CHAPITRE 6
Jour 2. Téléphone cellulaire
L’inspecteur Magnus Skarre se renversa dans son fauteuil de bureau et ferma les yeux. L’image qui apparut alors sur-le-champ était en costume et lui tournait le dos. Il rouvrit rapidement les paupières et regarda sa montre. Six heures. Il décréta qu’il avait besoin d’une pause, étant donné qu’il en était aux routines incontournables en cas de recherches de disparu. Il avait appelé tous les hôpitaux pour savoir s’ils avaient fait entrer une certaine Birte Becker. Puis les Norgestaxi et les Oslotaxi pour reprendre avec eux les courses effectuées à proximité de l’adresse de Hoff, la nuit précédente. Discuté avec le personnel de sa banque, et eu la confirmation qu’elle n’avait pas retiré de gros montant de son compte avant sa disparition, et qu’aucun retrait n’avait été enregistré depuis la nuit précédente. Les policiers de garde à l’aéroport d’Oslo avaient pu consulter les listes de passagers de la veille au soir, mais le seul Becker était le mari, Filip, voyageant sur le vol à destination de Bergen. En outre, Skarre avait eu les compagnies de ferries en partance pour le Danemark et l’Angleterre, même si les chances qu’elle soit partie à l’étranger étaient minces étant donné que son passeport était conservé par son mari, ce qu’il le leur avait bien montré. L’ambitieux inspecteur avait envoyé l’habituel fax de sécurité à tous les hôtels d’Oslo et de l’Akershus, et fini par diffuser un avis de recherche à toutes les unités opérationnelles, y compris les voitures en patrouille à Oslo.
La seule chose qui restait, c’était la question du téléphone mobile.
Magnus appela Harry et lui fit un compte rendu de la situation. L’inspecteur principal avait la respiration lourde, sur fond de pépiements furieux d’oiseaux. Harry posa quelques questions concernant le téléphone mobile avant de raccrocher. Skarre se leva et sortit dans le couloir. La porte du bureau de Katrine Bratt était ouverte, la lumière allumée, mais la pièce était vide. Il prit l’escalier jusqu’à la cantine, à l’étage au-dessus.
Le service était terminé, mais il y avait du café tiède à disposition, ainsi que du craque-pain et de la confiture sur une table roulante tout de suite en entrant. Seules quatre personnes se trouvaient dans la pièce, et Katrine Bratt en faisait partie, à une table près du mur. Elle lisait des documents reliés dans un classeur. Un verre d’eau et un casse-croûte en deux parties lui faisaient face sur la table. Elle portait des lunettes. Monture fine, verres fins, elles étaient presque invisibles sur son visage. Skarre se servit un café et alla la rejoindre à sa table. « Heures supplémentaires prévues ? » demanda-t-il en s’asseyant.
Magnus Skarre crut entendre un soupir avant de la voir lever les yeux de la page qu’elle lisait.
« Comment je le savais ? sourit-il. Casse-croûte maison. Tu savais avant de partir de chez toi que la cantine ferme à cinq heures, et que tu resterais plus longtemps. Désolé, on devient comme ça à force d’être enquêteur.
– C’est vrai ? répondit-elle sans que son visage exprime quoi que ce fût, tandis que ses yeux cherchaient de nouveau sur la feuille dans le classeur.
– Yep. » Skarre avala un peu de café et profita de l’occasion pour la regarder. Elle était penchée en avant, et il pouvait donc voir dans le décolleté de son chemisier, ainsi que les dentelles en haut d’un soutien-gorge blanc. « Prends cette disparition, aujourd’hui. Je ne dispose d’aucune information de plus que les autres. Et pourtant, je me dis qu’elle est peut-être toujours à Hoff. Qu’elle est peut-être quelque part sous la neige ou les feuilles mortes. Ou dans l’un des nombreux petits lacs ou ruisseaux qui s’y trouvent. »
Katrine Bratt ne répondit pas.
« Et tu sais pourquoi je le pense ?
– Non », réagit-elle d’une voix de robot sans cesser sa lecture.
Skarre s’étira par-dessus la table et posa un téléphone mobile juste en face d’elle. Katrine Bratt leva les yeux, une expression résignée sur le visage.
« C’est un téléphone mobile, expliqua-t-il. Tu penses sans doute que c’est une découverte assez récente. Mais en 1973 déjà, le père du téléphone mobile, Martin Cooper, appelait sa femme à la maison lors de ce qui était la première conversation téléphonique avec un mobile. Et naturellement, à ce moment-là, il ne se doutait pas que cette découverte allait devenir l’un des moyens les plus importants que nous utilisons dans la police pour retrouver des disparus. Si tu veux devenir une enquêtrice valable, Bratt, tu devrais écouter et apprendre ce genre de choses. »
Katrine ôta ses lunettes et regarda Skarre avec un petit sourire qu’il apprécia, sans toutefois parvenir à l’interpréter. « Je suis tout ouïe, inspecteur.
– Bien. Parce que Birte Becker possède un téléphone mobile. Et un téléphone mobile envoie des signaux perçus par les stations de base du secteur dans lequel il se trouve. Pas uniquement quand on appelle, mais quand l’appareil est allumé, en fait. Voilà pourquoi les Américains lui ont tout de suite donné le nom de cellular phone. Parce qu’il est couvert par des stations de base dans de petites zones, des cellules, donc. J’ai vérifié avec Telenor, et la base qui couvre Hoff reçoit toujours des signaux provenant du téléphone de Birte. Mais on a fouillé toute la maison, et il n’y a pas de téléphone. Il y a peu de chances qu’elle l’ait perdu juste à côté de chez elle, la coïncidence serait trop frappante. Ergo… » Skarre leva les mains tel un prestidigitateur au terme d’un tour. « Après ce café, j’appelle le centre d’opérations, et j’envoie une équipe de recherches.
– Bon courage, souhaita Katrine en lui tendant le téléphone mobile, avant de recommencer à tourner les pages.
– Ça, c’est une des vieilles affaires de Hole, non ? voulut savoir Skarre.
– Oui, c’est ça.
– Il croyait qu’il y avait un tueur en série dans la nature.
– Je sais.
– Ah oui ? Alors tu sais sans doute qu’il se trompait ? Et que ce n’était pas non plus la première fois. Il est littéralement obsédé par les tueurs en série, Hole. Il se croit aux États-Unis. Mais il n’a pas encore trouvé le sien dans ce pays.
– Il y a davantage de tueurs en série en Suède. Thomas Quick, John Asonius. Tore Hedin…
– Tu as bien appris tes leçons, rit Magnus Skarre. Mais si tu as envie d’apprendre deux ou trois trucs sur la façon d’enquêter en bonne et due forme, je propose que toi et moi nous nous barrions d’ici pour aller boire une bière.
– Merci, je n’ai…
– Et peut-être manger un morceau. Ton casse-dalle n’était pas gros. »
Skarre capta enfin son regard et le soutint. Il avait un éclat singulier, comme si un feu y couvait au loin. Il n’avait encore jamais rien vu de tel. Et il songea qu’il y était parvenu, qu’il avait allumé cet incendie, qu’au cours de cette conversation, il avait grimpé dans la division de son interlocutrice.
« Tu peux voir ça comme… », commença-t-il en faisant mine de chercher le mot : « un cours ».
Elle sourit. Largement.
Skarre sentit son pouls s’accélérer ; il s’échauffait et il lui semblait déjà sentir son corps et son genou se coller contre ses doigts, entendre leur crissement quand sa main remonterait.
« Qu’est-ce que tu veux, Skarre ? Draguer la petite nouvelle de la section ? » Elle sourit encore plus largement, l’éclat se fit encore plus net. « Te grouiller de la sauter, comme les mioches crachent sur les plus grosses parts de gâteau, pendant les fêtes d’anniversaire, pour pouvoir les avoir tranquillement avant les autres ? »
Magnus Skarre devina que sa mâchoire inférieure avait dévissé.
« Laisse-moi te donner un ou deux tuyaux, sans aucune arrière-pensée. Garde tes distances vis-à-vis des nanas au boulot. Ne prends pas le temps d’aller boire un café à la cantine si tu penses avoir fait une touche. Et n’essaie pas de me faire croire que c’est toi qui as appelé le centre d’opérations. Tu as appelé l’inspecteur principal Hole, et c’est lui qui décidera s’il faut lancer des recherches ou non. À ce moment-là, il appellera le centre de secours qui a des gens prêts, pas une équipe de secours d’ici. »
Katrine fit une boule de l’emballage de son casse-croûte, qu’elle lança vers la poubelle derrière Skarre. Il n’eut pas besoin de se retourner pour savoir qu’elle avait fait mouche. Elle referma sèchement le classeur et se leva, mais Skarre avait réussi à se reprendre quelque peu.
« Je ne sais pas ce que tu te figures, Bratt. Tu es une rombière mariée qui ne reçoit peut-être pas assez à la maison, et qui espère donc qu’un mec comme moi pourra… pourra… » Il ne trouvait pas les mots. Bordel, il ne trouvait pas les mots. « Je propose seulement de t’apprendre quelques trucs, pauvre conne. »
Il se passa quelque chose sur le visage de la jeune femme, comme si un rideau était tiré sur le côté, de sorte qu’il puisse voir directement dans les flammes. Pendant un instant, il fut convaincu qu’elle allait frapper. Mais rien n’arriva. Et lorsqu’elle reprit la parole, il se rendit compte que tout ne s’était passé que sur le visage de Katrine Bratt ; elle n’avait pas bougé un doigt, sa voix était pleinement maîtrisée :
« Je te demande pardon si je t’ai mal compris, commença-t-elle sans que son expression indique qu’elle y accordait beaucoup de vraisemblance. D’ailleurs, Martin Cooper n’a pas passé le premier coup de téléphone avec un mobile à sa femme, mais à son concurrent Joël Engel, des Bell Laboratories. Tu crois que c’était pour lui apprendre deux ou trois trucs, Skarre ? Ou pour crâner ? »
Skarre la regarda s’éloigner, vit la jupe frotter contre le postérieur tandis qu’elle se trémoussait vers la sortie. Merde, cette nénette était siphonnée ! Il eut envie de se lever et de lui balancer quelque chose. Mais il savait qu’il louperait sa cible. En outre, c’était aussi bien de rester assis, il craignait que son érection fût toujours visible.
Harry sentait ses poumons appuyer contre l’intérieur de ses côtes. Sa respiration avait commencé à se calmer. Mais pas son cœur, qui cavalait comme un lièvre dans sa poitrine. Le survêtement lourd de sueur, il s’était arrêté à l’orée du bois près de l’Ekebergrestaurant. Le restaurant de style fonctionnaliste datant de l’entre-deux-guerres avait naguère été la fierté d’Oslo, trônant au-dessus de la ville sur le flanc escarpé de la colline, vers l’est. Puis les clients avaient cessé de parcourir le long trajet entre le centre-ville et la forêt. L’établissement était devenu déficitaire, s’était détérioré pour devenir une bicoque pelée pour vieux danseurs sur le retour, buveurs entre deux âges et âmes esseulées en quête d’âmes esseulées. Pour finir, on avait fermé le restaurant. Harry avait aimé venir ici en voiture, au-dessus du couvercle jaune des gaz d’échappement de la ville, pour courir sur la multitude de sentiers, sur ce terrain accidenté qui résistait et provoquait des brûlures d’acide lactique dans les muscles. Il avait aimé s’arrêter près de ce restaurant, s’asseoir à cette terrasse trempée, envahie par la végétation, pour regarder la ville qui avait jadis été sienne.
En contrebas, la ville gisait dans une cuvette entourée de collines de tous les côtés, avec le fjord comme seule possibilité de retraite. Les géologues prétendaient qu’Oslo était un cratère de volcan éteint. Par des soirs comme celui-là, il arrivait à Harry de se figurer les lumières de la ville comme des perforations dans la croûte terrestre, par où luisait la lave en fusion qui se trouvait en dessous. En se basant sur le tremplin de Holmenkollbakken, ressemblant à une virgule blanche illuminée sur la colline à l’autre bout de la ville, il tenta de déterminer où pouvait bien se trouver la maison de Rakel.
Il pensa à la lettre. Et au coup de téléphone qu’il venait de recevoir de Skarre concernant les signaux émis par le téléphone disparu de Birte. Son cœur battait plus lentement, à présent, pompait du sang et envoyait à son cerveau des signaux calmes, réguliers, disant qu’il y avait toujours de la vie. Comme un téléphone mobile à une station de base. Cœur, songea Harry. Signal. La lettre. C’était une pensée aberrante. Alors pourquoi ne l’avait-il pas rejetée ? Pourquoi calculait-il déjà le temps qu’il faudrait pour courir à la voiture, faire le trajet jusqu’à Hoff et voir qui d’entre eux était le plus insensé ?
Depuis la fenêtre, Rakel regardait la propriété vers les sapins barrant la vue chez les voisins. Lors d’une réunion du groupement d’intérêts locaux du secteur, elle avait suggéré que l’on abatte quelques arbres pour laisser pénétrer davantage de lumière ; elle avait rencontré une réticence muette, malgré tout assez claire pour la dissuader de demander un vote. Les sapins empêchaient de voir chez les gens, et c’était exactement ce que l’on voulait sur Holmenkollåsen. La neige n’avait pas disparu de ce quartier au-dessus de la ville, où les BMW et les Volvo se glissaient prudemment sur les buttes sinueuses quand elles s’en retournaient aux portes de garage automatisées, aux dîners tout prêts cuisinés par des épouses affinées en club de gym, en congé sabbatique et ne recevant qu’un petit peu d’aide des stagiaires.
Même à travers l’importante couche de matériaux séparant les étages de la villa de rondins héritée de son père, Rakel entendait la musique depuis la chambre d’Oleg, au premier. Led Zeppelin et The Who. Quand elle-même avait douze ans, il aurait été inconcevable d’écouter la même musique que celle de ses parents au même âge. Mais c’était Harry qui avait offert ces disques à Oleg, et ce dernier les passait avec un dévouement non feint.
Elle pensa que Harry avait terriblement maigri, qu’il était rentré en lui-même. Tout comme le souvenir qu’elle avait de lui. C’était presque effrayant de voir la vitesse à laquelle une personne avec qui on avait été particulièrement intime pouvait pâlir et disparaître. Ou c’était peut-être justement pour ça : on avait été si proches que par la suite, quand cela n’était plus, les choses semblaient irréelles, comme un rêve rapidement oublié parce que de toute façon, il n’a eu lieu que dans le crâne d’une personne. C’était peut-être pour cette raison que cela avait été un choc de le revoir. Le prendre dans ses bras, le sentir, entendre sa voix autrement qu’au téléphone, sortant d’une bouche aux lèvres étrangement douces au milieu de ce visage dur et plus ridé que jamais. Regarder dans ces yeux bleus, à l’éclat qui croissait et décroissait en intensité au fil de son récit. Tout comme avant.
Malgré tout, elle était heureuse que ce soit terminé, quelque chose qu’elle avait laissé derrière elle. Que cet homme soit devenu une personne avec qui elle ne partagerait pas son avenir, une personne qui n’entrerait pas dans sa vie à elle et à Oleg en traînant sa réalité salingue avec lui.
Elle allait mieux, à présent. Bien mieux. Elle regarda l’heure. Il ne tarderait pas. Car au contraire de Harry, lui était ponctuel.
Mathias s’était tout à coup retrouvé là, un jour de l’été de l’an passé. Au cours d’une garden-party organisée par le groupement d’intérêts locaux de Holmenkollen. Il ne résidait même pas dans le coin, il avait été invité par des amis ; Rakel et lui avaient passé la soirée entière à discuter ensemble. Surtout d’elle, en réalité. Il avait écouté avec attention et un intérêt quelque peu médical, avait-elle trouvé. Mais il l’avait rappelée deux jours plus tard pour lui demander si elle voulait l’accompagner à une exposition au centre Henie-Onstad de Høvikodden. En ajoutant qu’Oleg pouvait parfaitement venir, car il y avait également une exposition pour les enfants. Le temps avait été exécrable, l’art médiocre et Oleg grognon. Mais Mathias était parvenu à alléger un peu l’atmosphère avec sa bonne humeur et des remarques cinglantes à l’adresse du talent de l’artiste. Ensuite, il les avait reconduits, s’était excusé pour l’idée et avait promis avec un sourire de ne jamais plus les réinviter à quoi que ce soit. À moins qu’ils ne le demandent, bien entendu. Après cela, Mathias était parti une semaine au Botswana. Et il l’avait appelée le soir même de son retour, pour lui demander s’il pouvait la revoir.
Elle entendit une voiture qui rétrogradait pour amorcer l’ascension de l’allée escarpée. Il conduisait une Honda Accord d’un modèle assez ancien. Sans savoir pourquoi, elle aimait bien. Il se garait devant le garage, jamais à l’intérieur. Et ça aussi, elle aimait bien. Elle appréciait qu’il apporte du linge de rechange et une trousse de toilette dans un sac qu’il remportait le lendemain matin, qu’il lui demande quand elle voulait le revoir, qu’il ne considère rien comme acquis. Bien sûr, les choses pouvaient changer, maintenant, mais elle y était préparée.
Il descendit de voiture. Il était grand, presque autant que Harry, et sourit en tournant vers la fenêtre de la cuisine son visage ouvert de gamin, même s’il devait être exténué après sa longue garde. Oh oui, elle y était préparée. À un homme présent, qui l’aimait et donnait, sur tout le reste, la priorité à leur petit trio.
Elle entendit une clé tourner dans la serrure. La clé qu’elle lui avait remise une semaine plus tôt. Mathias avait eu l’air d’un point d’interrogation, comme un enfant qui vient de décrocher son billet d’entrée pour la fabrique de chocolat.
La porte s’ouvrit, il fut à l’intérieur et elle dans ses bras. Elle trouvait même que son manteau de laine sentait bon. Elle le sentait, délicieux et d’un froid automnal contre sa joue, mais la chaleur sûre du dedans irradiait déjà vers son corps.
« Qu’y a-t-il ? demanda-t-il en riant dans ses cheveux.
– Ce que je t’ai attendu… », murmura-t-elle.
Elle ferma les yeux, et ils s’immobilisèrent un moment ainsi.
Elle le lâcha et regarda son visage souriant. C’était un bel homme. Plus beau que Harry.
Il se libéra, déboutonna son manteau, le suspendit et la précéda jusqu’au vidoir à eaux sales, où il se lava les mains. C’était toujours ce qu’il faisait en rentrant du département d’anatomie, où ils manipulaient de véritables cadavres pendant leurs cours. Comme Harry s’était lavé les mains en rentrant d’une enquête sur un meurtre. Mathias ouvrit le placard sous le vidoir, versa des pommes de terre d’un sac dans l’évier et ouvrit le robinet :
« Comment s’est passée ta journée, chérie ? »
Elle pensa que bien des autres hommes auraient plutôt posé des questions sur la soirée précédente. Il savait qu’elle avait rencontré Harry. Et elle l’appréciait pour cela aussi. Elle répondit en regardant par la fenêtre. Son regard parcourait les sapins, vers la ville en contrebas, sous eux, où les lumières apparaissaient déjà. Il était quelque part là-bas, à présent. Dans une chasse désespérée après quelque chose qu’il n’avait jamais trouvé, et qu’il ne trouverait jamais. Elle le plaignait. La compassion, c’était tout ce qui restait. D’accord, il y avait eu un instant, la veille au soir, où tous deux s’étaient tus, et où leurs regards s’étaient accrochés pour quelques secondes. Ç’avait fait l’effet d’une décharge électrique, mais ça s’était terminé en un instant. Complètement terminé. Pas de magie persistante. Elle en avait décidé ainsi. Elle vint se placer derrière Mathias, passa les bras autour de lui et appuya la tête sur son dos large.
Elle sentait les muscles et les tendons travailler sous la chemise tandis qu’il épluchait les pommes de terre avant de les déposer dans la casserole.
« On en aura sans doute besoin de quelques autres », fit-il remarquer.
Elle prit conscience d’un mouvement à la porte de la cuisine, et se retourna. Oleg les regardait.
« Tu ne pourrais pas aller chercher d’autres pommes de terre à la cave ? » demanda-t-elle, et elle vit les yeux sombres d’Oleg s’assombrir encore un peu plus.
Mathias se retourna. Oleg n’avait toujours pas bougé.
« Je vais y aller, proposa Mathias en sortant le seau vide de l’évier.
– Non, rétorqua Oleg en avançant de deux pas. J’y vais. »
Il prit le seau des mains de Mathias, fit volte-face et passa la porte.
« Qu’y a-t-il ? voulut savoir Mathias.
– Il a un peu peur du noir, rien de plus, soupira Rakel.
– Ça, j’ai bien compris, mais pourquoi y est-il allé quand même ?
– Parce que Harry a dit qu’il devait le faire.
– Faire quoi ? »
Rakel secoua, la tête. « Les choses dont il a peur. Et dont il n’a pas, envie d’avoir peur. Quand Harry était là, il envoyait Oleg à la cave à tout bout de champ. »
Mathias fronça les sourcils.
« Harry n’a pas une vocation de pédopsychiatre. Et Oleg ne m’écoutait plus à partir du moment où Harry avait parlé. D’un autre côté, il n’y a évidemment pas de monstre, en bas. »
Mathias mit la cuisinière en marche.
« Comment pouvez-vous en être aussi certains ?
– Quoi ? rit Rakel. Toi, tu avais peur du noir ?
– Qui a dit avais ? » répondit Mathias avec un sourire en coin.
Oh oui, elle l’aimait. L’aimait, l’aimait.
Harry arrêta la voiture dans la rue devant chez les Becker. Il resta dans son véhicule et se mit à regarder fixement vers la lumière jaune qui tombait dans le jardin depuis les fenêtres. Le bonhomme de neige s’était recroquevillé pour atteindre la taille d’un nain. Mais son ombre s’étirait pourtant entre les arbres, jusqu’à la clôture à claire-voie.
La sous-couche mouillée était légèrement élastique. Il s’accroupit. La lumière se reflétait dans le bonhomme de neige comme si celui-ci était en verre mat. La fonte depuis le matin avait rassemblé les petits cristaux de neige en cristaux de plus grande taille, mais à présent que la température avait de nouveau chuté, la vapeur avait condensé et figé par le gel d’autres cristaux. Au final, la neige qui avait été si fine, blanche et légère le matin même était maintenant grisâtre, en paquets et granuleuse. Harry leva la main droite. Ferma le poing. Et frappa.
La tête brisée du bonhomme de neige roula de ses épaules jusque sur l’herbe jaune.
Harry frappa de nouveau, cette fois par au-dessus en descendant par le col. Ses doigts en forme de griffe s’enfoncèrent dans la neige pour trouver ce qu’ils cherchaient.
Il ramena sa main et la leva devant le bonhomme de neige en un geste de triomphe, du geste dont Bruce Lee brandissait le cœur qu’il venait d’arracher de la poitrine de son adversaire.
C’était un téléphone mobile Nokia rouge et argent. Il clignotait toujours.
Mais la sensation de triomphe s’était évanouie. Car il savait déjà que cela ne représentait aucune percée dans l’enquête, simplement un entracte dans un spectacle de marionnettes animées par des fils invisibles. Ç’avait été trop simple. Le but était justement qu’ils puissent le trouver.
Harry alla jusqu’à la porte d’entrée et sonna. Filip Becker ouvrit. Ses cheveux étaient en bataille et sa cravate de travers. Il cligna durement des yeux à plusieurs reprises, comme s’il se réveillait.
« Oui, répondit-il à la question de Harry. Elle a un téléphone comme celui-là.
– Je peux vous demander de composer son numéro ? »
Filip Becker disparut à l’intérieur, et Harry attendit. Le visage de Jonas apparut soudain dans l’ouverture. Harry voulut saluer, mais à cet instant précis, le mobile rouge commença à jouer une mélodie. « Blåmann, blåmann, bukken min [6] » Et Harry se remémora la fin du vers appris dans son livre de chants scolaire : « Tenk på vesle gutten din [7] . »
Et il vit le visage de Jonas s’illuminer. Vit le cerveau du gamin raisonner, la joie immédiate, désorientée, ressentie en reconnaissant la sonnerie choisie par sa mère, disparaître pour céder la place à une peur blanche, nue. Harry déglutit. C’était une peur qu’il ne connaissait que trop bien.
Quand Harry pénétra dans son appartement, il sentit l’odeur de poussière de plâtre et de sciure. Les panneaux muraux de l’entrée avaient été déposés, et étaient empilés sur le sol. Le mur en dessous présentait quelques taches claires. Harry passa un doigt sur la couche blanche qui se désagrégeait sur le parquet et se fourra le bout du doigt dans la bouche. Ç’avait le goût du sel. Est-ce que les champignons avaient ce goût-là ? Ou n’était-ce que le sel des fondations qui transpirait ? Harry alluma un briquet et se pencha contre le mur. Aucune odeur, rien à voir.
Une fois couché, les yeux grands ouverts dans l’obscurité totale de sa chambre, il se mit à penser à Jonas. Et à sa propre mère. À l’odeur de la maladie et à son visage, qui avait lentement disparu dans la blancheur de son oreiller. Aux jours et aux semaines où il avait joué avec la Frangine, quand son père avait sombré dans le silence et que tout le monde avait tenté de faire comme si de rien n’était. Et il lui sembla entendre un léger crissement dans le couloir. Comme celui produit par des fils invisibles de marionnettes qui grandissaient, s’étiraient, se glissaient alentour en dévorant les ténèbres pour constituer une lumière faible, vacillante.