CHAPITRE 11

Jour 4. Masque mortuaire

 

 

 

Katrine Bratt était penchée sur le PC quand Harry passa la tête à l’intérieur.

« Tu trouves des points communs ?

– Pas particulièrement. Toutes les femmes avaient les yeux bleus. À part ça, elles sont tout à fait dissemblables de par leur aspect. Toutes étaient mariées et avaient des enfants.

– Je sais peut-être par où commencer. Birte Becker a emmené Jonas chez un médecin quelque part à proximité des vaches du roi. Ce doit être Kongsgården, à Bygdøy. Et tu as dit que les jumelles étaient allées au musée du Kon-Tiki après une visite chez le médecin. Bygdøy aussi. Filip Becker n’était pas au courant pour le médecin, mais Rolf Ottersen l’est peut-être.

– J’appelle.

– Et tu me tiens au courant. »

Dans son bureau, Harry attrapa ses menottes, boucla l’une autour de son propre poignet et tapa l’autre contre le pied de table pendant qu’il écoutait son répondeur. Rakel expliquait qu’Oleg viendrait avec un copain à leur rendez-vous de patinage à Valle Hovin. C’était un message superflu : Harry savait que c’était un rappel déguisé au cas où il aurait oublié. À ce jour, il n’avait jamais oublié un rendez-vous avec Oleg, mais il acceptait ces petits messages que d’autres auraient sans doute perçus comme des déclarations de confiance toute relative. Oui, qui plus est, il les appréciait. Parce que ça donnait des informations sur le genre de mère qu’elle était. Et parce qu’elle camouflait le rappel pour ne pas l’insulter. Katrine entra sans frapper. « Bizarre, déclara-t-elle avec un mouvement de tête vers le pied de table auquel était menotté Harry. Mais j’aime bien.

– Speedcuffing à une main, sourit Harry. Une bêtise que j’ai ramassée aux États-Unis.

– Tu devrais essayer les nouvelles menottes speedcuff de Hiatts. Tu n’as pas besoin de te demander si tu frappes de la main droite ou de la gauche, le bras de la menotte se refermera de toute façon si tu vises juste. Et puis, tu devrais t’entraîner avec deux jeux de menottes, un de chaque côté, pour doubler tes chances.

– Mmm. » Harry ouvrit les menottes. « C’était à quel sujet ?

– Rolf Ottersen n’a entendu parler d’aucune visite chez le médecin, ni d’aucun médecin à Bygdøy. Au contraire, ils ont un médecin attitré à Bærum. Je peux discuter avec les jumelles pour savoir si l’une ou l’autre se souvient du médecin, ou on peut appeler les cabinets médicaux à Bygdøy pour faire les vérifications nous-mêmes. Il n’y en a que quatre. Tiens. »

Elle posa un bout de papier jaune sur son bureau. « Ils n’ont pas le droit de donner le nom de leurs patients, fit-il remarquer.

– Je parlerai aux jumelles après l’école.

– Attends », l’arrêta Harry en décrochant pour composer le premier numéro.

Une voix nasale répondit en annonçant le nom du cabinet médical.

« Est-ce que Borghild est là ? » demanda Harry.

Pas de Borghild.

Au second numéro, un répondeur tout aussi nasal l’informa que le cabinet médical ne prenait les messages que dans un créneau horaire large de deux heures, et passé depuis longtemps.

Au quatrième, une voix gazouillante, presque hilare, répondit enfin ce qu’il espérait :

« Oui, c’est moi.

– Bonjour, Borghild, ici l’inspecteur principal Harry Hole, district de police d’Oslo.

– Date de naissance ?

– Un jour de printemps, mais il est question d’une affaire de meurtre. Je suppose que vous avez lu les journaux, aujourd’hui. Je veux savoir si vous avez vu Sylvia Ottersen la semaine dernière ? »

Le silence se fit à l’autre bout du fil.

« Un instant », pria-t-elle.

Harry l’entendit se lever, et attendit. Puis elle revint :

« Désolée, monsieur Hole. Les informations sur les patients font l’objet du secret médical. Et je pense que la police le sait.

– Nous le savons. Mais si je ne me trompe pas, ce sont ses filles qui sont patientes, pas Sylvia.

– Tout comme. Vous demandez des informations qui peuvent révéler indirectement qui est patient ici.

– Je vous rappelle qu’il s’agit d’une affaire de meurtre.

– Je vous rappelle que vous pouvez revenir avec une décision de justice. Nous sommes peut-être plus que moyennement regardants en ce qui concerne les renseignements sur les patients, mais c’est dans la nature de l’affaire.

– Sa nature ?

– Nos spécialités.

– Qui sont ?

– Chirurgie plastique et opérations spéciales. Consultez notre site internet. Kilklinikk point n-o.

– Merci, mais je crois que j’en ai suffisamment appris pour l’instant.

– Si c’est votre impression… »

Elle raccrocha.

« Alors ? s’enquit Katrine.

– Jonas et les jumelles sont allés chez le même médecin, répondit Harry en se renversant dans son fauteuil. Ce qui veut dire que nous sommes sur la voie. »

Harry sentit le rush, ce frémissement qui venait toujours quand il flairait pour la première fois la bête. Et après le rush venait la Grande Obsession. Tout en même temps : amourette et dope, aveuglement et clairvoyance, intelligence et folie. Ses collègues parlaient parfois de tension, mais ça, c’était autre chose. Davantage. Il n’avait jamais parlé à personne de l’Obsession, ni fait aucune tentative pour l’analyser. Il n’avait pas osé. Tout ce qu’il savait, c’était qu’elle l’aidait, l’animait, était son carburant pour le boulot qu’on lui avait attribué. Il n’avait pas envie d’en savoir plus. Vraiment pas.

« Et maintenant ? » voulut savoir Katrine.

Harry ouvrit les yeux et bondit de sa chaise.

« Maintenant, on va faire du shopping. »

 

Le magasin Taste of Africa se trouvait juste à côté de la rue commerçante la plus fréquentée de Majorstua, Bogstadveien. Mais c’était sans compter les quatorze mètres dans la rue secondaire, qui rendaient malgré tout l’endroit excentré.

Une sonnerie retentit au moment où Harry et Katrine entrèrent. Dans la lumière tamisée – ou plus précisément : dans le peu de lumière – il vit des tapis grossièrement noués, dans des couleurs vives, des étoffes ressemblant à des sarongs, de gros coussins à motifs ouest-africains, des petites tables basses et de grandes et fines statues en bois représentant des Massaïs et un assortiment des animaux les plus connus de la savane. Tout paraissait savamment étudié et réalisé ; pas d’étiquetage visible, les couleurs étaient assorties les unes aux autres, et les produits disposés en paires, comme dans l’arche de Noé. En bref, cela ressemblait davantage à une exposition qu’à un magasin. Une exposition un peu poussiéreuse. L’impression fut renforcée par le silence quasi surnaturel quand la porte se referma et la sonnerie cessa de retentir.

« Bonjour ! » cria une voix quelque part dans la boutique.

Harry suivit le son. Dans l’obscurité, tout au fond du local, derrière une énorme girafe en bois et seulement éclairé par un simple spot, il vit le dos d’une femme debout sur une chaise. Elle était sur le point d’accrocher au mur un masque grimaçant, en bois noir.

« C’est à quel sujet ? » demanda-t-elle sans se retourner.

Elle semblait supposer que ce puisse être n’importe quoi, mais pas des clients.

« Nous sommes de la police.

– Ah oui. » La femme se retourna, la lumière du spot tomba sur son visage, et Harry sentit son cœur s’arrêter ; il fit inconsciemment un pas en arrière. C’était Sylvia Ottersen.

« Un problème ? demanda-t-elle tandis qu’une ride apparaissait entre les verres de ses lunettes.

– Qui… êtes-vous ?

– Ane Pedersen », répondit-elle, et au même instant, elle comprit manifestement la raison de la perplexité qu’exprimait Harry : « Je suis la sœur de Sylvia ; nous sommes jumelles. »

Harry se mit à tousser.

« Voici l’inspecteur principal Harry Hole, entendit-il Katrine Bratt dire derrière lui. Et je suis Katrine Bratt. Nous espérions trouver Rolf ici.

– Il est à l’entreprise de pompes funèbres. » Ane Pedersen se tut, et à cet instant précis, tous trois surent ce que les autres pensaient : comment enterre-t-on une tête, en fait ?

« Et vous avez pris le relais », l’aida Katrine.

Ane Pedersen fit un sourire rapide. « Oui. » Elle descendit prudemment de sa chaise, sans s’être débarrassée du masque.

« Masque de cérémonie ou masque d’un esprit ? s’enquit Katrine.

– Masque de cérémonie, répondit-elle. Hutu. Est du Congo. »

Harry regarda sa montre. « Quand revient-il ?

– Je ne sais pas.

– Aucune idée ?

– Je vous dis, je ne…

– C’est vraiment un joli masque, l’interrompit Katrine. Vous êtes allée l’acheter vous-même au Congo, n’est-ce pas ? »

Ane la regarda, sidérée. « Comment le savez-vous ?

– Je vois que vous le tenez de manière à ne couvrir ni les yeux ni la bouche. Vous respectez les esprits.

– Vous vous intéressez aux masques ?

– Un peu », répondit Katrine avant de tendre un doigt vers un masque noir muni de petits bras sur les côtés, et de jambes qui pendaient sur le dessous. Le visage était moitié humain, moitié animal.

« Ce doit être un masque kpelie ?

– Oui. De Côte d’Ivoire. Sénoufo.

– Un masque de juge ? » Katrine passa une main sur les poils graisseux, rêches qui pendaient de la noix de coco, au sommet du masque.

« Eh bien, vous êtes calée, sourit Ane.

– Qu’est-ce qu’un masque de juge ? voulut savoir Harry.

– Exactement ce que ça évoque, répondit Ane. En Afrique, les masques de ce genre ne sont pas des symboles vides. Une personne qui porte un masque comme ça dans la culture Lo reçoit automatiquement tout pouvoir exécutif et législatif. Personne ne met en doute l’autorité de celui qui le porte, c’est le masque en lui-même qui confère le pouvoir.

– Près de la porte, j’ai vu deux masques mortuaires, reprit Katrine. Très chouettes. »

Ane sourit en réponse. « J’en ai d’autres. Ils viennent du Lesotho.

– Je peux les voir ?

– Bien sûr. Attendez un instant. »

Elle disparut, et Harry regarda Katrine.

« Je crois simplement que ça peut valoir le coup de discuter un peu avec elle, répondit-elle à la question qu’il n’avait pas posée. Voir s’il n’y a pas de secret de famille, tu comprends ?

– Pigé. Et tu y arriveras mieux seule.

– Tu as quelque chose à faire…

– Je suis au bureau. Si Rolf Ottersen se pointe, n’oublie pas d’obtenir cette déclaration pour pouvoir contourner le secret médical. »

Avant de sortir, Harry jeta un coup d’œil aux visages humains pareils à du cuir, rétrécis, hurlants, près de la porte. Il supposa que c’étaient des copies.

 

Eli Kvale poussait son caddy entre les rayonnages du magasin ICA près du stade d’Ullevaal. C’était un magasin de belle taille. Un peu plus cher que d’autres mais le choix y était bien meilleur. Elle ne venait pas tous les jours, seulement quand elle avait prévu de préparer quelque chose de bon. Et ce soir-là, l’aîné Trygve, rentrait des États-Unis. Il était en troisième année d’économie dans le Montana, mais n’avait aucun examen cet automne et étudierait à la maison jusqu’en janvier. Andreas partirait directement de la permanence des prêtres et passerait le chercher à Gardermoen [13]. Et elle savait qu’en arrivant à la maison, ils seraient déjà en pleine discussion sur la pêche à la mouche et les promenades en canoë.

Elle se pencha sur le présentoir frigorifique et sentit le froid monter tandis qu’une ombre passait à son niveau. Et sans la voir, elle sut que c’était la même. L’ombre qui était passée à son niveau quand elle était au rayon frais, et au parking quand elle verrouillait la voiture. Ça ne voulait rien dire. C’était juste le passé qui remontait à la surface. Elle s’était résignée à ce que la peur ne doive jamais lâcher prise, même si cela faisait une demi-génération. Arrivée aux caisses, elle choisit la plus longue file, son expérience lui ayant appris que c’était généralement celle qui avançait le plus vite. En tout cas, c’était son expérience. Andreas disait qu’elle se trompait. Quelqu’un vint se placer derrière elle. Alors elle n’était pas la seule à se tromper, songea-t-elle. Elle ne se retourna pas, pensa seulement que la personne derrière elle devait avoir tout un tas de produits surgelés, elle sentait le froid dans son dos.

Mais lorsqu’elle finit par se retourner malgré tout, il n’y avait plus personne. Son regard voulut parcourir les autres files d’attente. Ne commence pas, songea-t-elle. Ne recommence pas.

En sortant, elle s’obligea à marcher lentement pour rejoindre sa voiture, à ne pas regarder autour d’elle ; seulement ouvrir, déposer les achats, s’asseoir et démarrer. Et quand la Toyota remonta à grand-peine les longues côtes vers la maison de Nordberg, elle pensait uniquement à Trygve et au dîner qui devrait être prêt quand ils passeraient la porte.

 

Harry écoutait Espen Lepsvik au téléphone tout en observant les photos de collègues morts. Lepsvik avait déjà monté son groupe, et demandait à Harry l’autorisation d’accès à toutes les données dignes d’intérêt.

« Tu vas obtenir un mot de passe de notre responsable informatique, répondit Harry. Avec ça, tu entres dans le dossier commun “Bonhomme de neige” de l’intranet de la Brigade criminelle.

– Bonhomme de neige ?

– Il fallait bien lui donner un nom.

– OK. Merci, Hole. À quelle fréquence veux-tu que je te tienne au courant ?

– Seulement quand tu as quelque chose. Et, Lepsvik ?

– Oui ?

– Piétine partout, mais loin des plates-bandes.

– Et les plates-bandes, qu’est-ce que c’est, exactement ?

– Tu te concentres sur les tuyaux, les témoins et les gens dont le casier en fait des tueurs en série potentiels. C’est là qu’il y a le plus gros boulot. »

Harry savait ce que pensait l’enquêteur chevronné du KRIPOS : le boulot de merde.

Lepsvik toussota : « Alors on est d’accord : il y a un lien entre les disparitions ?

– On n’a pas besoin d’être d’accord. Fais comme tu le sens.

– Super. »

Harry raccrocha et regarda l’écran de PC devant lui. Il était entré sur la page web que Borghild lui avait conseillée, et avait vu des photos de beautés et d’hommes aux allures de mannequins dont le visage et le corps étaient semés de pointillés évoquant les endroits où leur apparence parfaite pourrait quand même – si on le souhaitait – être rectifiée. Idar Vetlesen en personne lui souriait depuis une photo, ressemblant à s’y méprendre à ses modèles.

Sous la photo d’Idar Vetlesen, il y avait eu la liste des diplômes et cours à longs noms en français et en anglais qui, à ce qu’en savait Harry, avaient été expédiés en deux mois, mais donnaient le droit d’ajouter de nouvelles abréviations latines à votre titre de docteur. Il avait cherché le nom d’Idar Vetlesen sur Google, et était tombé sur des listes de résultats de ce qu’il pensa être des compétitions de curling ainsi qu’une vieille page web de son ancien lieu de travail, la clinique de Marienlyst. C’est quand il vit le nom à côté de celui d’Idar Vetlesen qu’il pensa que c’est probablement vrai : la Norvège est un si petit pays qu’il suffit de deux relations communes pour que tout le monde se connaisse.

Katrine Bratt entra et se laissa tomber avec un gros soupir dans le fauteuil en face de Harry. Elle croisa les jambes.

« Tu crois que c’est vrai, que les gens beaux sont plus attachés à la beauté que les laids ? demanda Harry. Est-ce pour cette raison que les beaux s’arrangent physiquement ?

– Je ne sais pas. Mais il doit y avoir une espèce de logique là-dedans. Les gens qui ont un QI élevé y attachent tellement d’importance qu’ils ont créé leur propre club, n’est-ce pas ? On se focalise sur ce que l’on a. Je parie que tu es assez fier de tes talents d’enquêteur.

– Tu veux dire ma capacité à piéger les rats ? Ce don inné pour coffrer des gens souffrant de maladies mentales, de toxicomanies diverses, d’un intellect bien en dessous de la moyenne et ayant eu une enfance bien plus merdique que la moyenne ?

– Alors on n’est que des dératiseurs ?

– Ouaip. Et voilà pourquoi on est si contents les rares fois où une affaire comme celle-là arrive sur le tapis. La possibilité de prendre du gros gibier, d’abattre un lion, un éléphant, un putain de dinosaure. »

Katrine ne rit pas ; au contraire, elle hocha gravement la tête.

« Qu’avait la jumelle de Sylvia à raconter ?

– J’ai failli devenir une amie, soupira Katrine en joignant les mains autour d’un genou en collant.

– Dis voir.

– Eh bien… », commença-t-elle, et Harry nota son propre « Eh bien » dans la bouche de la jeune femme. « Ane m’a raconté que Sylvia, comme Rolf, trouvaient que Rolf avait été le plus chanceux quand ils s’étaient rencontrés. Alors que tout leur entourage pensait que c’était le contraire. Rolf venait de terminer ses études d’ingénieur à l’École supérieure technique de Bergen. Il avait rejoint Oslo et trouvé un boulot chez Kvaerner. Sylvia était certainement le genre à se réveiller tous les matins avec une nouvelle idée sur ce qu’elle allait être. Elle avait une demi-douzaine de débuts de DEUG dans des domaines totalement différents, et n’était jamais restée au même poste plus d’un an. Elle était insupportable, colérique et gâtée, une socialiste radicale attirée par des courants de pensée qui prêchaient l’extermination du moi. Ses rares amies la manipulaient, et les hommes à qui elle se liait s’en allaient au bout de peu de temps parce qu’ils n’en pouvaient plus. Sa sœur pense que Rolf est tombé amoureux parce que Sylvia représentait le contraire absolu. Lui avait suivi les traces de son père, était devenu ingénieur et venait d’une famille qui croyait à la main invisible et bénéfique du capitalisme, et au bonheur bourgeois. Sylvia pensait que la civilisation occidentale était matérialiste, que nous étions corrompus en tant qu’êtres humains, que nous avions oublié notre véritable identité et notre source de bonheur. Et que je ne sais quel roi d’Éthiopie était la réincarnation du Messie.

– Hailé Sélassié, répondit Harry. La foi rastafari.

– Tu en sais, des choses…

– Les disques de Bob Marley. Bon, ça explique peut-être le lien avec l’Afrique.

– Peut-être. » Katrine changea de position dans son fauteuil, la jambe gauche sur la droite, à présent, et Harry dirigea son regard ailleurs. « En tout cas, Rolf et Sylvia ont pris une année sabbatique et ont fait le tour de l’Afrique de l’Ouest. Ç’a été un voyage initiatique pour l’un comme pour l’autre. Rolf a découvert que sa vocation était d’aider l’Afrique à se remettre sur pied. Sylvia, qui avait un énorme drapeau éthiopien tatoué dans le dos, a découvert que la personne la plus proche de soi, c’est soi-même, en Afrique aussi. Alors ils ont monté Taste of Africa. Rolf pour aider un continent pauvre, Sylvia parce que la combinaison d’import à bon marché et d’aide de l’État ressemblait à de l’argent facile. Exactement comme quand elle a été prise avec un sac à dos plein de marijuana à la douane de Fornebu, en revenant de Lagos.

– Tiens donc.

– Sylvia a écopé d’une courte peine avec sursis parce qu’elle a réussi à faire croire qu’elle ne savait pas ce que contenait ledit sac, qu’elle l’avait accepté d’une famille comme un service rendu d’ami à ami pour le compte d’un Nigérian vivant en Norvège.

– Mmm. Quoi d’autre ?

– Ane aime bien Rolf. Il est gentil, attentionné et il adore les enfants. Mais à coup sûr complètement aveugle en ce qui concernait Sylvia. À deux reprises, elle s’est amourachée d’autres hommes et a quitté Rolf et les enfants. Mais ces hommes l’ont quittée, et chaque fois, Rolf l’a accueillie de nouveau les bras ouverts.

– Comment le retenait-elle, à ton avis ? »

Katrine Bratt fit un sourire presque triste et son regard se perdit dans le vide pendant que sa main passait sur le bord de sa jupe : « Comme toujours, je parie. Personne n’arrive à quitter quelqu’un avec qui il s’éclate au plumard. On a beau essayer, on revient toujours. On est simple, de ce point de vue-là, non ? »

Harry hocha lentement la tête. « Et les hommes qui l’ont quittée pour ne pas revenir ?

– Les hommes, c’est différent. Petit à petit, certains sont pris de la crainte de la prestation. »

Harry la regarda. Et décida de ne pas poursuivie sur ce thème.

« Tu as rencontré Rolf Ottersen ?

– Oui, il est arrivé dix minutes après ton départ. Et il avait meilleure mine que la dernière fois. Il n’avait jamais entendu parler de la clinique chirurgicale de Bygdøy, mais il a signé la déclaration demandant au médecin de lever le secret médical. » Elle déposa une feuille pliée en quatre sur la table.

 

Un vent glacial soufflait sur les tribunes basses de Valle Hovin, d’où Harry regardait les patineurs qui tournaient sur la piste. Depuis un an, la technique d’Oleg s’était adoucie et avait gagné en efficacité. Chaque fois que son copain augmentait la cadence et menaçait de passer devant, Oleg approfondissait le mouvement, donnait un peu plus de puissance dans le coup de pied arrière et reprenait tranquillement de l’avance.

Harry appela Espen Lepsvik et ils se mirent au courant. Harry apprit qu’une berline Sombre avait été observée entrant dans Hoffsveien tard le soir où Birte avait disparu. Et qu’elle était revenue par le même chemin peu de temps après.

« Berline sombre, frissonna Harry avec mauvaise humeur. Tard le soir.

– Oui, je sais que ça ne fait pas lourd », soupira Lepsvik.

Harry fourra le téléphone dans sa poche de blouson, et remarqua que quelque chose lui masquait un projecteur.

« Désolé d’être en retard. »

Il leva les yeux sur le visage souriant, jovial, de Mathias Lund-Helgesen. L’envoyé de Rakel s’assit : « Tu es un sportif d’hiver, Harry ? »

Harry songea que Mathias avait ce regard direct qui vous voyait, et une expression si fervente qu’il donnait l’impression d’écouter même quand il parlait.

« Pas particulièrement. Un peu de patinage. Et toi ? »

Mathias secoua la tête. « Mais j’ai décidé que le jour où l’œuvre de ma vie serait achevée et que je serais si malade que je ne voudrais plus vivre, je prendrais l’ascenseur jusqu’au sommet de cette tour de saut, sur cette butte, là. »

Il pointa un pouce par-dessus son épaule, et Harry n’eut pas besoin de se retourner. Le tremplin de Holmenkollen. Le monument le plus aimé d’Oslo, et le plus mauvais tremplin de saut à ski, était visible de n’importe où en ville.

« Alors je sauterai. Pas en ski, mais de la tour.

– Théâtral.

– Quarante mètres de chute libre, sourit Mathias. Terminé en quelques secondes.

– Pas quelque chose qui soit dans un avenir proche, j’espère.

– Avec le niveau d’anti-SCL-70 que j’ai dans le sang, on ne sait jamais, rit âprement Mathias.

– Anti-SCL-70 ?

– Bon, les anticorps, c’est bien, mais on devrait toujours se méfier quand ils apparaissent. Ils ne sont pas là pour rien.

– Mmm. Mais je croyais que le suicide était une pensée hérétique pour un médecin.

– Personne ne sait mieux que les médecins ce que la maladie a à proposer. Je m’appuie sur le stoïcien Zénon, qui disait que le suicide est une action respectable quand la maladie rend la mort plus attirante que la vie. À quatre-vingt-dix-huit ans, il s’est démis le gros orteil. Ça l’a tellement déstabilisé qu’il est rentré chez lui et s’est pendu.

– Alors pourquoi ne pas se pendre au lieu de se donner le mal de grimper tout en haut du tremplin de Holmenkollen ?

– Mouais, c’est comme si la mort devait être un hommage à la vie. En plus, je dois avouer que j’aime bien l’idée de la publicité que ça ferait. Mes recherches n’attirent guère l’attention, je le crains. » Le rire jovial de Mathias fut couvert par le son de rapides coups de patins. « D’ailleurs, désolé d’avoir acheté de nouveaux patins de course à Oleg. Rakel ne m’a dit qu’après que tu avais prévu de lui acheter des patins pour son anniversaire.

– Pas de problème.

– Il aurait préféré que ce soit toi qui les lui offres, tu sais. »

Harry ne répondit pas.

« Je t’envie, Harry. Tu peux être là et lire ton journal, passer des coups de fil sur ton mobile, parler à d’autres personnes, pour lui, il suffit que tu sois là. Quand je crie, j’encourage, je donne des conseils et quand je fais tout ce que doit faire un bon père, tel que c’est écrit dans les livres, ça ne fait que le mettre en rogne. Tu savais qu’il affûte ses patins tous les jours, parce que c’est ce que tu faisais ? Et jusqu’à ce que Rakel exige que les patins soient entreposés à l’intérieur, il insistait pour qu’ils soient dehors, sur l’escalier, parce que tu avais dit un jour que l’acier des patins doit être maintenu au froid. Tu es son modèle, Harry. »

Harry frissonna à cette idée. Mais quelque part loin en lui – non, pas si loin – cela le réjouissait d’entendre ça. Parce qu’il était un minable jaloux qui avait lancé une sorte de malédiction sur les tentatives de Mathias pour gagner Oleg.

Mathias tripota un bouton de son manteau.

« Ce qui est curieux avec les enfants, en ces temps de divorce, c’est leur attachement à leurs origines. De voir à quel point un nouveau père ne peut pas remplacer le père véritable.

– Le véritable père d’Oleg vit en Russie.

– Sur le papier, oui, répondit Mathias avec un sourire en coin. Mais il n’en est sûrement pas ainsi dans la réalité, Harry. »

Oleg passa et leur fit un signe à tous les deux. Mathias lui rendit son salut.

« Tu as travaillé avec un médecin qui s’appelle Idar Vetlesen », commença Harry.

Mathias le regarda, étonné. « Idar, oui. À la clinique de Marienlyst. Fichtre, tu connais Idar ?

– Non, j’ai cherché son nom sur Google, et j’ai trouvé une vieille page avec les médecins employés à la clinique. Et là, il y avait ton nom.

– Ça fait plusieurs années, maintenant, mais on s’est bien amusés à la clinique de Marienlyst. Elle a été créée à un moment où tout le monde pensait que tout établissement de santé privé était voué à gagner beaucoup d’argent. Et elle a fermé quand on s’est rendu compte que ce n’était pas le cas, tiens.

– Vous avez fait faillite ?

– “Liquidé”, je crois que c’est le mot qui a été employé. Tu es un patient d’Idar ?

– Non. Son nom est apparu en liaison avec une affaire. Tu peux me dire quel genre de mec c’est ?

– Idar Vetlesen ? » Mathias rit « Oui, là-dessus, je peux dire pas mal de choses. On a étudié ensemble, et on a fait partie du même groupe pendant des années.

– Ça veut dire que vous ne vous voyez plus ? »

Mathias haussa les épaules. « On devait être assez différents, Idar et moi. La plupart des gars de notre groupe d’étudiants en médecine devaient voir la profession de docteur comme… mouais, comme une vocation. Mais pas Idar. Il avait vraiment l’air de faire médecine parce que c’était un métier très respecté. En tout cas, j’admire son honnêteté.

– C’est important d’obtenir le respect pour Idar Vetlesen ?

– L’argent aussi, évidemment. Personne n’a été étonné quand Idar s’est mis à la chirurgie plastique. Ou quand il s’est retrouvé dans une clinique pour une clientèle de gens riches et célèbres. Il a toujours été attiré par ces gens-là. Il veut être comme eux, se mouvoir dans leur sphère. Le problème, c’est qu’Idar en fait toujours un peu trop. J’imagine ces célébrités qui lui sourient en face, mais qui le qualifient dans son dos de merde collante et prétentieuse.

– Tu veux dire que c’est une personne prête à aller loin pour atteindre ses objectifs ? »

Mathias réfléchit. « Idar a toujours été à la recherche de ce qui pouvait lui apporter la renommée. Le problème, ce n’est pas qu’Idar ne soit pas doué de ses mains, c’est qu’il n’a jamais trouvé son grand projet. La dernière fois que je lui ai parlé, il avait l’air frustré... oui, presque déprimé.

– Serait-ce imaginable qu’il ait pu trouver un projet susceptible de lui apporter la renommée ? Quelque chose en dehors de la médecine, par exemple ?

– Je n’y avais pas pensé, mais peut-être. Ce n’est pas précisément un médecin-né.

– Comment ça ?

– De la même façon qu’Idar admire les gagnants, il méprise les faibles et les malades. Il n’est pas le seul médecin à être dans ce cas, mais le seul à le dire ouvertement. » Matthias rit. « Les autres du groupe, nous avons commencé en idéalistes bruyants, et à un moment donné, ce sont les postes de médecin-chef qui ont pris le dessus en matière de préoccupations, avec le remboursement du nouveau garage et les heures supplémentaires. Au moins, Idar n’a trahi aucun idéal : il était comme ça dès le début. »

 

Idar Vetlesen éclata de rire. « Mathias a réellement dit ça ? Que je n’avais trahi aucun idéal ? »

Il avait un beau visage, presque féminin, avec des sourcils si fins qu’on les aurait crus épilés, et des dents si blanches et régulières qu’on pouvait les soupçonner de ne pas être d’origine. Sa peau semblait douce et retouchée, ses cheveux étaient épais, leur pli plein de vigueur. En clair, il faisait nettement moins que ses trente-sept ans.

« Je ne sais pas ce qu’il entendait par là », mentit Harry.

Ils occupaient chacun un fauteuil dans la bibliothèque d’une grande villa blanche du vieux modèle vénérable de Bygdøy. Sa maison d’enfance, lui avait expliqué Idar Vetlesen en guidant Harry à travers deux grands salons et dans une pièce aux murs couverts de livres. Mikkjel Fønhus. Kjell Aukrust. Le délégué, d’Einar Gerhardsen. Une littérature large, populaire, et des bibliographies politiques. Une étagère entière d’éditions jaunies de Det Beste. Harry n’avait pas vu un seul titre postérieur à 1970.

« Oh, je vois ce qu’il entendait par là », gloussa Idar.

Harry se doutait de ce que Mathias voulait dire en déclarant qu’eux deux s’étaient bien amusés à la clinique de Marienlyst : ils rivalisaient sans doute pour savoir qui rirait le plus.

« Mathias, cet heureux démon. Un saint, je veux dire. Non, bordel, je veux dire les deux. » Le rire d’Idar Vetlesen coassa. « Ils disent ne pas croire en Dieu, mais certains de mes collègues sont des arrivistes moraux terrorisés qui accumulent les bonnes actions parce qu’au fond d’eux-mêmes, ils ont une pétoche bleue d’aller brûler en enfer.

– Et vous, non ? » demanda Harry.

Idar haussa l’un de ses sourcils joliment dessinés, et posa un regard intéressé sur Harry. Il portait une paire de chaussons bleu clair à lacets lâches, un jean et un polo blanc orné d’un joueur de polo sur le sein gauche. Harry ne parvenait pas à se rappeler le nom de la marque, si ce n’est que pour une raison ou pour une autre, il la reliait à des types ennuyeux.

« Je viens d’une famille où les choses étaient concrètes, inspecteur. Mon père était chauffeur de taxi. Nous croyons ce que nous voyons.

– Mmm. Belle maison pour un chauffeur de taxi.

– Il était propriétaire de taxi, il avait trois licences. Mais ici, à Bygdøy, quelqu’un qui conduit un taxi est et reste un subalterne, un plébéien. »

Harry regarda le médecin et essaya de déterminer s’il marchait au speed ou à d’autres cachets. Vetlesen était renversé dans son fauteuil, d’une façon presque exagérément détendue, comme pour dissimuler de l’agitation ou de l’excitation. Harry avait pensé la même chose en appelant pour expliquer que la police désirait la réponse à quelques questions, et quand Idar Vetlesen l’avait invité chez lui avec ce qui ressemblait presque à de l’exubérance.

« Mais vous ne vouliez pas conduire un taxi, reprit Harry. Vous vouliez… embellir les gens ? »

Vetlesen sourit.

« Vous pouvez dire que je mets en vente mes services sur le marché de la coquetterie. Ou que je répare l’aspect extérieur des gens pour soulager la souffrance à l’intérieur. Choisissez. Je m’en fous. » Vetlesen rit comme s’il avait escompté une réaction choquée de la part de Harry. Voyant que celle-ci ne venait pas, il donna à son visage une expression plus grave. « Je me vois comme un sculpteur. Je n’ai aucune vocation. J’aime changer l’apparence, former les visages. J’ai toujours aimé ça. Je suis bon pour ça, et les gens me paient pour. C’est tout.

– Mmm.

– Mais ça ne veut pas dire que je n’ai aucun principe. Et le devoir de réserve en est un. »

Harry ne répondit pas.

« J’ai discuté avec Borghild, reprit-il. Je sais ce que vous voulez, inspecteur. Et je comprends qu’il s’agit d’une affaire importante. Mais je ne peux pas vous aider. Je suis lié par le secret médical.

– Plus maintenant. » Harry tira une feuille pliée en quatre de sa poche intérieure et la posa sur la table entre eux. « Voici une déclaration signée par le père des jumelles, qui vous en dispense. »

Idar secoua la tête. « Ça ne change rien. » Harry fronça les sourcils, surpris. « Ah ?

– Je ne peux pas dire qui est venu chez moi pour y dire quoi, mais de façon générale, je peux dire que ceux qui viennent chez le médecin avec leurs enfants sont protégés par le secret médical vis-à-vis de leur époux aussi, s’ils le désirent.

– Pourquoi Sylvia Ottersen aurait-elle dissimulé à son mari qu’elle était venue avec les jumelles ?

– Notre pratique peut sembler rigide. Mais n’oubliez pas que beaucoup de nos clients sont des gens connus, exposés à la rumeur et à une publicité non désirée. Allez à la Kunstnernes Hus un vendredi soir, et regardez autour de vous. Vous n’avez pas idée du nombre de ceux qui se sont fait rectifier un petit peu par-ci, par-là, dans ma clinique. Et qui s’évanouiraient rien qu’à l’idée que l’on sache qu’ils sont venus. Notre renommée est bâtie sur la discrétion. S’il apparaissait que nous sommes désinvoltes avec les données personnelles des clients, les conséquences seraient catastrophiques pour la clinique. Je suis sûr que vous comprenez.

– Nous avons deux victimes de meurtre, et un seul dénominateur commun : elles sont toutes les deux venues dans votre établissement.

– Je ne veux ni ne peux le confirmer. Mais admettons que ce soit le cas, à titre d’hypothèse. » Vetlesen agita une main en l’air devant lui. « Et alors ? La Norvège est un pays comptant peu d’habitant, encore moins de médecins. Vous savez de combien de poignées de main il s’en faut que nous nous soyons tous salués ? La coïncidence qu’elles soient allé voir le même médecin n’est pas plus extraordinaire que la probabilité de s’être retrouvées dans le même tram à un moment donné. Jamais rencontré des ami dans le tram ? »

Harry ne put pas se remémorer une seule fois où cela s’était produit. Mais il ne prenait pas souvent le tram.

« Ça fait un bien long trajet en voiture pour s’entendre dire que vous ne voulez rien me raconter, déplora Harry.

– Désolé. Je vous ai invité parce que je supposais que c’était ça ou une convocation à l’hôtel de police. Où en ce moment même, la presse est de garde vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour contrôler les entrées et les sorties. Merci, je les connais, ceux-là…

– Vous savez que je peux obtenir une décision de justice qui lèvera le secret médical ?

– Pas de souci. La clinique travaille en terrain sûr. Mais en attendant… »

Il se dessina une fermeture Éclair imaginaire sur la bouche.

Harry remua dans son fauteuil. Il savait qu’Idar savait qu’il savait. Que pour obtenir des juges la levée du secret médical, même dans une affaire de meurtre, il fallait des indices prouvant que les informations du médecin étaient importantes. Et qu’avaient-ils ? Comme le disait Vetlesen lui-même : une rencontre dans le tram. Harry ressentit le besoin de faire quelque chose. Boire un verre. Ou soulever de la fonte. Lourde, et longtemps. Il inspira :

« Quoi qu’il en soit, je suis contraint de vous demander où vous étiez les 3 et 5 novembre au soir.

– Je m’en doutais, sourit Vetlesen. Alors j’ai réfléchi. J’étais ici, avec… oui, d’ailleurs, la voici. »

Une femme d’un certain âge, aux cheveux gris pendant comme un rideau autour de sa tête, entra dans la pièce à petits pas feutrés en tenant un plateau d’argent sur lequel deux tasses de café tintaient de façon menaçante. Son visage exprimait la même chose que si elle avait été chargée d’une croix et d’une couronne d’épines. Elle jeta un coup d’œil à son fils, qui bondit instantanément pour lui prendre le plateau des mains.

« Merci, maman.

– Attache tes lacets. » Elle se tourna légèrement vers Harry. « Quelqu’un va-t-il m’informer de qui va et vient dans ma maison ?

– C’est l’inspecteur principal Hole, maman. Il se demande où j’étais hier soir et il y a trois jours, le soir aussi. »

Harry se leva et tendit la main.

« Bien sûr que je me souviens, répondit-elle en gratifiant Harry d’une mine résignée et d’une main osseuse constellée de taches de vieillesse. Hier, nous avons regardé ce débat auquel participait ton ami de curling. Et je n’ai pas apprécié ce qu’il a dit sur la famille royale. Comment s’appelle-t-il, déjà ?

– Arve Støp », soupira Idar.

La vieille dame se pencha vers Harry. « Il a dit que nous devrions laisser tomber toute la dynastie. Vous imagineriez pouvoir dire quelque chose d’aussi affreux ? Où en serions-nous, s’il n’y avait pas eu la famille royale pendant la guerre ?

– Exactement où nous en sommes, répondit Idar. Un chef d’État a rarement fait aussi peu durant une guerre. Et il a aussi dit que le large soutien à la monarchie est la preuve définitive que la plupart des gens croient aux trolls et aux elfes.

– N’est-ce pas effrayant ?

– Absolument, maman », sourit Idar en posant une main sur son épaule. Au même instant, il fit mine de voir l’heure sur une Breitling qui paraissait grosse et massive sur son fin poignet. « Holà ! Il faut que j’y aille, Hole. Ne tardons pas avec ce café. »

Harry secoua la tête et fit un sourire à Mme Vetlesen.

« Il est certainement très bon, mais j’aimerais le savourer. »

Elle poussa un gros soupir, bougonna quelques mots inaudibles et repartit à pas traînants.

Quand Idar et Harry furent dans l’entrée, Harry se retourna.

« Qu’entendiez-vous par “heureux” ?

– Excusez-moi ?

– Vous avez dit que Mathias Lund-Helgesen était non seulement un saint, mais un heureux démon ?

– Ah, ça ! Juste la bonne femme qu’il s’est trouvée. Sinon, Mathias est un type assez modeste dans le domaine, mais elle a sans doute eu quelques mecs déplorables dans son existence. Elle devait avoir besoin d’une poire comme lui. Mais ne dites pas à Mathias que j’ai dit ça. Ou plutôt, vous pouvez le dire.

– Et savez-vous ce que sont les anti-SCL-70 ?

– Ce sont des anticorps dans le sang. Qui peuvent indiquer une sclérodermie. Vous connaissez quelqu’un qui en a ?

– Je ne sais même pas ce que c’est qu’une sclérodermie. » Harry sut qu’il devait laisser filer. Il voulait laisser filer. Mais il n’y parvint pas : « Alors Mathias a dit qu’elle avait eu des mecs déplorables ?

– Mon interprétation. Saint Mathias n’utilise pas des mots comme “déplorable” à propos des gens : à ses yeux, les gens ont tous un potentiel à améliorer. » Le rire d’Idar Vetlesen se répercuta vers l’intérieur des salons obscurs.

Après avoir remercié, remis ses boots et être ressorti, Harry se retourna et vit – au moment où la porte se refermait – qu’Idar s’était penché pour rattacher ses lacets.

Sur le chemin du retour, Harry appela Skarre, lui demanda d’imprimer la photo de Vetlesen trouvée sur la page web de la clinique et de passer à la section des Stups pour essayer de savoir si certaines des taupes l’avaient vu acheter du speed.

« Dans la rue ? demanda Skarre. Les médecins n’ont pas tous ça dans leur armoire à pharmacie ?

– Si, mais les procédures sur la détention de toxiques sont si strictes qu’un médecin préfère acheter ses amphétamines à un dealer de Skippergata. »

Ils raccrochèrent, et Harry appela Katrine au bureau.

« Rien pour l’instant, l’informa-t-elle. Je m’en vais. Tu rentres ?

– Oui. » Harry hésita. « Que penses-tu de la possibilité d’obtenir une décision de justice qui libérerait Vetlesen du secret médical ?

– Avec ce que l’on a ? Je peux évidemment mettre une jupe super-courte, passer au palais de justice et trouver un juge dans la bonne tranche d’âge. Mais honnêtement, je crois qu’il vaut mieux oublier.

– D’accord. »

Harry mit le cap sur Bislett. Et pensa à son appartement vide démonté. Il regarda l’heure. Se ravisa et vira pour descendre Pilestredet, vers l’hôtel de police.

Il était deux heures du matin quand Harry eut de nouveau une Katrine tout ensommeillée au bout du fil.

« Qu’est-ce qu’il y a, à présent ? voulut-elle savoir.

– Je suis au bureau, j’ai regardé ce que tu as. Tu as dit que toutes les disparues avaient mari et enfant. Je crois qu’il peut y avoir quelque chose, là.

– Quoi donc ?

– Aucune idée, je devais simplement me l’entendre dire à voix haute, à quelqu’un. Pour pouvoir déterminer si ça sonne bête.

– Et ça sonne comment ?

– Bête. Bonne nuit. »

 

Eli Kvale était étendue les yeux grands ouverts. À côté d’elle, Andreas respirait lourdement, en toute quiétude. Un rayon de lune tombait entre les rideaux, sur le mur et le crucifix acheté pendant leur voyage de noces à Rome. Par quoi avait-elle été réveillée ? Était-ce Trygve, était-il debout ? Le dîner et la soirée s’étaient déroulés tels qu’elle l’avait espéré. Elle avait regardé ces visages heureux, brillants dans la lumière des bougies, et tout le monde avait parlé en même temps, tant on avait à raconter ! Surtout Trygve. Et quand il avait parlé du Montana, de ses études et de ses amis là-bas, elle s’était tue et avait juste regardé ce garçon, ce jeune homme, sur le point de devenir adulte, de devenir ce qu’il voulait être, de se choisir une vie. C’était ce qui la rendait la plus heureuse : qu’il puisse choisir. Ouvertement, librement. Pas comme elle. Pas dans le secret, à couvert.

Elle entendait la maison grincer, les murs murmurer.

Mais il y avait eu un autre bruit, un bruit étranger. Un bruit du dehors.

Elle se leva de son lit, alla à la fenêtre et jeta un coup d’œil entre les rideaux. Il avait neigé. Les pommiers avaient maintenant des branches poilues, et le clair de lune se reflétait dans la fine couche blanche sur le sol, faisant ressortir tous les détails du jardin. Son regard glissa du portail jusqu’au garage, ne sachant pas trop ce qu’il cherchait. Avant de s’arrêter. Surprise, effrayée, elle inspira. Ne recommence pas, se dit-elle. Ce doit être Trygve. Il souffre du décalage horaire, il n’arrive pas à dormir et il est sorti. Les empreintes allaient du portail jusque sous la fenêtre à laquelle elle se trouvait. Telle une ligne de points noirs dans la mince couche de neige. Un silence étudié, avant les mots.

Aucune trace ne repartait.