Où le laran devient spectacle

13. CHANGEMENT DE POINT DE VUE

de Judith Kobylecky

 

 

Mhari regarda le dernier groupe de touristes passer la porte sculptée de la rue. Tous se plaignaient amèrement de la pluie glacée, et pourtant aucun n’était habillé pour le climat. Miséricordieuse Avarra, les Terriens sont des gens bien étranges, pensa-t-elle.

Tout en les aidant à se sécher, elle se rendit compte que ce groupe serait particulièrement difficile à contenter, mais elle savait qu’elle arriverait à le manœuvrer. Après tout, son mécène, le Seigneur Régis Hastur lui-même, avait personnellement dirigé son année d’entraînement avec une leronis et lui avait avancé ses premiers fonds sur sa cassette personnelle. En tant qu’enfant de la Cité du Commerce, elle s’étonnait encore, non seulement que l’Hastur d’Hastur eût pris le temps de discuter son idée, mais encore qu’il lui ait donné des conseils inappréciables sur les illusions si nécessaires à sa réalisation, soulignant toujours l’importance de la création de ponts entre les deux cultures, en donnant aux Terranans un aperçu de ce monde vu par des yeux ténébrans. Elle était très fière d’avoir si bien réussi et de ne pas l’avoir déçu.

L’idée était simple. Tous les jours, les immenses astronefs terranans faisaient escale à l’astroport de Thendara pour la maintenance de routine et le réapprovisionnement en carburant, pure perte de temps pour des passagers qui pouvaient passer ainsi plusieurs jours dans l’astroport sans rien d’intéressant à faire. Seule une petite fraction de Thendara leur était ouverte, et ils y trouvaient des distractions plus canailles que celles recherchées par la majorité d’entre eux. Mhari leur proposait une solution divertissante et instructive à la fois, en leur donnant un échantillon de l’histoire et de la culture de Ténébreuse, mais, à ses yeux, le véritable bénéfice de son initiative, c’était l’emploi d’artisans locaux dont elle connaissait la vie difficile. Quand son père avait été emporté par une maladie de consomption, sa mère, bien que portant un grand nom, avait dû lutter pour nourrir sa famille par ses travaux de tissage. Mhari elle-même avait grandi en vendant des babioles et des gâteaux aux Terranans de la Cité du Commerce. Comme beaucoup, elle s’était prise d’affection pour eux et leurs étranges façons, car les Terranans avaient été gentils avec elle, et lui donnaient toujours des piécettes et des bonbons à rapporter à la maison. Quand son laran s’était inopinément éveillé quelques années plus tôt, l’idée de rapprocher les deux peuples lui avait semblé naturelle et s’était enracinée, et elle travaillait dans ce but depuis lors.

Mhari prit les serviettes et dirigea les Terranans vers le bon feu ronflant dans la cheminée, car elle savait qu’ils trouvaient glacial son intérieur pourtant douillet ; si elle ne faisait pas attention, l’un d’eux pourrait souffrir d’hypothermie. Elle observa le groupe rassemblé devant l’âtre, se demandant comme toujours à quoi ils pensaient en s’habillant le matin. Il y avait un couple en tenue identique, dont l’étoffe était un fin tricot de couleur brillante, qui paraissait fluorescent à la lumière rougeâtre entrant par les étroites fenêtres. Un homme était vêtu d’une chemise qui, pour autant que Mhari parvenait à déchiffrer la graphie terranane, portait l’inscription typiquement énigmatique : « J’ai dansé sur la Lune de Psakren. » Il était accompagné d’une femme qui avait du mal à bouger dans les vêtements les plus collants que Mhari et, d’ailleurs, à en juger sur leurs réactions, ses employés aussi aient jamais vus. Le prodige, c’était qu’elle fût arrivée si loin en cette tenue. Même dans l’atmosphère relativement libérale de la Cité du Commerce, elle courait un risque non négligeable de se faire lapider par les Ténébrans les plus conservateurs. En tout cas, cela avait l’air aussi confortable qu’un des enfers mineurs de Zandru. A l’évidence, aucun n’avait pris la peine de jeter un coup d’œil sur le matériel d’information qu’elle avait demandé à l’office de tourisme de Terra de leur distribuer. Plus tard, quand elle aurait davantage de temps, elle en rirait, et s’efforcerait de rendre ses brochures suffisamment attrayantes pour attirer leur attention. Avec l’aide de son assistante, elle distribua les capes qui avaient le double objectif de les réchauffer et de ménager la sensibilité des Ténébrans. En général, ses hôtes appréciaient la nouveauté de ce vêtement lourd et chaud tissé à la main, et cela faisait partie de l’expérience d’immersion, qui avait réussi même avec les touristes les plus irascibles. Le bouche à oreille avait été si favorable qu’un nombre croissant de vieux résidents de l’astroport commençaient à venir, et que la plupart de ses visiteurs repartaient avec de solides notions leur permettant d’apprécier la culture de Ténébreuse. C’était toujours une satisfaction que d’atténuer un peu le sens de leur supériorité que beaucoup entretenaient.

Quand même, ce groupe ne serait pas commode. Elle se concentra sur son laran, hérité de quelque lointain ancêtre inconnu, et vérifia vivement le placement des éclats de pierre-étoile disposés autour de la salle. Ils n’avaient que la taille de ceux qu’on peut acheter librement au marché, mais elle s’en servait pour renforcer les illusions qu’elle tissait pour ses visiteurs, veillant toujours à ne pas les alarmer, même si les Terranans, habitués qu’ils étaient aux subtilités de leur technologie, pensaient sans doute qu’elle se servait d’écrans sophistiqués. Elle doutait de pouvoir les convaincre du contraire, même si elle essayait.

Tandis qu’elle se préparait, ses employés s’affairaient à montrer leurs talents et à répondre à toutes les questions. Les temps étaient si durs pour les petits artisans que beaucoup souffraient de la faim malgré leurs compétences, de sorte qu’il n’était pas difficile de recruter des Thendarans, généralement farouchement indépendants, pour faire des démonstrations aux touristes, tous choisis en partie pour leur tolérance à l’égard du comportement bizarre des Terranans. Elle espérait amener les riches Terranans à apprécier la beauté des articles artisanaux, afin que beaucoup d’autres artisans, en plus de ceux qu’elle employait, puissent bénéficier de leurs largesses. Les artisans constituaient une partie essentielle de l’expérience, vu que, pour un Terranan, il était difficile de comprendre l’absence complète d’objets faits à la machine, et que l’occasion de manipuler un article aux différents stades de sa fabrication était irrésistible. Mais apparemment, pas pour ce groupe.

Maintenant, les Terranans s’étaient un peu réchauffés, et parlaient devant ses employés comme s’ils n’étaient pas là ; elle dut lancer un regard d’avertissement à une nouvelle tisserande qui commençait à se hérisser à leurs remarques ; la femme se contenta de foudroyer du regard la Terrienne qui lui faisait face. Mhari accéléra ses préparatifs, tandis que les touristes indifférents continuaient à parler entre eux.

– Tu appelles ce bouge une attraction touristique ?

– Pour moi, c’est un genre de boutique à atmosphère. L’atmosphère, tu comprends !

– Il est impossible que ces objets soient faits à la main. Il faudrait être fou pour ça.

– Si c’est comme ça qu’ils vivent vraiment, on ne peut pas appeler ça une vie.

Mhari redoubla d’efforts et de concentration. Des ondes de calme passèrent dans les éclats de pierre-étoile, certaines discrètement détournées vers les Ténébrans qui menaçaient de sortir de leurs gonds. Elle sympathisait avec eux, ayant du mal elle-même à garder son sang-froid. Après quelques tâtonnements, elle trouva enfin le ton auquel réagit cette collection d’individus particulièrement difficiles, et se servit des pierres-étoiles pour amplifier les illusions accompagnant son discours. Elle les accueillit comme des amis, puis elle leva le bras ; le plafond sembla s’évanouir et les lunes de Ténébreuse exécutèrent leur danse dans le ciel. Alors, elle prit son rryl et joua un accompagnement qui renforça l’impression d’entrer dans un rêve éveillé ; tous poussèrent un « oh ! », subjugués, quand les murs de pierre s’évanouirent et qu’ils se retrouvèrent au milieu d’une forêt vierge ténébrane, les premières fleurs des neiges embaumées épanouies à leurs pieds. Maintenant, je les tiens, pensa-t-elle.

La porte de la rue s’ouvrit en coup de vent, et fracassa l’illusion qu’elle avait eu tant de mal à créer. Un jeune homme aux cheveux roux joua des coudes à travers le groupe et foudroya Mhari.

– Félicitations, mestra, commença-t-il d’un ton sarcastique. Tu réduis Ténébreuse à un divertissement pour touristes. Quelle fierté pour Thendara de s’abaisser à ça !

Elle avait déjà vu cet homme et avait entendu dire qu’il désapprouvait son entreprise. Même la protection de Régis Hastur ne suffisait pas pour certains. La vérité, c’est qu’elle détestait cordialement les Comyn, à quelques notables exceptions près, surtout les jeunes gens pompeux. Il ne lui avait pas échappé qu’il avait parlé dans la langue d’outre-planète, pour que tous comprennent ses insultes, et elle se prépara à des remous, tout en réfléchissant à ses options limitées, décidant finalement d’engager à l’avenir des Renonçantes comme gardes. Mhari faillit éclater de rire en voyant les deux camps, Terranans et Ténébrans, se toiser avec des expressions identiques d’orgueilleuse supériorité culturelle. A l’évidence, les choses ne se passaient pas comme le jeune homme l’avait espéré ; ces Terranans n’étaient pas assez intelligents pour réaliser qu’ils venaient d’être mortellement offensés. Pire encore, certains artisans commençaient à ricaner devant sa frustration. A regret, elle dut renoncer à son premier mouvement de tous les jeter dehors et de recommencer avec d’autres.

– Très bien, dit un touriste en s’avançant pour considérer avec intérêt l’épée du trublion, le spectacle s’anime enfin.

– Tu sais, dit la femme qui l’accompagnait, je crois que c’est un des gouvernants de ce trou perdu. Ils ont tous ce faciès d’individus consanguins dégénérés.

Le jeune Comyn la regarda avec un rictus.

– Il joue bien, mais il ne faut quand même pas trop charger, murmura-t-elle à son compagnon d’un ton choqué.

Hochant la tête, il répondit sans même prendre la peine de baisser la voix :

– Le théâtre, c’est bien, mais ce qu’il nous faudrait maintenant, c’est faire une belle balade.

– Tu veux faire une balade ?

Il eut un grand geste circulaire, et un tourbillon de couleurs entoura les Terranans frappés de stupeur. Mhari fut prise au dépourvu elle n’attendait qu’un discours enflammé. Lui criant d’arrêter, elle sauta au milieu des touristes maintenant terrifiés, entraînant le Comyn étonné avec elle. Il ne lui était jamais venu à l’idée que quelqu’un se permettrait de le toucher. Eh bien, nous sommes tous pleins de surprises, pensa-t-elle sombrement. Avant qu’il ne se dégage, l’espace sembla se replier sur lui-même, et ils disparurent de la salle.

Les minutes qui suivirent furent un moment de terreur indicible, Mhari et l’homme s’efforçant de contrôler le tourbillon qu’il avait déchaîné. Catapultés à travers le temps et l’espace de Ténébreuse, ils virent autour d’eux les rois couronnés et déposés, des gens d’époques différentes surgir des ruines pour survivre dans un pays ravagé. Une tornade d’images trop rapides pour être comprises les entraîna. Ils traversaient des forêts où dansaient encore les chieri et furent malmenés par la fureur du blizzard dans les hauts cols des Heller. Mhari craignit qu’ils ne deviennent tous fous, jusqu’au moment où la colère et la méfiance qui l’empêcha de coopérer avec le jeune Comyn se dissipèrent dans la terreur de leur situation, et où, unissant leurs esprits, ils furent enfin capables de la contrôler. La folle cascade d’images ralentit et, dans une violente secousse, ils se retrouvèrent à l’endroit d’où ils étaient partis. Les artisans étaient pétrifiés dans un silence atterré, qui, à la consternation de Mhari, signifiait qu’il ne s’était écoulé que quelques instants en temps réel. Ses employés se ruèrent vers elle, presque hystériques tant ils étaient soulagés, et l’aidèrent à rasséréner les Terranans qui, les dieux en soient loués, avaient tous survécu, mais avec des changements surprenants. Le couple en vêtements identiques était couvert de neige, des plumes de kyorebni dans les mains, la taille ceinte d’une épée. Un homme avait son habit devant derrière, une couronne de fleurs de kireseth sur la tête, et la plupart portaient maintenant des kilts et des châles tricotés.

– Pour une balade, c’était une balade, murmura l’un d’eux, et les autres acquiescèrent de la tête.

Peu après, un groupe de touristes très respectueux repassa la porte basse de la rue, les bras chargés d’articles faits à la main, dont ils appréciaient maintenant la qualité et la beauté. En un seul jour, ses employés avaient gagné assez pour passer l’hiver, et elle pourrait commencer à rembourser Dom Régis.

Mhari raccompagna ses hôtes jusqu’à la rue, avant de remplir deux tasses de jaco, fortifié du brûlant alcool ténébran. Elle les emporta jusqu’au Comyn encore abasourdi, et s’assit près de lui sur le banc devant la cheminée. Il prit la tasse qu’elle lui tendait en la remerciant.

– Je crois que nos dons télépathiques sont en telle harmonie qu’ils se sont parfaitement accordés avant que nous comprenions ce qui se passait, dit-il pensivement. Mais je ne saisis toujours pas comment nous avons fait ce que nous avons fait.

Mhari haussa les épaules.

– Je ne sais pas non plus, mais c’était extraordinaire, non ?

Il se mit à rire, et Mhari, qui avait maintenant l’impression de l’avoir connu toute sa vie – ce qui n’était pas étonnant, vu qu’ils venaient de vivre bien des vies ensemble –, trouva que le moment était venu de le faire rire encore davantage.

– Je dirais, répondit-il, que nous leur avons vraiment fait faire une balade mémorable.

– Crois-tu que nous pourrions recommencer ? Avec plus de contrôle, bien sûr.

Il sembla étonné et intrigué à cette idée.

– Ce serait intéressant d’essayer.

– Dis-moi, vai dont, as-tu jamais pensé à une carrière dans l’éducation ?

Il lui sourit par-dessus sa tasse, et ils portèrent un toast muet à cette nouvelle idée.

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