CHAPITRE 12
Jour 7. La conversation
« L’un des gars des Stups l’a reconnu, annonça Skarre. Quand je lui ai montré la photo de Vetlesen la taupe m’a dit qu’il l’avait vu plusieurs fois à l’angle de Skippergata-Tollbugata.
– Qu’est-ce qu’il y a, à cet endroit ? » s’enquit Gunnar Hagen, qui avait insisté pour pouvoir assister à la réunion matinale de ce lundi, dans le bureau de Harry.
Skarre regarda Hagen d’un air incertain, comme pour vérifier si l’ASP plaisantait.
« Des dealers, des putes, des clients, répondit-il. C’est leur nouveau coin après que nous les avons chassés de Plata.
– Uniquement là ? s’étonna Hagen en pointant le menton. On m’a dit qu’ils étaient plus disséminés, maintenant.
– C’est le centre, en quelque sorte. Mais c’est clair, on les trouve aussi en descendant vers la Bourse, et en remontant vers la Banque de Norvège. Autour du musée Astrup Fearnley, de la Garnie Loge et du café Bymisjon… » Il s’arrêta quand Harry bâilla bruyamment.
« Sorry, s’excusa innocemment Harry. Ç’a été un week-end fatigant. Continue.
– La taupe ne se rappelait pas de l’avoir vu acheter de la came. Il disait que Vetlesen traînait au Leon. »
Au même instant, Katrine Bratt passa la porte. Ses cheveux étaient en bataille, elle était pâle et avait de petits yeux, mais elle claironna un « bonjour » satisfait et berguénois en regardant autour d’elle à la recherche d’un siège. Bjørn Holm bondit du sien, fit un large geste de la main et alla en chercher un autre.
« Leon, dans Skippergata ? demanda Hagen. C’est un endroit où ils vendent des stupéfiants ?
– C’est bien possible, répondit Skarre. Mais j’ai vu plusieurs putes noires y entrer, alors ce doit être ce qu’on appelle un institut de massage.
– Peu de chances, objecta Katrine Bratt, qui leur tournait le dos tandis qu’elle suspendait son manteau au perroquet. Les instituts de massage font partie intégrante du marché intérieur, et ce sont les Vietnamiens qui le contrôlent, maintenant. Ils restent en périphérie, dans des zones résidentielles qui ne paient pas de mine, emploient des nanas asiatiques discrètes et se tiennent à l’écart du territoire du marché extérieur africain.
– Il me semble avoir vu une affiche pour des chambres pas chères à l’extérieur de cet endroit, intervint Harry. Quatre cents couronnes la nuit.
– Justement, répondit Katrine. Ils ont de petites chambres qui, sur le papier, se louent pour vingt-quatre heures mais en pratique, à l’heure. Argent noir : les clients n’exigent pas vraiment de reçu. Et filles noires. Et maquereau noir. Mais le proprio de l’hôtel, qui gagne le plus, est blanc.
– Elle est drôlement au courant ricana Skarre à l’attention de Hagen. Curieux que les Mœurs, à Bergen, en sachent autant sur les maisons closes d’Oslo.
– C’est sûrement partout pareil, répondit Katrine. Tu veux parier contre quelque chose que j’ai raison ?
– Le proprio est paki. Deux cents.
– Tope là.
– Eh bien, s’exclama Harry en tapant dans ses main. Pourquoi sommes-nous ici ? »
Le propriétaire de l’hôtel Leon s’appelait Børre Hansen, venait de Sotør et avait une peau aussi grisâtre que la neige fondante que ses soi-disant clients traînaient sous leurs pieds et qu’ils abandonnaient devant le comptoir orné du panneau marqué RESPETION en lettres noires. Puisque ni la clientèle ni Børre ne se souciaient particulièrement de l’orthographe, l’écriteau trônait là sans avoir été contesté depuis que Børre était là : quatre ans. Auparavant, il avait parcouru la Suède en long, en large et en travers en vendant des photos, s’était arrêté à Svinesund et essayé au commerce frontalier de films X mis au rebut, et avait attrapé un accent moitié musicien de dancing, moitié prédicateur. C’est à Svinesund qu’il avait rencontré Natacha, une danseuse nue russe, et c’est à grand-peine qu’ils avaient échappé à son manager russe. Natacha avait pris un nouveau nom et vivait à présent chez Børre, à Oslo. Il avait repris le Leon à trois Serbes qui, pour des raisons diverses, ne pouvaient plus rester sur le territoire, et continué là où ils en étaient restés dans la mesure où il n’y avait eu aucune raison de changer le concept : location de chambres pour de courtes – souvent très courtes – durées. Les revenus étaient en grande partie sous forme de liquide, et les clients n’étaient pas exigeants en matière de standard et d’entretien. C’était une exploitation valable. Une exploitation qu’il n’avait aucun intérêt à perdre. En conséquence de quoi il vouait déjà une certaine antipathie aux deux personnes devant lui, et surtout à leurs cartes nominatives.
Le grand type à la courte brosse posa une photo sur le comptoir. « Vu ce mec ? »
Børre Hansen secoua la tête, soulagé que ce ne soit pas après lui qu’ils en aient, finalement.
« Sûr ? » insista l’homme en posant les coudes sur le comptoir et en se penchant.
Børre regarda une fois de plus la photo et se dit qu’il aurait dû jeter un coup d’œil plus attentif à la carte nominative : ce gars-là ressemblait davantage aux junkies qui traînaient dans les rues qu’à un policier. Et la fille derrière lui n’avait pas non plus la dégaine d’une femme policier. Certes, elle avait ce regard dur, ce regard de pute, mais tout le reste en elle faisait dame, cent pour cent dame. Si elle avait trouvé un mac qui ne la rackette pas, elle aurait pu quintupler ses revenus, au bas mot.
« Nous savons que tu gères un bordel, ici, assena le policier.
– Je gère un hôtel tout ce qu’il y a de légal. J’ai une licence et tous les papiers en ordre. Vous voulez voir ? » Børre pointa un index vers le petit bureau, juste derrière la réception.
Le policier secoua la tête.
« Tu loues des chambres à des putes et à leurs clients. C’est interdit par la loi.
– Écoutez », répondit Børre, avant de déglutir. La conversation avait pris le tour qu’il redoutait. « Je ne me mêle pas de ce que mes clients font, tant qu’ils me règlent ce qu’ils me doivent.
– Mais moi, si, répliqua le policier à voix basse. Regarde un peu mieux la photo. »
Børre regarda. Le cliché avait dû être pris quelques années auparavant, car il avait l’air très jeune. Jeune et insouciant, sans trace de désespoir, d’égarement.
« La dernière fois que j’ai vérifié, la prostitution n’était pas illégale en Norvège, objecta Børre Hansen.
– Non, approuva la femme policier. Mais gérer un bordel, si. »
Børre Hansen fit de son mieux pour afficher une expression indignée.
« Comme tu le sais, à intervalles réguliers, la police est obligée de contrôler que la législation sur les hôtels est bien respectée, reprit le policier. Comme par exemple qu’il y a des issues de secours dans toutes les chambres, en cas d’incendie.
– Conservation autorisée des formulaires d’enregistrement pour les clients étrangers, enchaîna la femme policier.
– Fax pour les demandes entrantes de la police.
– Comptabilité de la TVA. »
Ils brûlaient. Ce fut le policier qui porta le coup de grâce.
« Nous envisageons d’envoyer l’Økokrim [14] pour qu’ils contrôlent les comptes arrêtés vis-à-vis des personnes que nos taupes ont vues aller et venir ces dernières semaines. »
Børre Hansen sentit la nausée arriver. Natacha. L’emprunt immobilier. Et une panique grandissante à l’idée de soirées hivernales glaciales sur des marches étrangères, des bibles sous le bras.
« Ou alors on peut laisser filer, poursuivit le policier. Après tout, c’est une question de priorités. Une question d’utilisation des ressources limitées de la police. Pas vrai, Bratt ? »
La femme policier hocha la tête.
« Il loue une chambre ici deux fois par semaine, reconnut Børre Hansen. Toujours la même. Il y passe toute la soirée.
– Toute la soirée ?
– Il reçoit plusieurs visites.
– Blanches ou Noires ? voulut savoir la femme.
– Noires. Seulement des Noires.
– Combien ?
– Je ne sais pas. Ça varie. Huit. Douze.
– En même temps ? laissa échapper la femme.
– Non, elles se succèdent. Certaines viennent deux par deux. Elles vont souvent par paires dans la rue aussi.
– Fichtre », souffla le policier.
Børre Hansen acquiesça.
« Sous quel nom s’enregistre-t-il ?
– Me souviens pas.
– Mais on va trouver ça dans ton registre ? Et dans la comptabilité ? »
Le dos de la chemise de Børre Hansen était maintenant trempé de sueur sous sa veste luisante.
« Elles l’appellent Doctor White. Les nanas qui le demandent, quoi.
– Docteur ?
– Je n’en sais rien. Il… »
Børre Hansen hésita. Il ne voulait pas en dire plus que nécessaire. D’un autre côté, il voulait se montrer coopératif. Et ça, c’était déjà un client perdu.
« Il a une espèce de trousse de docteur. Et demande toujours… des serviettes supplémentaires.
– Ouille, s’exclama la femme. Ça commence mal. Tu as vu du sang, quand tu nettoies la chambre ? »
Børre ne répondit pas.
« Si tu nettoies la chambre, rectifia le policier. Alors ?
– Pas beaucoup, soupira Børre. Pas plus que. Il s’arrêta.
« Que d’habitude ? l’aida la femme, sarcastique.
– Je ne crois pas qu’il les blesse, se hâta de préciser Børre Hansen, en le regrettant sur-le-champ.
– Pourquoi ça ? » demanda sèchement le policier. Børre haussa les épaules.
« Elles ne seraient pas revenues.
– Et il n’y a que des femmes ? »
Børre fit oui de la tête. Mais le policier avait dû remarquer quelque chose. Un resserrement nerveux des muscles de la gorge, un petit tressautement de la membrane visqueuse et injectée de sang de l’œil. « Des hommes ? » s’enquit-il. Børre secoua la tête.
« Des jeunes garçons ? » voulut savoir la femme, qui flairait à l’évidence la même chose que son collègue.
Børre Hansen secoua derechef la tête, mais avec ce petit retard presque imperceptible qui survient lorsque le cerveau doit choisir entre deux possibilités.
« Des enfants, émit le policier en baissant le front comme s’il prévoyait de donner un coup de cornes. Il a reçu des enfants ?
– Non ! s’écria Børre, en sentant la sueur jaillir de tous ses pores. Jamais ! J’ai posé la limite. Il y a eu juste deux fois… Et ils ne sont pas entrés, je les ai jetés dehors tout de suite après !
– Africains ? demanda l’homme.
– Oui.
– Garçons ou filles ?
– Les deux.
– Ils venaient seuls ? s’enquit Katrine.
– Non, avec des femmes. Les mères, je crois. Mais encore une fois, je ne les ai pas laissés entrer dans sa chambre.
– Tu as dit qu’il venait deux fois par semaine. À horaires fixes ?
– Lundi et jeudi. Entre huit et onze. Et il est toujours précis.
– Ce soir, donc ? conclut l’homme en regardant sa collègue. Bien, merci de ton aide. »
Børre laissa échapper l’air de ses poumons et découvrit que ses jambes lui faisaient mal, qu’il était resté sur la pointe des pieds depuis le début. « De rien », sourit-il.
Les policiers allèrent vers la porte. Børre savait qu’il devait la fermer, mais également qu’il ne parviendrait pas à dormir s’il n’en avait pas l’assurance.
« Mais…, commença-t-il derrière eux. Mais alors… on a un accord, n’est-ce pas ? »
Le policier se retourna, un sourcil levé en signe d’étonnement.
« À quel sujet ? »
Børre déglutit. « De ces… inspections ? »
Le policier se frotta le menton. « Tu suggères que tu as quelque chose à cacher ? »
Børre cligna deux fois des yeux. Avant d’entendre son propre rire puissant, nerveux, monter tandis qu’il s’exclamait : « Non, non, bien évidemment que non ! Ha… ha ! Tout est impeccable.
– Bien, alors tu n’auras rien à craindre quand ils viendront. Les inspections, ce n’est pas de mon ressort. »
Ils s’en allèrent, et Børre ouvrit la bouche, voulut protester, dire quelque chose, mais il ne savait tout bonnement pas quoi.
Le téléphone souhaita la bienvenue à Harry en sonnant lorsque celui-ci revint à son bureau.
C’était Rakel, qui voulait lui rendre un DVD qu’elle lui avait emprunté.
« Rules of Attraction ? répéta Harry, surpris. Tu l’as ?
– Tu as dit qu’il était sur ta liste des films les plus sous-estimés de tous les temps.
– Oui, mais tu n’aimes jamais ces films-là.
– Ce n’est pas vrai.
– Tu n’as pas aimé Starship Troopers.
– C’est parce que c’était un film macho de merde.
– C’est une satire, rectifia Harry.
– Et de quoi ?
– Du fascisme inhérent à la société américaine. Les frères Hardy rencontrent les Hitlerjugend.
– Arrête, Harry. Une guerre contre des insectes géants sur une planète lointaine ?
– Peur de l’étranger.
– En tout cas, j’ai aimé ton film des années 1970, là, celui avec les écoutes…
– The Conversation. Le meilleur de Coppola.
– C’est ça. Celui-là, je suis d’accord, il est sous-estimé.
– Il n’est pas sous-estimé, soupira Harry. Seulement oublié. Il a remporté l’oscar du meilleur film.
– Je dîne avec quelques amies, ce soir. Je peux faire un crochet avec le film, en rentrant. Tu seras debout, vers minuit ?
– Peut-être. Pourquoi ne pas faire un crochet en partant dîner plutôt ?
– Un peu plus de stress, mais je peux le faire, bien entendu. »
Sa réponse était venue vite. Mais pas assez pour que Harry ne l’ait pas entendue.
« Mmm. De toute façon, je n’arriverai pas à dormir. Je respire des moisissures qui me volent mon souffle.
– Tu sais quoi ? Je le glisserai dans ta boîte à lettres, comme ça, ça t’évitera de te lever. OK ?
– OK. »
Ils raccrochèrent. Harry vit que sa main tremblait légèrement. Mit cela sur le compte du manque de nicotine, et se dirigea vers l’ascenseur.
Katrine sortit de son bureau, comme si elle avait entendu que c’était lui qui arrivait au pas de charge.
« J’ai parlé à Espen Lepsvik. On va pouvoir lui emprunter un gars pour le boulot de ce soir.
– Super.
– Bonnes nouvelles ?
– Quoi ?
– Tu as un bon sourire.
– Ah oui ? Je me réjouis, c’est ça.
– En vue de quoi ? »
Il tapota sa poche.
« La cigarette. »
Depuis le plan de travail de la cuisine, une tasse de thé à la main, Eli Kvale regardait dans le jardin en écoutant le gargouillement apaisant du lave-vaisselle. Le téléphone noir était sur le plan de travail. Le combiné avait chauffé dans sa main, tant elle l’avait serré, mais ça n’avait été qu’un faux numéro. Trygve avait apprécié le gratin de poisson, c’était ce qu’il préférait, disait-il. Mais il disait cela de beaucoup de choses. C’était un bon garçon. Au-dehors, l’herbe était jaune, il ne restait aucune trace de la neige tombée dans la nuit. Et qui sait, elle n’avait sans doute fait que rêver tout ça ?
Elle feuilleta sans intérêt un magazine. Elle avait pris des congés les premiers jours que Trygve était à la maison, afin qu’ils aient un peu de temps pour eux deux. Qu’ils puissent parler sérieusement, rien qu’eux deux. Mais pour l’heure, il était dans le salon avec Andreas, et ils faisaient ce pour quoi elle avait pris des jours de congé. Pas de problème, ils avaient davantage de sujets de conversation. Ils étaient si semblables. Et en réalité, elle avait toujours préféré l’idée de vider son sac au fait de vider son sac. Parce que cette discussion devait fatalement se clore quelque part. Près du grand mur infranchissable.
Elle avait évidemment accepté d’appeler le gamin en mémoire du père d’Andreas. Laisser le môme avoir un nom venant du côté d’Andreas, en tout cas. Elle avait été sur le point de tout raconter juste avant l’accouchement. Le parking désert, les ténèbres, les traces noires dans la neige. Le couteau contre sa gorge, la respiration sans visage contre sa joue. Sur le chemin du retour, le sperme coulant dans sa culotte, elle avait prié Dieu pour que la substance continue à couler jusqu’à ce que tout soit sorti. Mais ses prières n’avaient pas été entendues.
Par la suite, elle s’était souvent demandé comment auraient été les choses si Andreas n’avait pas été prêtre et son opinion sur l’avortement si intransigeante, et si elle n’avait pas été si poltronne. Si Trygve n’était pas né. Mais à ce moment-là, le mur était déjà construit, un mur inébranlable d’omission.
Que Trygve et Andreas soient si semblables était comme une bénédiction dans la malédiction. Cela avait même allumé un petit espoir, et elle était allée consulter dans un cabinet médical où personne ne la connaissait, avait donné deux mèches de cheveux ramassées sur les oreillers, car elle avait lu que ce devait être suffisant pour trouver le code de ce qui s’appelait l’ADN, une sorte d’empreinte digitale génétique. Le cabinet médical avait transmis les cheveux à l’institut médico-légal de l’Hôpital civil, qui utilisait cette méthode dans les affaires de paternité. Et au bout de deux mois, elle avait eu la certitude. Que ça n’avait été qu’un rêve ; le parking, les traces noires, la respiration excitée, la douleur.
Elle regarda de nouveau le téléphone. Bien sûr, ç’avait été un faux numéro. La respiration entendue à l’autre bout du fil était celle de quelqu’un qui est déstabilisé quand il perçoit une voix inconnue, ne sachant pas s’il doit raccrocher ou parler. C’était comme ça.
Harry alla dans l’entrée et décrocha l’interphone.
« Allô ? » cria-t-il par-dessus Franz Ferdinand, sur la chaîne hi-fi du salon.
Pas de réponse, seulement le souffle d’une voiture dans Sofies gate.
« Allô ?
– Salut ! C’est Rakel. Tu étais couché ? »
Il entendit à sa voix qu’elle avait bu. Pas beaucoup, mais juste assez pour que sa tessiture ait grimpé d’un demi-ton et que son rire, ce délicieux rire grave, grignote les mots.
« Non, répondit-il. Bonne soirée ?
– Pas mal.
– Il n’est que onze heures.
– Les filles voulaient rentrer tôt. Boulot, trucs comme ça.
– Mmm. »
Harry l’imagina. Le regard taquin, le reflet d’alcool dans les yeux.
« J’ai le film, reprit-elle. S’il faut que je le glisse dans ta boîte aux lettres, tu vas devoir ouvrir.
– Bien sûr. »
Il leva le doigt pour appuyer sur l’interphone. Attendit. Sut que c’était la fenêtre temporelle. Les deux secondes dont ils disposaient. Ils avaient encore toutes les possibilités de repli. Il aimait les possibilités de repli. Et il savait bien qu’il ne voulait pas que cela arrive, que la visibilité était par trop mauvaise, que cela ferait trop mal de tout reprendre encore une fois. Alors pourquoi avait-il l’impression que deux cœurs battaient dans sa poitrine, pourquoi son doigt n’avait-il pas appuyé depuis longtemps sur la touche qui pouvait l’envoyer hors de l’immeuble et de sa tête. Maintenant, songea-t-il en posant le bout de son doigt sur le plastique dur du bouton.
« Ou alors, continua-t-elle, je peux monter avec. »
Harry sut avant même de parler que sa voix aurait une sonorité bizarre.
« Pas besoin. Ma boîte aux lettres, c’est celle qui n’a pas de nom. Bonne nuit.
– Bonne nuit. »
Il pressa le bouton. Alla dans le salon, monta Franz Ferdinand, fort, tenta d’évacuer les idées, d’oublier cette surexcitation idiote, de ne faire qu’emmagasiner le son, les guitares qui déchiraient et lacéraient. Colériques, frêles, modérément bien jouées. Anglais. Mais dans la succession fébrile d’accords vint se mêler un autre son.
Harry baissa complètement le volume. Écouta. Il était sur le point de remonter lorsqu’il entendit un bruit. Comme du papier de verre contre du bois. Ou des chaussures traînant sur le sol. Il alla dans l’entrée et vit une silhouette derrière le verre dépoli de la porte. Il ouvrit.
« J’ai sonné, expliqua Rakel en levant vers lui un regard d’excuse.
– Ah ? »
Elle agita un boîtier de DVD.
« Ça ne passait pas par l’ouverture de la boîte. »
Il faillit dire quelque chose, voulut dire quelque chose. Mais il avait déjà tendu les bras, l’avait capturée, attirée à lui, entendu son hoquet au moment où il la serrait fort contre lui, vu sa bouche s’ouvrir et sa langue qu’elle tendait déjà vers lui, rouge et moqueuse. Et dans le fond, il n’y avait rien à dire.
Elle était étendue contre lui, douce, chaude.
« Seigneur », chuchota-t-elle.
Il lui baisa le front.
La sueur faisait une couche fine qui les séparait et les collait en même temps.
Ç’avait été exactement comme il avait su que cela serait. Ç’avait été comme la première fois, hormis l’absence de nervosité, de tâtonnements et de questions non posées. Ç’avait été comme la dernière fois, sans chagrin, sans ses pleurs spasmodiques, ensuite. On peut quitter quelqu’un avec qui on s’éclate au plumard. Mais Katrine avait raison ; on revient toujours. Cependant, Harry comprenait que cela, c’était aussi autre chose. Que pour Rakel, c’était une dernière visite nécessaire sur d’anciennes terres, un adieu à ce qu’ils avaient naguère tous deux appelé le grand amour de leur vie. Avant qu’elle franchisse le pas vers une nouvelle époque. Vers un amour moins grand ? Peut-être, mais un amour supportable.
Elle lui caressait le ventre en émettant des espèces de ronronnements. Il remarqua pourtant la petite tension dans son corps. Il pouvait lui faciliter ou lui compliquer les choses. Il opta pour la seconde technique.
« Mauvaise conscience ? s’enquit-il avant de sentir qu’elle se raidissait.
– Je ne veux pas en parler. »
Lui non plus ne voulait pas en parler. Il voulait rester complètement immobile, écouter la respiration de Rakel et sentir sa main sur son ventre. Mais il savait ce qu’elle devait faire, et il ne voulait pas en remettre une couche.
« Il t’attend, Rakel.
– Non. Lui et le taxidermiste préparent un cadavre en vue d’un cours à l’institut d’anatomie, demain matin. Et je lui ai clairement dit qu’il n’était pas question qu’il vienne me retrouver après avoir touché un cadavre. Il dormira chez lui.
– Et moi ? sourit Harry dans le noir en songeant qu’elle avait prévu cela, qu’elle savait que ça arriverait. Comment sais-tu que je n’ai pas touché de cadavre ?
– C’est le cas ?
– Non, répondit-il en pensant à son paquet de cigarettes dans la table de nuit. Nous n’avons pas de cadavre. »
Ils se turent. La main de Rakel décrivit des cercles plus grands sur le ventre de Harry.
« J’ai l’impression que quelqu’un s’est glissé à l’intérieur, déclara-t-il tout à trac.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Je ne sais pas trop. Simplement, j’ai la sensation que quelqu’un me voit tout le temps, y compris là. Qu’on a ourdi un plan me concernant. Tu comprends ?
– Non. » Elle se blottit un peu plus contre lui.
« C’est l’affaire sur laquelle je travaille. C’est comme si ma personne était impliquée dans…
– Chut. » Elle lui mordit l’oreille. « Tu t’impliques toujours, Harry, c’est ça, ton problème. Relax, maintenant. »
Elle referma la main autour de son doux membre et il ferma les yeux, écouta ses murmures en sentant venir l’érection.
À trois heures du matin, elle se leva. Il regarda son dos dans la lumière qui filtrait des réverbères, à travers la fenêtre. Son dos cambré et l’ombre de sa colonne vertébrale. Et il se mit à penser à ce que Katrine avait dit, que Sylvia Ottersen avait le drapeau éthiopien tatoué dans le dos, qu’il ne devait pas oublier d’inclure cela dans les éléments de l’enquête. Et que Rakel avait raison : il ne cessait jamais de réfléchir aux affaires, il s’impliquait toujours.
Il la raccompagna à la porte. Elle l’embrassa rapidement sur la bouche et disparut au bas des marches. Il n’y avait rien à dire. Il allait fermer lorsqu’il découvrit des traces humides de bottes juste devant sa porte. Il les suivit jusqu’à l’endroit où elles disparaissaient, dans les ténèbres de la cage d’escalier. Ce devait être Rakel qui les avait laissées en montant, plus tôt dans la soirée. Et il songea au phoque de Berhaus, à la femelle qui s’accouplait tout son soûl à la période des amours, et ne revenait jamais vers le même mâle à la période des amours suivante. Parce que ce n’était pas biologiquement rationnel. Et que les phoques de Berhaus étaient sûrement des animaux avisés.