C’est d’abord une confrontation…
7. LE MUSEAU DU CHAMEAU
de Susan Holtzer
Elinda se pencha plus près du moteur de l’aérocar, le visage à quelques pouces des rotors tournants. Utilise tous tes sens, lui avait dit Sam. Eh bien, ses yeux ne lui apprenaient rien, et son nez ne discernait que l’odeur normale du moteur surchauffé. Elle pencha la tête, prêtant l’oreille.
– Alors ? dit l’homme derrière elle avec impatience.
– Je crois…
Elle hésita.
– Le mécanisme d’allumage ne fonctionne pas comme il faut.
– Oui, mais pourquoi ?
– Ce doit être le microprocesseur, non ?
– Ce doit être ?
– Bon, d’accord, c’est le microprocesseur, dit Elinda avec colère. Diagnostic : il faut le remplacer.
– Bon sang !
Sa fureur la fit grimacer.
– Ecoute ! dit-il, la poussant si près du moteur que son nez le touchait presque. Tu n’entends donc pas, ma fille ? Ce bourdonnement grave – c’est le frottement du métal sur du métal.
Elle se concentra, s’isolant des bruits de l’astroport qui l’entouraient. Au bout d’un moment, elle soupira.
– Bien sûr. Et le microprocesseur a cessé de fonctionner parce qu’il cherchait à compenser les mouvements de la tige. Celle-là, dit-elle en la montrant.
– Exact !
Le visage semé de taches de rousseur de Sam McCann rayonnait.
– On finira par faire de toi un ingénieur, bien que tu sois une fille et une barbare.
Elle interpréta ces paroles comme le compliment qu’elles étaient effectivement, sachant que, pour le Terrien trapu, un barbare était quiconque ne comprenait et n’aimait pas les machines. C’était un mot qu’il appliquait indifféremment aux hommes et aux femmes. Aux Ténébrans et aux Terriens.
– Allez, viens. On va faire passer l’odeur d’huile de moteur avec un verre de bonne bière terrienne. C’est moi qui invite.
Tandis qu’ils traversaient les pistes, il la regarda, perplexe.
– Tu es quand même bizarre pour une Ténébrane, tu sais.
– Si je le sais ! dit-elle en riant. Mon père disait toujours que j’étais sortie de ventre de ma mère à l’envers !
– Quand même, insista Sam, tu es la seule de Ténébreuse, hommes et femmes confondus, qui ait choisi d’apprendre notre ingénierie. Oh, je sais, il y a une fournée de vos Amazones libres qui étudient notre médecine, mais tu es la seule qui s’intéresse à la mécanique. Ce que je ne comprends toujours pas, poursuivit-il avec sérieux, c’est comment tu t’es aperçue que ça t’intéressait.
– Mon frère, répondit Elinda. Quand j’avais sept ans, il est rentré avec un modèle réduit d’hélicoptère qu’il avait acheté à la Cité du Commerce. Ce n’était qu’un jouet, une curiosité, et, au bout de quelques jours, il me l’a donné.
Elle fit une pause, se remémorant ses souvenirs.
– Et puis un jour, j’ai vu un vrai hélicoptère passer au-dessus de ma tête, et je n’arrivais pas à comprendre pourquoi il volait, et pas le mien. Alors je l’ai démonté et remonté, essayant de comprendre. Après ça, j’ai démonté la pompe à eau pour voir comment elle marchait. C’est alors que mon père m’a battue pour la première fois.
Elle n’ajouta pas que c’était aussi à ce moment qu’elle avait décidé d’être une Renonçante. Quelqu’un avait dit un jour que chaque Amazone libre avait une histoire, et que cette histoire était toujours une tragédie. Eh bien, la sienne était sans doute moins tragique que la plupart. Elle chercha un autre sujet de conversation, et saisit un mouvement du coin de l’œil.
– Grands dieux, qu’est-ce que c’est que ça ?
– Où ?
Ils avaient quitté le béton de l’astroport pour couper par la caserne des transitaires. Sam suivit la direction qu’elle indiquait du doigt.
– Tu veux dire ce gosse à bicyclette ?
– Bicyclette ?
Au début de son apprentissage, Elinda avait appris le terrien standard en donnant, mais voilà un mot qu’elle ne se rappelait pas.
– Un jouet d’enfant, pour se déplacer.
– Je veux voir ça.
Elle traversa la cour en trottinant, et regarda un moment le garçon qui tournait en rond sur cet étrange engin. Il allait trop vite pour qu’elle voie bien comment fonctionnait le mécanisme.
– Tu peux lui demander de s’arrêter ? demanda-t-elle à Sam, qui haussa les épaules avec philosophie et fit signe au garçon.
– Tu veux bien que la dame examine ta bécane ?
– Bien sûr, monsieur.
Le garçon s’arrêta devant eux et descendit avec panache.
– C’est une bécane de course Himal’ya, vous voyez ? Quinze vitesses, freins hydrauliques et dérailleur Filene, dit-il. J’ai besoin de ça à Castel – c’est là que je vais.
Oubliant sa dignité et la dureté des pavés, Elinda s’agenouilla près de la bicyclette pour l’examiner.
– Je vois, dit-elle, plus pour elle que pour les autres. Tout fonctionne à partir de ces câbles. Chaîne de transmission, rapport des vitesses, freins…
Elle leva les yeux sur le garçon.
– Tu fais du combien avec ça ?
– A vue de nez, près de cinquante, dit-il fièrement.
– Cinquante à l’heure ?
Elle se retourna, tout excitée, vers Sam qui la regardait, amusé.
– Sam, il faut que je parle à Cholayna. Tu m’accompagnes ? Merci beaucoup, dit-elle au garçon ahuri. Allez, viens, Sam.
L’homme et l’enfant haussèrent les épaules en se souriant, et Sam se laissa traîner vers le Q. G. terrien.
– Tu veux quoi ?
Cholayna Ares se pencha sur son bureau, fixant la jeune fille assise devant elle.
– Des bicyclettes. Des machines mécaniques à deux roues, actionnées par les pieds, pour se déplacer.
Elinda prit un crayon sur le bureau et fit un croquis. Cholayna, réprimant un éclat de rire, l’interrompit.
– Ne te fatigue pas. Je sais ce qu’est une bicyclette. Mais pourquoi diable en veux-tu une ?
– Pas une. Plusieurs. Pour la Maison de la Guilde. Tu ne vois donc pas comme ce serait merveilleux ?
– Eh bien, éclaire-moi, dit Cholayna, ironique.
– Réfléchis un peu, dit Elinda avec véhémence, sans remarquer l’ironie. Elles sont rapides, elles sont silencieuses, et elles sont propres. Il n’y a pas besoin de les seller, nourrir, étriller et loger. Et elles ne sont jamais malades, fatiguées ou prises de coliques.
Les mots crépitaient comme des étincelles.
– Bien sûr, elles ne peuvent pas remplacer les chevaux pour les longs trajets, mais elles seraient un don de la Déesse pour les mille petits déplacements que nous devons faire tous les jours. Et certaines rues de Thendara sont tellement encombrées que deux chevaux ne peuvent pas y passer de front, tandis qu’une bicyclette prend beaucoup moins de place.
Des bicyclettes ! Cholayna Ares, chef des services secrets terriens sur Ténébreuse, considéra la jeune fille avec une attention pensive. Derrière cet innocent visage poupin, elle le savait, Elinda n’ha Mardra cachait l’une des meilleurs esprits qu’ils aient découverts parmi les Ténébrans. Peut-être même le meilleur de Ténébreuse. Son intelligence sortait de l’échelle du Q. I., son index de créativité était supérieur à celui de Cholayna, et même sa dextérité manuelle lui avait valu un score de 95 pour 100 (les dieux en soient loués, elle était l’une des rares indigènes à être naturellement droitière).
Mais des bicyclettes ! Enfin, cette petite n’avait que dix-sept ans, après tout.
– C’est la préparation qui fait problème avec les chevaux, poursuivit Elinda. J’ai vu Marisela perdre un temps fou à se demander s’il valait mieux aller à pied ou cheval.
– En as-tu discuté avec d’autres membres de la Guilde ? demanda Cholayna avec curiosité.
Elinda secoua la tête.
– Non, je viens juste de voir la bicyclette.
– Crois-tu qu’elles partageront ton enthousiasme ?
– Pourquoi pas ? Les Amazones libres n’ont pas peur de la nouveauté. Si quelque chose est plus pratique, nous l’adoptons.
Cholayna perçut l’arrogance inconsciente de la jeune fille, et se renversa dans son fauteuil, réfléchissant.
Ici, se dit-elle, notre plus grand problème est la résistance des Ténébrans à la machinerie. Non seulement ils refusent de l’utiliser, mais ils refusent même d’autoriser son utilisation en dehors de la Zone Terrienne. Cet interdit concerne les machines actionnées par des moteurs.
A sa connaissance, le traité ne mentionnait pas les bicyclettes. Elle fut secouée d’un grand rire intérieur – qui diable aurait été penser à ça ?
Des bicyclettes. Des engins mécaniques sans moteur et sans danger. Envahissant les rues de Thendara, et habituant les Ténébrans les plus conservateurs à la présence des machines.
– Le Museau du chameau, murmura-t-elle.
– Pardon ? demanda Elinda.
– C’est un conte populaire d’Alpha, répondit Cholayna. Sur un grand animal malodorant du désert, qui se fait admettre dans une tente en suppliant de le laisser entrer petit bout par petit bout.
– Je vois.
Elinda hocha la tête, et Cholayna réalisa avec étonnement que c’était vrai.
– Des bicyclettes ! dit Cholayna en riant. Est-ce qu’une demi-douzaine te suffira ?
– Qu’est-ce que dira le Vieux – pardon, je voulais dire le Coordinateur ? demanda Sam, dubitatif.
– Russ Montray ? Rien du tout. Tu ne sais donc pas ? Sa demande de transfert a été acceptée ; il partira dès que le nouveau Légat sera nommé. Pour le moment, il est tellement content qu’il dit oui à tout ce qu’on lui demande.
Se retournant vers Elinda, elle ajouta :
– Donne-moi une semaine.
Les bicyclettes que lui fit livrer Cholayna étaient une adaptation plutôt qu’une copie de l’engin de course Himal’ya. Elinda avait demandé des pneus demi-ballon épais et increvables sous un cadre très résistant en alliage de magnésium, avec un dérailleur à cinq vitesses. Ce modèle n’aurait pas la vitesse du vélo de course du garçon, mais serait mieux adapté aux pavés de Thendara. Elle avait aussi fait ajouter un panier porte-bagages au-dessus de la roue arrière, et abaissé le support horizontal pour que les jupes, si les Amazones libres choisissaient d’en porter, ne se retroussent pas de façon indécente.
Elle en fit une démonstration à ses sœurs de la Guilde, avec un enthousiasme qu’elles furent loin de partager. Peu d’entre elles acceptèrent d’essayer cet étrange engin, et, après une ou deux courses en ville, même celles-là y renoncèrent. Après plusieurs décades, Elinda dut convenir que son merveilleux véhicule ne remportait qu’un succès mitigé.
– Je vais au marché m’acheter de nouvelles bottes, dit un jour Torayza au petit déjeuner. Qui veut venir avec moi ?
– Moi, dit Elinda. A bicyclette. J’y ai rendez-vous avec Sam.
– D’accord, mais moi, j’irai à pied. Je n’ai pas envie de me faire railler, insulter, menacer et lapider.
– N’y fais pas attention, dit Elinda, haussant les épaules. Que t’importent ces cralmacs ?
– Nous ne pouvons pas les ignorer, et tu ne devrais pas non plus, affirma Fellina. Franchement, Eli, tu nous ridiculises toutes.
Il y eut des murmures d’acquiescement autour de la table.
– C’est vrai, dit Rafaella, foudroyant Elinda du regard. A la prochaine Assemblée de la Maison, je demanderai à Mère Lauria de les interdire.
– Je n’en ai pas le droit, dit Mère Lauria. Cela ne concerne pas notre serment, et je n’ai pas cette autorité sur des femmes libres. Personne n’est obligé d’utiliser ces engins.
– Il n’y a qu’Elinda qui s’en sert, rétorqua Rafaella avec colère. Et l’humiliation de l’une d’entre nous retombe sur toutes les autres.
– Tant qu’Elinda se comporte décemment et ne provoque pas de problèmes, nous n’avons pas le droit de l’en empêcher.
– Il finira par y avoir des problèmes, s’obstina Rafaella. Les gens demandent déjà au Conseil de les interdire dans la Cité.
Elinda baissait les yeux sur son assiette, consternée. Elle était si certaine que leur enthousiasme pour les nouveaux véhicule égalerait le sien. Et maintenant, c’était l’usage qu’elle en faisait qui était menacé.
– J’étais tellement sûre que ça leur plairait, se plaignit-elle à Sam quand elle le rejoignit sur la place du marché.
– Tu es en avance sur ton temps, c’est tout. Viens, on va faire la course jusqu’à l’astroport, dit-il en tournant sa bicyclette dans cette direction.
Ensemble, ils pédalèrent en riant dans les rues étroites. Les huées et les railleries des passants, qu’elle avait toujours ignorées, sonnaient maintenant comme un défi ; elle augmenta sa vitesse. Sam, la tête dans son guidon, la dépassa triomphalement au tournant et continua.
Tout en tournant elle-même, elle entendit crier, mais, quand elle leva les yeux, il était trop tard. Elle vit un fouillis d’hommes, de chevaux et de roues, vit le fardier renversé contre le mur de droite, son chargement de poutres éparpillé sur la chaussée.
Elle lutta pour garder l’équilibre sur la bicyclette qui tanguait follement. Puis elle en reprit le contrôle, filant devant un ouvrier ahuri, montant sur le plateau du fardier, redescendant selon un angle impossible sur la chaussée de l’autre côté pour finir par s’arrêter.
– Sam !
Elle sauta à bas de sa bicyclette et courut vers la pile de bois.
– Tu es blessé ?
Il était par terre, moitié sur, moitié sous la bicyclette, une jambe coincée dans la chaîne. Autour de lui, un groupe d’ouvriers rageurs criaient des insultes et des menaces en un contrepoint furieux. Sam secoua la tête, l’air groggy, et s’efforça de se relever, mais la bicyclette se tordit, glissa, et le tira en arrière. Les ouvriers cessèrent leurs insultes et hurlèrent de rire.
– Par les enfers de Zandru ! jura Elinda en ténébran. Vous n’avez pas honte de rire d’un blessé ?
– Je n’ai rien, dit Sam avec un sourire penaud, comprenant le ton plutôt que les paroles.
Il se dépêtra enfin de la bicyclette récalcitrante, et se releva péniblement en se massant l’épaule.
– Et mes hommes ?
Un costaud aux cheveux noirs s’avança vers Elinda, ignorant dédaigneusement Sam.
– Est-ce qu’ils doivent se faire attaquer sans se plaindre par de misérables machines terriennes qui rendent toutes les rues dangereuses ?
– Tout le monde peut avoir un accident, Dom Kennet, même à cheval, dit-elle avec douceur, bien résolue à ne pas faire de vagues.
Elle avait reconnu avec consternation un entrepreneur local, le plus hostile et le plus braillard des Ténébrans anti-Terriens. Cholayna disait de lui : « Il a élevé la xénophobie à la hauteur d’un art. »
– Un cheval ne filerait pas ventre à terre dans les rues, trouvant normal que tout le monde lui fasse place, et ne foncerait pas sans les voir sur des hommes innocents. Un cheval ne serait jamais traître à sa nature, dit-il, foudroyant du regard ses vêtements de cuir d’Amazone, ni à son espèce en s’associant à ses ennemis.
Cette fois, il attacha son regard furieux sur Sam, qui haussa les épaules d’un air impuissant et esquissa une demi-révérence.
– Elinda, qu’est-ce qu’il dit, bon sang ?
– Tu n’as pas envie de le savoir, répondit-elle sombrement en terrien. Je te présente mes excuses, Dom Kennet, ajouta-t-elle en Ténébran. Je ne peux pas faire plus.
– Mais le Conseil peut, dit Kennet, avec une satisfaction perverse. Après cet incident, je crois qu’il bannira ces machines indécentes et dénaturées des rues de Thendara. A moins que tu ne prétendes que cette sale machine vaut mieux qu’un cheval ?
Derrière lui, ses hommes ricanèrent à ce sarcasme.
– En certaines circonstances, oui, répliqua Elinda, rouge de colère.
– En certaines circonstances, dit lentement Kennet, prolongeant son effet, et récompensé par le rire de dérision de ses hommes. Tu veux peut-être défendre cet argument ?
Elinda porta instinctivement la main à son couteau, mais Kennet sourit en secouant la tête.
– Oh, pas avec l’acier, mestra. Mais… une course, peut-être ? Ta sale machine contre mon étalon ?
Son sourire s’élargit.
– Quoi encore ? demanda nerveusement Sam.
– Il me défie à la course – cheval contre bicyclette, lui dit Elinda en terrien.
– Tu vas te faire pigeonner. Pas avec cette bécane, ma fille. Excusons-nous, et filons, c’est tout.
– Je ne peux pas Sam. Et de toute façon…
Elle regarda pensivement les hommes ricanants, le fardier renversé contre le mur.
– Elinda, c’est dingue. Ta bécane ne peut pas battre un cheval.
– Regardez-la, dit tout haut Kennet. Elle doit demander la permission à son maître terranan pour régler une affaire d’honneur.
– Son honneur aussi est en jeu, rétorqua Elinda en ténébran. Sam, je pourrai avoir de l’équipement lourd à l’astroport pour tracer une piste ?
– Ouais, je suppose. Sûr. Mais tu vas te faire ratatiner, ma fille, dit-il, levant les mains en un geste d’impuissance.
– Ce n’est pas certain. J’ai dit dans certaines conditions, ajouta-t-elle à l’adresse de Kennet. Feras-tu la course à mes conditions ?
– A toutes les conditions que tu voudras, mestra, dit-il, les yeux luisants. Et les enjeux ?
– Si je gagne, toi et tes hommes vous irez à bicyclette et non à cheval, pour toutes les courses sur une distance de moins de la moitié de la ville, pendant une période de quatre décades. Et on ne parlera plus de les interdire dans la cité.
– Et supposons que tu perdes ?
– Tu auras les bicyclettes. Toutes. Nous ne les aurons plus pour circuler dans la cité, et toi, tu auras beaucoup de métal à fondre pour ton propre usage.
– Tope là ! Où et quand ?
– Dans cinq jours, à la limite de la zone terrienne, derrière l’astroport.
– Su serva, mestra, dit-il, s’inclinant avec ironie.
Assure-toi que toutes les machines seront là, que je puisse les emporter tout de suite à la fonte.
– Oh, elles seront là, vai dom, pour que toi et tes hommes vous puissiez tous repartir dessus. Viens, Sam, dit-elle, repassant au terrien. Allons nous mettre au travail.
– Tu as parié quoi ? demanda-t-il. Qu’est-ce que tu vas dire à Cholayna ? Tu ne peux pas donner des biens appartenant aux Terriens.
– Mais c’est l’idée, non ? Habituer les Ténébrans aux machines.
– Tu ne crois pas que tu vas gagner, mon petit ? grogna Sam. Ce n’est pas une Himal’ya que tu as là. C’est un lourd engin de transport.
– Je gagnerai de toute façon, s’obstina-t-elle. Et tu vas m’aider. Ecoute.
Elle lui exposa rapidement son plan en marchant, et, au bout d’un moment, l’expression de Sam changea. Il souriait jusqu’aux oreilles quand ils franchirent les grilles de l’astroport.
Kennet arriva de bonne heure le matin de la course, entouré d’une suite bruyante, et monté non sur le lourd cheval de trait du jour de l’accident, mais sur un étalon racé.
– Oh, Sam, c’est un pur-sang de Syrtis !
– Oui, et je parie qu’il s’en mordra les doigts, dit Sam d’un ton rassurant. Cet animal est habitué à des conditions de course parfaites – piste lisse, cavalier émérite, et tout à l’avenant. Rien que ta bicyclette peut lui faire peur, sans parler de la piste.
– Tu as peut-être raison, dit Elinda, regardant le vaste ovale pour retrouver son optimisme. Je voudrais que mes sœurs soient là.
– Elles le devraient, dit Sam avec colère.
– Elles ne voulaient pas assister à mon humiliation, a dit Rafaella.
– Enfin, il y en a au moins une qui a changé d’idée.
Elinda suivit le regard de Sam dans la direction où se trouvait Cholayna Ares, peau sombre et uniforme noir. Près d’elle se tenait une femme en vêtements de cuir d’Amazone.
– Mère Lauria. Qu’elle soit bénie. Elle est Venue par devoir. Oh, Sam, il faut que je gagne !
Elle embrassa la vieille Renonçante.
– Merci d’être venue. Maintenant, je ne peux plus perdre.
– Tu gagnerais même sans moi, je crois, chiya, mais je suis contente d’être là pour toi, dit-elle avec un sourire bienveillant. Pour ma part, j’ai toute confiance en ton intelligence.
Le ton semblait faire allusion à des dissensions internes, et Elinda eut un pincement de remords.
– Ma mère, je ne voudrais pas être un sujet de discorde parmi mes sœurs.
– Il n’en est pas question, dit fermement mère Lauria. Elles verront que tu n’attires pas la honte sur la Guilde.
– Viens, Elinda, les interrompit Sam. Ils sont prêts.
Elinda se dirigea vers les drapeaux marquant le début de la piste, soudain bouleversée à l’idée de la responsabilité qu’elle avait si étourdiment acceptée. Brusquement, la course cessait d’être un jeu.
Kennet, trônant sur son cheval, regardait par-dessus sa tête avec indifférence. Un homme d’âge mûr, vêtu du grossier costume des cristoforos, s’avança et leva la main.
– Je suis le père Domiel, mestra, dit-il en s’inclinant. On m’a demandé d’arbitrer la course. Tu n’as pas d’objections ?
– Aucune, répondit Elinda avec un réel soulagement. Tu as bien compris que j’ai spécifié « à n’importe quelles conditions » ?
– Oui.
Il hocha la tête, et Elinda saisit un reflet roux dans ses cheveux grisonnants.
– Maintenant, je vais examiner le site, si tu veux bien.
– Je t’en prie.
Elinda entra avec lui sur la piste, et Kennet, toujours à cheval, suivit négligemment. Mais quand il arriva sur la piste, il tira sur ses rênes et se dressa sur ses étriers.
– Par les enfers de Zandru, qu’est-ce que c’est que ce piège ?
– Ce piège, Dom Kennet ? Ce sont les conditions que j’ai spécifiées. Père Domiel ?
Elle s’immobilisa, pendant que les deux hommes considéraient la piste qu’elle avait tracée avec Sam.
Elle était plus proche du cercle que de l’ovale et faisait trois cents mètres de long et six mètres de large, lisse, sans rien qui pût empêcher pour les roues d’Elinda de tourner librement. Une large ligne blanche la séparait en voies intérieure et extérieure.
Et elle était inclinée de trente degrés au-dessous de l’horizontale.
– Ce sont mes conditions, déclara Elinda. Trois tours, départ et arrivée au drapeau, les concurrents ne devant pas franchir la ligne médiane. Le père Domiel sera seul juge.
– C’est absurde, bredouilla Kennet. Comment peut-on galoper sur une surface tout de travers, comme après un tremblement de terre ? Le risque pour le cheval est inacceptable.
– Dom Kennet veut-il dire qu’il y a certaines conditions où la bicyclette est supérieure au cheval ? demanda froidement Elinda. Dans ce cas, les enjeux sont à moi.
– Non ! ragea Kennet. Je ne crois pas que ta misérable machine puisse rouler sur une telle surface.
– C’est ce que nous allons voir. Père Domiel ?
– Les conditions ne sont pas égales pour les deux participants, déclara-t-il. La voie intérieure est plus courte que l’extérieure.
– Je laisse la voie intérieure à Dom Kennet, dit vivement Elinda.
De toute façon, elle préférait la voie extérieure – si le cheval trébuchait et tombait, elle ne voulait pas être dessous.
– Alors, il n’y a pas d’objection.
L’expression du père Domiel était neutre, mais il plissa les yeux et considéra Elaine d’un air calculateur. Elle crut un instant voir ses lèvres frémir. Vivement, pour couper court à la discussion, elle se dirigea vers le départ.
Enfourchant sa bicyclette, elle se mit en place tout en haut de la piste. Elle le savait, c’était là le moment le plus délicat – si elle glissait et tombait, ou perdait un instant le contrôle, elle glisserait vers la ligne centrale et serait perdue.
Kennet, rouge de fureur, saisit ses rênes à deux mains, sous les encouragements grivois de ses hommes.
– Fermez-la, imbéciles ! leur cria-t-il, comme son cheval glissait sur la piste et essayait de reculer pour trouver une assise horizontale.
Se forçant au calme, il flatta le cou de l’animal et le dirigea sur la voie intérieure. Mais quand il le tourna un peu vers la pente, le cheval se rebella et piaffa, mal à l’aise.
– A vos postes, dit le père Domiel en levant son drapeau.
Puis il l’abaissa, et Elinda, pesant de tout son poids sur le guidon, descendit la pente à toute vitesse. Elle sentit les roues patiner et serra un peu le frein arrière pour ralentir sa descente, puis, quand elle fut parallèle à la piste, la ligne blanche sur sa droite, elle se mit à pédaler. Le nez sur le guidon, le vent sifflant à ses oreilles, sa vitesse augmenta et elle négocia le premier tournant comme l’éclair, penchée selon un angle impossible sur la piste inclinée.
C’est seulement après le second tournant, vers la fin du premier tour, qu’elle osa lever la tête pour chercher des yeux son concurrent. Ce qu’elle vit la fit tellement rire qu’elle faillit perdre l’équilibre.
Kennet n’était pas encore arrivé au premier tournant. Il maintenait son cheval sur la piste uniquement par la force de sa volonté, mais ne parvenait pas à faire accepter cette surface insolite à l’animal. Les oreilles couchées en signe de protestation, il avançait par courtes saccades, baissant la tête de temps en temps en une vaine recherche de l’horizontale.
Elle le dépassa comme l’éclair, et aborda le second tour, sachant que Kennet ne renoncerait pas facilement. Comme elle négociait le premier tournant du deuxième tour, elle le vit enfoncer vicieusement ses éperons dans les flancs de sa monture. Le cheval bondit de l’avant, mais chancela sur la pente. Kennet l’encouragea de nouveau des éperons. Le cheval, aiguillonné au-delà du supportable, hennit bruyamment, essaya de se cabrer, glissa sur la pente et tomba vers le centre de la piste, tandis que Kennet sautait vivement de sa selle.
Elinda continua son troisième et dernier tour, regardant joyeusement le cavalier et sa monture gesticuler dans la poussière, s’efforçant de se fuir l’un l’autre.
Elle passa devant le drapeau du père Domiel pour la troisième fois, sous les acclamations de Cholayna et de Sam. Même mère Lauria, remarqua-t-elle, agitait les bras en riant. Elle sortit de la piste et s’arrêta devant ses amis, soudain incroyablement épuisée.
– Tu te sens bien, chiya ?
Mère Lauria la soutint pendant que Sam prenait sa bicyclette.
– Très bien, merci. Je crois.
Elle se mit à pouffer nerveusement.
– Tu réalises ce que tu viens de faire ? dit Cholayna d’un ton sévère.
– Quoi ? demanda Elinda, soudain craintive.
– Tu viens de perdre toutes nos bicyclettes, répondit Cholayna en riant, montrant les visages furieux des hommes de Kennet. Maintenant, il va falloir en commander une douzaine, et comment diable vais-je justifier cette dépense auprès du nouveau légat ?