CHAPITRE 8
Jour 3. Col de cygne
Sylvia courait vers le cœur de la forêt. L’obscurité gagnait. D’ordinaire, elle détestait l’obscurité précoce de novembre, mais aujourd’hui, elle trouvait qu’elle n’arrivait pas assez vite. Et c’étaient les ténèbres qu’elle cherchait, là où la forêt était le plus dense, l’obscurité qui pourrait effacer les traces dans la neige et la dissimuler. Elle connaissait le secteur comme sa poche, elle pouvait s’orienter de façon à ne pas repartir tout droit sur la ferme, droit dans les bras de… de ça. Le problème, c’était qu’au cours de la nuit, la neige avait modifié le paysage, recouvert les sentiers, les pierres familières, et estompé tous les contours. Et le crépuscule… tout était tordu et dénaturé par la pénombre. Et par sa propre panique.
Elle s’arrêta et tendit l’oreille. Sa respiration haletante et rauque égratignait le calme, produisait le même son que lorsqu’elle déchirait le papier destiné à emballer les casse-croûte que les filles emporteraient à l’école. Elle parvint à modérer sa respiration. Tout ce qu’elle entendait, c’était le sang qui battait dans ses oreilles, et le clapotis bas d’un ruisseau. Le ruisseau ! Ils avaient l’habitude de suivre le ruisseau quand ils partaient ramasser des baies, poser des pièges ou chercher des poules dont ils savaient qu’en réalité, elles s’étaient fait prendre par le renard. Le ruisseau descendait jusqu’au chemin de terre, et sur cette route, il passerait une voiture, tôt ou tard.
Elle n’entendait plus d’autres pas. Aucune branche qui se brisait, pas de crissement dans la neige. Elle s’était peut-être échappée ? Pliée en deux, elle partit rapidement vers le bruit de clapotis.
Le ruisseau paraissait couler sur un drap blanc, à travers une dépression dans le sol de la forêt.
Sylvia mit le pied dedans. L’eau qui lui arriva jusqu’à mi-cheville traversa immédiatement les bottines. Elle était si froide qu’elle lui paralysa les muscles de la jambe. Puis Sylvia se remit à courir. En suivant la direction dans laquelle l’eau coulait. Les longues enjambées qu’elle effectuait en levant haut les genoux, pour gagner le maximum de terrain, claquaient bruyamment dans l’eau. Aucune trace, songea-t-elle avec un sentiment de triomphe. Et son pouls se calma, bien qu’elle courût.
Ça devait tenir aux heures passées sur le tapis de course du club de gym pendant ces douze derniers mois. Elle avait perdu six kilos, et osait prétendre que son corps était en meilleur état que celui de la plupart des gens de trente-cinq ans. C’est en tout cas ce que disait Yngve, rencontré pour la première fois l’an passé au cours de l’un de ces prétendus séminaires d’inspiration. Où elle avait trouvé une bien trop grande inspiration. Seigneur, si seulement elle avait pu remonter le temps. Huit ans en arrière. Tout ce qu’elle aurait fait différemment ! Elle ne se serait pas mariée avec Rolf. Et elle aurait avorté. Mais oui, c’était une idée inconcevable maintenant que les jumelles étaient venues au monde. Mais avant leur naissance, avant qu’elle ait vu les petites Emma et Olga, ça aurait été possible, et elle n’aurait pas été dans cette prison qu’elle s’était si méticuleusement construite.
Elle balaya des branches qui pendaient au-dessus du ruisseau, et du coin de l’œil, elle vit quelque chose, un animal, sursauter et disparaître dans les ténèbres grises de la forêt.
Elle songea qu’elle devait faire attention en agitant les bras, pour ne pas se flanquer un coup de hache dans les pieds. Quelques minutes s’étaient écoulées, mais une éternité semblait la séparer du moment où elle s’était employée à l’abattage de la volaille, dans l’étable. Elle avait décapité deux poules et allait s’occuper de la troisième quand elle avait entendu grincer la porte de l’étable derrière elle. Naturellement, elle avait sursauté, elle était seule à la maison et n’avait entendu ni pas, ni véhicule dans la cour. La première chose qu’elle avait remarquée, c’était cet étrange outil, un fin nœud coulant attaché à une poignée. Ça ressemblait plutôt à ce qu’on utilisait pour capturer les renards. Et quand celui qui tenait cet outil commença à parler, elle comprit lentement que c’était elle, la proie ; elle, qui allait mourir.
Elle avait eu une explication concernant la raison.
Et avait écouté la logique démente, mais claire, tandis que le sang progressait par à-coups dans ses artères, comme s’il coagulait déjà. Puis était venue l’explication concernant la manière. En détail. Le nœud coulant s’était mis à luire, d’abord en rouge, puis en blanc. C’était à ce moment-là qu’elle avait lancé le bras, de panique, senti le fer de la hache saisir le tissu juste sous le bras levé de l’autre, vu la veste et le pull s’ouvrir comme si elle tirait une fermeture Éclair, et l’acier tracer un trait rouge dans la peau nue. Et alors que l’autre était parti en titubant à reculons avant de basculer sur le plancher glissant de sang de volaille, elle avait filé par la porte arrière de l’étable. Celle qui donnait sur la forêt. Sur les ténèbres.
La paralysie avait grimpé jusqu’au-dessus du genou, ses vêtements étaient trempés jusqu’au nombril. Mais elle savait qu’elle serait bientôt au chemin de terre. Et de là, guère plus d’un quart d’heure de course la séparait de la ferme la plus proche. Le ruisseau fit un coude. Le pied gauche de Sylvia heurta quelque chose qui affleurait. Il y eut un claquement, elle eut l’impression qu’on lui attrapait le pied, et la seconde suivante, Sylvia Ottersen partait en avant. Elle atterrit sur le ventre, avala de l’eau au goût de terre et de feuilles pourries, se rétablit avec les bras et se remit à genoux. En comprenant qu’elle était toujours seule et passé le premier moment de panique, elle découvrit que son pied gauche était toujours prisonnier. Elle plongea une main dans l’eau pour tâter, s’attendant à sentir des racines emmêlées autour de sa jambe ; mais au lieu de cela, ses doigts trouvèrent quelque chose de dur et lisse. Du métal. Un cintre en métal. Les yeux de Sylvia cherchèrent ce que son pied avait heurté. Et là, dans la neige, sur le bord devant elle, elle le vit. Ça avait des yeux, des plumes et une crête rouge pâle. Elle sentit la panique revenir. C’était la tête décapitée d’une poule. Pas l’une des têtes qu’elle venait de trancher, mais l’une de celles que Rolf utilisait. Comme appât. Après qu’ils avaient prouvé que le renard avait pris seize poules l’an passé, la commune les avait autorisés à poser un nombre bien défini de pièges à renard – ce que l’on appelait les cols de cygne – dans une zone précise autour de la ferme et loin des sentiers où les gens étaient susceptibles de passer. Le meilleur endroit où cacher ces pièges était sous l’eau, en faisant dépasser l’appât. Quand le renard éloignait l’appât, le piège se refermait et brisait la nuque de l’animal qui mourait instantanément. Dans la théorie, en tout cas. Elle tâta de la main. Quand ils avaient acheté les pièges au magasin de chasse de Drammen, on leur avait dit que les ressorts étaient suffisamment tendus pour que les cintres puissent briser la jambe d’un adulte, mais elle ne ressentait pas de douleur particulière dans son pied refroidi. Ses doigts trouvèrent le fin fil d’acier fixé au col de cygne. Elle ne parviendrait pas à redresser le piège sans la clé qui était dans la remise à outils de la ferme, et de plus, ils attachaient le col de cygne à un arbre avec un câble d’acier, de sorte qu’un renard à demi mort ou quelqu’un d’autre ne se débine pas avec ce coûteux équipement. Sa main suivit le câble dans l’eau, puis sur la rive. Où se trouvait le panonceau métallique portant leur nom, comme le stipulait la législation sur le marquage.
Elle se figea. Était-ce une brindille qu’elle avait entendue craquer dans le lointain ? Elle sentit son cœur se remettre à battre, tandis qu’elle écarquillait les yeux dans le crépuscule laineux.
Ses doigts gourds suivirent le câble à travers la neige tandis qu’elle remontait à quatre pattes sur la berge du ruisseau. Le câble entourait le tronc d’un bouleau jeune mais solide. Elle chercha, et trouva le nœud dans la neige. Le métal avait gelé en une masse dure, inflexible. Elle devait défaire le nœud, s’en aller. Une autre branche craqua. Plus près, cette fois. Elle était assise dos au tronc, sur l’autre rive par rapport à l’endroit d’où venaient les bruits. Elle essaya de se convaincre qu’elle ne devait pas paniquer, que le nœud se déferait de lui-même quand elle aurait tiré dessus un certain temps, que les os de sa jambe étaient intacts, que les sons qu’elle entendait se rapprocher provenaient d’un chevreuil. Elle essaya de sortir une extrémité du nœud, et ne ressentit aucune douleur au moment où un ongle se brisa par le milieu. Mais en pure perte. Elle se pencha en avant, et ses dents grincèrent lorsqu’elle mordit dans le métal. Bon Dieu ! Elle entendit des pas légers, calmes, dans la neige, et retint son souffle. Les pas s’arrêtèrent quelque part de l’autre côté de l’arbre. C’était sans doute une illusion, mais il lui sembla pouvoir l’entendre flairer, inspirer l’odeur. Elle était parfaitement immobile. Les pas reprirent alors. Les sons s’assourdirent. Il s’éloignait.
Elle prit une inspiration tremblante. Il fallait qu’elle se libère. Ses vêtements étaient trempés et elle était certaine de mourir de froid dans la nuit si personne ne la retrouvait. À cet instant précis, elle y pensa : la hache ! Elle avait oublié la hache. Le câble était fin. Le coucher sur une pierre, quelques coups bien ajustés, et elle serait libre. La hache avait dû atterrir dans le ruisseau. Elle s’y glissa, plongea les mains dans l’eau froide et fouilla le fond pierreux.
Rien.
Désorientée, elle tomba à genoux pendant que son regard sondait la neige de part et d’autre. C’est alors qu’elle aperçut le fer de hache, qui émergeait de l’eau noire, deux mètres devant elle. Et elle le sut avant même de sentir la secousse dans le câble, avant de s’aplatir de tout son long dans le ruisseau ; l’eau de fonte la submergea en glougloutant, si froide qu’elle crut que son cœur allait s’arrêter, et elle s’étira telle une mendiante éperdue en direction de la hache : celle-ci était cinquante centimètres trop loin. Ses doigts se refermèrent sur rien à un demi-mètre du manche. Les larmes vinrent, mais elle les refoula ; elle pourrait bien pleurer après.
« C’est cela que tu veux ? »
Elle n’avait rien vu, rien entendu. Mais devant elle, une silhouette était accroupie dans le ruisseau. Ça. Sylvia partit à reculons sur les mains et les pieds mais la silhouette la suivit, la hache tendue vers elle.
« Tiens, prends-la. »
Sylvia s’agenouilla et attrapa l’instrument.
« Que veux-tu en faire ? » s’enquit la voix.
Sylvia sentit la fureur arriver, celle qui suit toujours la peur, et l’attaque était violente. Elle se jeta en avant la hache levée, et donna un coup bas, bras tendu. Mais le câble la tira à lui, la hache ne trancha que les ténèbres, et la seconde suivante, Sylvia était de nouveau étendue dans l’eau.
La voix émit un rire grave.
Sylvia se retourna sur le côté. « Va-t’en, gémit-elle en crachant des gravillons.
– Je veux que tu manges de la neige », l’informa la voix avant de se lever et de tenir pendant un instant une main à son flanc, à l’endroit où la veste était incisée.
« Quoi ? ne put s’empêcher de s’exclamer Sylvia.
Je veux que tu manges de la neige jusqu’à ce que tu te pisses dessus. » La silhouette s’était placée légèrement hors du champ d’action que le câble d’acier accordait à Sylvia. Elle pencha la tête sur le côté et l’observa. « Jusqu’à ce que ton ventre soit si refroidi et plein qu’il ne parvienne plus à faire fondre la neige. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que de la glace en toi. Que tu sois devenue ce que tu es réellement. Quelque chose qui ne ressent rien. »
Le cerveau de Sylvia percevait les mots, mais ne réussissait pas à en assimiler la signification. « Jamais ! » cria-t-elle.
Un son lui parvint de la silhouette, un son qui se fondit dans le clapotis du ruisseau.
« Vas-y, crie, ma chère Sylvia. Parce que plus personne ne t’entendra. Jamais. »
Sylvia vit que ça tenait quelque chose. Qui s’alluma. Le nœud coulant dessinait les contours d’une goutte rougeoyante sur le fond obscur. L’objet cracha et fuma lorsqu’il entra en contact avec la surface.
« Tu vas choisir de manger de la neige. Fais-moi confiance. »
Sylvia comprit avec une certitude paralysante que sa dernière heure était venue. Il ne restait qu’une possibilité. Les ténèbres étaient arrivées vite, mais elle tenta de faire la mise au point sur la silhouette entre les arbres tout en soupesant la hache dans sa main. Le sang lui picotait les doigts tandis qu’il refluait, comme s’il sentait lui aussi que c’était là son ultime chance. Elles s’y étaient entraînées, les jumelles et elle. Sur le mur de la grange. Et chaque fois qu’elle avait lancé et que l’une d’entre elles avait retiré la hache de la cible représentant un renard peint, elles avaient poussé un cri de triomphe : « Tu as tué la bête, maman ! Tu as tué la bête ! » Sylvia posa un pied légèrement devant l’autre. Un pas d’élan, pour atteindre le maximum de force et de précision.
« Tu es fou, murmura-t-elle.
– Sur ce point précis… », répondit l’autre, et Sylvia crut voir un petit sourire, « … il y a peu de doutes. »
La hache tournoya dans les ténèbres épaisses, presque cotonneuses, avec un son sourd, chantant. Sylvia se tenait en équilibre parfait, le bras droit pointé droit devant, les yeux braqués sur l’arme mortifère. La regardant filer entre les arbres. Elle l’entendit trancher une branche fine. La vit disparaître dans le noir, et perçut le choc étouffé lorsque l’instrument s’enfonça sous la neige quelque part au loin.
Elle appuya son dos tout contre le tronc au moment de s’affaisser sur le sol. Sentit les larmes monter, et n’essaya pas de les contenir, cette fois. Car à présent elle le savait. Qu’il n’y aurait pas d’après.
« On commence ? » demanda doucement la voix.