale, dit doucement Dyan. Je voudrais que tu sois son frère jumeau, non sa sœur…
Elle baissa les yeux devant l’ardeur qu’elle vit soudain dans ceux de Dyan. Il tendit les bras et la saisit de ses mains dures, l’obligeant à le regarder dans les yeux.
– Tu es venue ici avec moi, Marilla – que veux-tu de moi, sincèrement ?
Elle détourna la tête, se jurant de ne pas pleurer. Comment lui dire : Je veux ce que tu as partagé avec Merryl et jamais avec moi, ce que tu ne peux donner à aucune femme – oh, sotte que je suis, prise à mon propre piège !…
Il la serra contre lui, caressant ses cheveux, caressant sa nuque. Au bout d’un moment, il posa ses lèvres sur les siennes, et, un peu plus tard, l’emporta sur le lit de couvertures.
– Mais tu es une enfant, dit-il au bout d’un moment, hésitant. Et, si je ne me trompe pas, vierge – remercierai-je mon hôte de son hospitalité par le viol de sa sœur ?
Elle s’assit à moitié, les bras toujours autour de son cou, et dit d’un ton farouche :
– Tu ne m’as pas demandé mon avis pour mettre mon frère dans ton lit ! Tu me prends donc pour une nigaude, si tu penses avoir besoin de sa permission pour me prendre alors que je te l’ai donnée ? Je n’appartiens qu’à moi-même – ni à mon frère, ni à toi, Seigneur Dyan ! Je me donne et me refuse selon ma propre volonté, et non selon celle d’un homme !
Il rit doucement, et elle crut d’abord qu’il se moquait d’elle, mais c’était un rire de pur bonheur.
– Une chose de plus que tu as apprise du monde de ton frère, Marilla – si toutes les femmes étaient comme toi, je ne serais sans doute pas l’homme que je suis aujourd’hui…
Il chercha ses lèvres et murmura tout bas :
– Bredhya.
Puis il la rallongea sur les couvertures.
– Comme tu es vierge, il faut que je fasse attention ; je ne veux pas te récompenser de ce don par de la souffrance, dit-il, la caressant avec plus de douceur qu’elle n’aurait cru possible.
Elle soupira, abaissant ses barrières mentales comme ses lèvres s’entrouvraient sous les siennes, percevant l’émerveillement de Dyan, sa surprise et son ravissement.
Je croyais que tu n’aimais pas les femmes, Dyan…
Je suis un homme impulsif… tu sais cela de moi, à défaut d’autre chose…
Puis toute pensée s’effaça.
Ils se remirent en route à l’aube, main dans la main. Arrivant en vue de Lindirsholme, Marilla s’arrêta et regarda Dyan, désemparée.
– Merryl saura… une fois de plus je lui aurai pris ce qu’il désirait ; quand nous étions petits, mon père disait toujours que j’aurais dû être le garçon, que j’étais la plus forte des deux… je montais et je chassais mieux que lui… et maintenant, voilà que je lui ai volé ce qu’il aime le mieux…
Dyan serra sa main très fort dans la sienne.
– Tu ne lui as rien volé, affirma-t-il avec douceur. Et je lui dirai, crois-moi, que j’ai fait cela par amour pour lui… je te chéris, bredhya, mais sans mon amour pour Merryl, tu n’aurais été pour moi rien de plus qu’une des centaines de femmes qui cherchent à attirer un Seigneur Comyn dans leur lit… crois-tu qu’elles n’ont pas essayé ? Si tu avais été plus âgée ou plus perfide, c’est ce que j’aurais pensé de toi, et je me serais détourné, mais la sœur de mon ami, c’était autre chose…
Il baissa les yeux et garda un moment le silence.
– Maintenant, il a partagé avec moi ce qui est son bien le plus cher, l’amour de sa sœur. N’est-ce pas vrai, Marilla ?
– C’est vrai, Dyan, dit-elle, pressant sa main très fort.
Merryl les accueillit à la grille, leur tendant les mains à tous deux tandis qu’ils descendaient de cheval.
– J’ai eu peur quand j’ai appris ce que vous aviez fait, dit-il. La tempête était si violente – mais tu l’as emmené dans notre vieille hutte, Marilla… je suis content !
Rencontrant son regard, elle comprit qu’il savait ce qui s’était passé entre eux, comme lorsqu’elle s’était réveillée et avait partagé son extase dans les bras de Dyan. Dyan les prit ensemble dans ses bras, les serrant tous les deux sur son cœur, tournant la tête pour baiser tour à tour la joue lisse de Marilla et la joue duveteuse de Merryl, et, un instant, Marilla eut l’impression, en un éclair de clairvoyance qu’elle n’oublia jamais, que Dyan n’était pas un homme vieillissant, balafré et barbu, mais, intérieurement, un jeune homme rieur du même âge qu’elle et Merryl…
Elle les prit tous deux par la main, et, entre eux, elle franchit les grilles de Lindirsholme.
Dyan partit dix jours plus tard, Merryl chevauchant près de lui.
– Je voudrais pouvoir venir avec vous à Thendara, dit-elle d’un ton rebelle en leur disant adieu.
– Moi aussi, dit doucement Dyan. Mais tu sais pourquoi c’est impossible.
Déjà, grâce à son laran, elle savait que la nuit qu’ils avaient passée ensemble avait été féconde ; elle portait l’enfant de Dyan, et devinait déjà que c’était le fils dont il avait tant besoin et qu’il désirait tant. Il lui prit le visage entre ses deux mains et dit :
– Tu m’as donné la seule chose que Merryl ne peut pas me donner, Marilla. Personne, jamais, ne pourra prendre ta place à cet égard. Je t’épouserai si tu veux, ajouta-t-il, hésitant, mais elle secoua vivement la tête.
– Si je te retenais dans les liens du mariage, je désirerais de toi ce que tu ne peux pas donner… ce qu’exige la vie conjugale, dit-elle. Tu finirais par me haïr…
Devant son air peiné, elle ajouta vivement :
– Peut-être pas par me haïr, mais tu m’en voudrais d’avoir mis un frein à ta liberté… J’ai cela.
D’un geste, elle posa les deux mains sur son ventre où grandissait son enfant.
– Je me contenterai de cela, dit-elle, lui tendant ses lèvres pour le baiser d’adieu.
Comme il se détournait, Merryl à son côté, elle murmura pour elle-même :
Une fois, tu m’as appelée bredhya. Mais je sais, si toi tu ne le savais pas, que tu pensais vraiment… bredhyu.
Elle se retourna avant qu’ils aient disparu et rentra. Certains penseraient que Dyan avait pris ce qu’elle avait à donner et qu’il était parti, sans rien lui laisser en échange ; mais elle savait que ce n’était pas vrai.
Elle était mère du fils du Seigneur Ardais, mère d’un Héritier Comyn. Maintenant, aucun membre de sa famille ne pourrait la forcer, contre sa volonté, à épouser un homme pour le nom et la lignée ; elle avait un statut à elle, mariée ou non. Elle était indépendante, maintenant et à jamais, et c’était Dyan qui, avait donné cela, qui était bien préférable au mariage.
Un jour, peut-être y aurait-il un autre homme, et peut-être pas. Elle n’était peut-être pas destinée au mariage. Mais un jour, elle trouverait certainement quelqu’un avec qui partager sa vie, qui l’accepterait avec sa liberté ; et quand elle trouverait cette personne, elle la reconnaîtrait. Cela aussi, elle le devait à Dyan.