CHAPITRE 13
Jour 8. Papier
Il était neuf heures et demie et le soleil luisait sur une voiture isolée sur le rond-point de l’échangeur situé au-dessus de l’autoroute, au niveau de Sjølyst. Elle sortit et s’engagea dans Bygdeyveien, vers la péninsule idyllique et champêtre sise à seulement cinq minutes en voiture de Rådhusplassen. C’était calme, presque pas de circulation, ni vaches ni chevaux dans les champs de Kongsgården, et les trottoirs étroits où les gens se pressaient lors de leur pèlerinage estival vers les plages étaient déserts.
Harry conduisait la voiture le long des virages du terrain accidenté, tout en écoutant Katrine.
« De la neige, lâcha Katrine.
– De la neige ?
– J’ai fait ce que tu m’as dit. Je n’ai pris que les disparitions de femmes qui étaient mariées et mères de famille. Et je me suis intéressée aux dates. La plupart avaient eu lieu en novembre et en décembre. Je les ai isolées, et j’ai regardé la répartition géographique. La plupart à Oslo, certaines dans d’autres parties du pays. Et ce qui m’a frappée, c’est la lettre que tu avais reçue. L’histoire disant que le Bonhomme de neige réapparaîtrait avec la première neige. Or, le jour où nous étions dans Hoffsveien était le premier jour de neige à Oslo.
– Oui ?
– J’ai demandé à l’Institut de météorologie de vérifier les dates et les lieux qui nous intéressent. Et tu sais quoi ? »
Harry savait quoi. Et il aurait dû le savoir depuis longtemps.
« La première neige, répondit-il. Il les chope le jour où tombe la première neige.
– Exactement. »
Harry cogna sur le volant.
« Et merde, on l’avait écrit noir sur blanc. De combien de disparitions est-il question ?
– Onze. Une chaque année.
– Et deux cette année. Il a rompu sa trame.
– Il y a eu un double meurtre le premier jour où la neige est tombée sur Bergen en 1992. Je crois que c’est par là que nous devons commencer.
– Pourquoi ça ?
– Parce que l’une des victimes était mariée et mère de famille. L’autre était son amie. Par ailleurs, on a deux cadavres, un lieu de crime et des rapports d’enquête. Sans compter un suspect qui a disparu et qui n’a plus jamais été revu depuis.
– Qui donc ?
– Un policier. Gert Rafto. »
Harry lui lança un rapide coup d’œil.
« Ah, cette affaire-là, oui. Ce n’était pas lui qui volait sur les lieux de crime ?
– Il y a eu des rumeurs à ce sujet, en tout cas. Des témoins avaient vu Rafto entrer dans l’appartement de l’une des femmes, Onny Hetland, quelques heures avant qu’on ne la retrouve morte là-bas. En plus, il avait complètement disparu quand on l’a recherché. »
Harry ne quittait pas la route des yeux, les arbres déplumés bordant Huk Aveny. Elle descendait vers la mer et les musées dédiés à ce que les Norvégien considéraient comme les plus grands exploits de la nation : une excursion sur un bateau de roseaux à travers le Pacifique, et une tentative ratée pour atteindre le pôle Nord.
« Et maintenant, tu penses qu’il n’a peut-être pas tant disparu que ça, en fin de compte ? voulut-il savoir. Qu’il réapparaît chaque année au moment où tombe la première neige ? » Katrine haussa les épaules. « Je trouve que ça vaut la peine de se donner les moyens de découvrir ce qui s’est passé là-bas.
– Mmm. On va commencer par demander leur contribution à Bergen.
– Je ne ferais pas ça, répondit-elle laconiquement.
– Ah ?
– L’affaire Rafto est toujours on ne peut plus sensible pour le commissariat de Bergen. Les ressources utilisées dans cette affaire ont servi en grande partie à l’enterrer, pas à enquêter. Ce qu’ils risquaient de trouver les terrorisait. Et puisque le bonhomme avait disparu de lui-même… »
Elle dessina un grand X en l’air.
« Pigé. Que suggères-tu ?
– Que toi et moi allions faire un tour à Bergen, pour enquêter un peu de notre côté. Quoi qu’il en soit, c’est un élément d’enquête pour meurtre ayant eu lieu à Oslo, maintenant. »
Harry se gara devant l’adresse concernée, un bâtiment de pierre haut de quatre étages, tout au bord de l’eau, ceint d’un quai. Il coupa le contact, mais resta au volant pour regarder vers Filipstadkaia, de l’autre côté de Frognerkilen.
« Comment l’affaire Rafto s’est-elle retrouvée sur ta liste ? voulut-il savoir. D’abord, ça remonte à plus loin que ce que je t’ai demandé de vérifier. En second lieu, il ne s’agit pas de disparitions, mais de meurtres. »
Il se tourna vers Katrine. Elle soutint son regard sans ciller.
« L’affaire Rafto a fait du bruit à Bergen, répondit-elle. Et il y a eu une photo.
– Une photo ?
– Oui. On la montrait à toutes les jeunes recrues du commissariat de Bergen. Elle représentait le lieu du crime au sommet d’Ulriken, c’était une sorte de baptême du feu. Je crois que la plupart étaient tellement terrifiés par les détails au premier plan qu’ils n’ont jamais vu l’arrière-plan. Ou alors ils n’étaient jamais montés en haut d’Ulriken. En tout cas, il y avait quelque chose qui ne collait pas, un peu plus en arrière. En l’agrandissant, on voit assez précisément ce que c’est.
– Ah ?
– Un bonhomme de neige. »
Harry hocha lentement la tête.
« À propos de photos », poursuivit Katrine en tirant une enveloppe A4 de son sac avant de la lancer sur les genoux de Harry.
La clinique se trouvait au second étage. La salle d’attente était organisée avec soin – et à grands frais – autour d’un ensemble de sièges italiens, une table basse ayant la même garde au sol qu’une Ferrari, des sculptures de verre de Nico Widerberg et un original de Roy Lichtenstein représentant un pistolet fumant.
Au lieu de l’inévitable réception vitrée des cabinets de médecins, une femme occupait un beau bureau ancien, en plein milieu de la pièce. Elle portait une blouse blanche ouverte par-dessus sa tenue de travail bleue, et leur souhaita la bienvenue par un sourire. Un sourire qui ne se figea pas significativement lorsque Harry se présenta, exposa les motifs de leur visite présuma qu’elle était Borghild.
« Si vous pouvez vous permettre d’attendre un peu ? » s’enquit-elle en indiquant les fauteuils avec l’élégance étudiée dont les hôtesses de l’air font preuve pour montrer du doigt les issues de secours. Harry déclina poliment les offres de café, de thé et d’eau, et ils s’assirent.
Harry remarqua que les magazines exposés étaient récents. Il ouvrit un Liberal et eut le temps de voir l’éditorial dans lequel Arve Støp affirmait que la volonté des politiques de se montrer dans des émissions de divertissement pour « s’offrir en spectacle » et jouer le rôle du clown constituait la victoire ultime de la démocratie – avec le peuple sur le trône et le politique comme bouffon de cour.
La porte marquée Dr Idar Vetlesen s’ouvrit alors et une femme traversa rapidement la pièce, saluant Borghild d’un bref « Au revoir » avant de disparaître sans regarder ni à droite ni à gauche.
Katrine la regardait fixement. « Ce n’était pas la nana des infos de TV2 ? »
Au même moment, Borghild annonça que Vetlesen était prêt à les recevoir ; elle alla à la porte et la leur tint ouverte.
Le bureau d’Idar Vetlesen était de taille directoriale, et donnait sur le fjord d’Oslo. Des diplômes encadrés étaient suspendus au mur latéral derrière la table de travail.
« Un instant », demanda Vetlesen en pianotant sur un PC sans lever les yeux de son écran. Il tapa sur quelques dernières touches, comme triomphalement, avant de faire pivoter son fauteuil en même temps qu’il arrachait ses lunettes :
« Lifting, Hole ? Allongement du pénis ? Liposuccion ?
– Merci de votre offre. Voici l’inspectrice Bratt. Nous venons vous prier une fois de plus de nous aider en nous donnant des informations concernant les familles Ottersen et Becker. »
Idar Vetlesen poussa un soupir et se mit à essuyer ses lunettes avec un mouchoir.
« Comment dois-je vous l’expliquer pour que vous compreniez, Hole ? Même pour quelqu’un comme moi, qui brûle du désir sincère d’aider la police et qui se fout par bien des aspects des principes, il y a quelques petites choses qui sont sacrées. » Il brandit un index. « Pendant toutes mes années d’exercice de la médecine, je n’ai jamais, jamais… (son index commença à battre le rythme avec les mots)… trahi le secret médical auquel je suis soumis en tant que médecin. Et je n’ai pas l’intention de commencer maintenant. »
Un long silence suivit, Vetlesen ne faisant que les regarder, manifestement satisfait de l’effet obtenu.
Harry se racla la gorge :
« Peut-être pouvons-nous quand même satisfaire le désir sincère d’aider dont vous brûlez, Vetlesen. Nous enquêtons sur une possible prostitution d’enfants dans un prétendu hôtel d’Oslo, le Leon. Hier soir, deux de nos hommes étaient devant, dans une voiture, chargés de photographier les gens qui y entraient et qui en sortaient. »
Harry ouvrit l’enveloppe A4 marron que Katrine lui avait donnée, se pencha en avant et étala les clichés devant le docteur. « Ça, là, c’est vous, n’est-ce pas ? » Vetlesen eut l’air de s’être coincé quelque chose dans l’œsophage. Ses yeux sortirent de leurs orbites et les vaisseaux de son cou saillirent.
« Je…, bégaya-t-il. Je… n’ai rien fait de mal ou d’illégal.
– Non, certainement pas. Nous envisageons simplement de vous convoquer en tant que témoin. Un témoin qui puisse nous raconter ce qui se passe là-dedans. Ce n’est un secret pour personne que le Leon est un repaire de prostituées ; la nouveauté, c’est qu’on y a vu des enfants. Et au contraire des autres prostitutions, celle des enfants est illégale, comme vous le savez. Je me disais juste qu’on devait vous mettre au courant avant d’aller trouver la presse avec toute l’affaire. »
Vetlesen ne quittait pas la photo des yeux. Il se frotta durement le visage.
« En tout cas, on a vu la nana des infos de TV2 sortir, reprit Harry. Comment s’appelle-t-elle, déjà ? »
Vetlesen ne répondit pas. C’était à croire que toute cette jeunesse lisse lui avait été comme aspirée sous leurs yeux, comme si son visage vieillissait de seconde en seconde.
« Appelez-nous au cas où vous repenseriez à quelque brèche dans le secret médical », conseilla Harry.
Harry et Katrine n’étaient pas à mi-chemin de la porte que Vetlesen les arrêta.
« Ils sont venus pour se faire examiner. C’est tout.
– Se faire examiner pour quoi ? demanda Harry.
– Une maladie.
– La même maladie ? Laquelle ?
– Ça n’a pas d’importance.
– Bon. » Harry poursuivit vers la porte. « Considérez que quand vous serez convoqué en tant que témoin, ça n’aura pas d’importance non plus. On n’a rien trouvé d’illégal, de toute façon.
– Attendez ! »
Harry se retourna. Vetlesen était appuyé sur les coudes et avait caché son visage dans ses mains.
« Le syndrome de Fahr.
– Le syndrome de… ?
– Fahr. Avec un h. Une maladie rare, héréditaire, qui ressemble un peu à l’Alzheimer. On perd ses capacités, en particulier sur le plan cognitif, et les mouvements se raidissent. La plupart des cas présentent ces symptômes après trente ans, mais on peut les avoir dès l’enfance.
– Mmm. Et donc, Birte et Sylvia savaient que leurs enfants étaient atteints de cette maladie ?
– Elles n’en avaient que le soupçon quand elles sont venues ici. C’est difficile à diagnostiquer, et Birte Becker et Sylvia Ottersen étaient allées chez plusieurs médecins sans qu’aucun ait trouvé quoi que ce soit chez leurs enfants. Je crois me souvenir qu’elles avaient toutes les deux cherché sur internet, en entrant les symptômes, et qu’elles en étaient arrivées au syndrome de Fahr, qui concordait avec une exactitude terrifiante.
– Et c’est avec vous qu’elles prennent contact ? Un chirurgien plasticien ?
– Il se trouve que je suis aussi spécialisé dans le syndrome de Fahr.
– C’est-à-dire ?
– Il n’y a que dix-huit mille médecins environ en Norvège. Vous savez combien de maladies connues sont recensées dans le monde ? » Vetlesen fit un signe de tête vers le mur et les diplômes encadrés. « Le syndrome de Fahr s’est trouvé par hasard évoqué lors d’un cours en Suède, sur les voies nerveuses. Le peu que j’ai appris à cette occasion a suffi à faire de moi un spécialiste en Norvège.
– Que pouvez-vous nous dire à propos de Birte Becker et Sylvia Ottersen ? »
Vetlesen haussa les épaules.
« Elles sont venues avec leurs enfants, une fois par an. Je les ai examinés, sans remarquer d’aggravation des symptômes, et en dehors de cela, je ne sais rien de leurs vies. Ou à plus forte raison… (il rejeta sa frange en arrière)… de leur mort. »
« Tu le crois ? demanda Harry tandis qu’ils passaient en trombe devant les champs déserts.
– Pas complètement, répondit Katrine.
– Moi non plus. Je crois que nous devrions nous concentrer là-dessus, et laisser Bergen de côté, provisoirement.
– Non.
– Non ?
– Il y a un lien, quelque part.
– Dis voir.
– Je ne sais pas. Ça a l’air dingue, mais il y a peut-être un lien entre Rafto et Vetlesen. C’est peut-être comme cela que Rafto a réussi à se cacher pendant toutes ces années.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Qu’il s’est trouvé un masque, tout simplement. Un véritable masque. Une opération du visage.
– Chez Vetlesen ?
– Ça pourrait expliquer la coïncidence qui veut que deux des victimes aient emmené leurs enfants chez le même médecin. Ça a pu être là, à la clinique, que Rafto a vu Birte et Sylvia, et a décidé qu’elles allaient être ses victimes.
– Tu es en avance, observa Harry.
– En avance ?
– Ce type d’enquête criminelle ressemble à un puzzle. Au cours de la phase préliminaire, nous rassemblons les pièces, on les tourne et on les retourne, patiemment. Ce que tu fais en ce moment, c’est essayer d’assembler de force certaines pièces, prématurément.
– J’essaie simplement de le dire tout haut à quelqu’un. Pour voir si ça a l’air idiot.
– Et ça a l’air idiot.
– Ce n’est pas le chemin de l’hôtel de police. »
Harry entendit un curieux frémissement dans sa voix et lui lança un coup d’œil en biais, mais son visage ne trahissait rien.
« J’ai envie de contrôler certaines des choses que Vetlesen a dites avec quelqu’un que je connais, répondit-il. Et qui connaît Vetlesen. »
Mathias portait une blouse blanche et de classiques gants à vaisselle jaunes lorsqu’il accueillit Harry et Katrine au garage sous la Préclinique, le nom que donnait le groupe au bâtiment marron de cette partie de l’hôpital de Gaustad tournée vers l’autoroute Ring 3.
Il guida leur voiture vers ce qui apparut être sa propre place de stationnement.
« J’essaie de faire autant de vélo que je le peux, expliqua Mathias en se servant de sa carte magnétique pour ouvrir la porte qui menait directement du garage dans un couloir souterrain de l’Institut d’anatomie. C’est pratique, un accès comme celui-là, quand il faut faire entrer et sortir des cadavres. Je vous aurais volontiers offert un café, mais je viens d’en finir avec un groupe d’étudiants, et le suivant ne va pas tarder.
– Désolé de t’ennuyer, tu dois être fatigué, aujourd’hui. »
Mathias le regarda sans comprendre.
« J’ai eu Rakel au téléphone, elle m’a dit que tu devais travailler tard hier soir, ajouta Harry en jurant intérieurement et en espérant que son visage ne révélerait rien.
– Rakel, oui. » Mathias secoua la tête. « Elle ne s’est pas couchée tôt, elle non plus. Elle est sortie avec les filles, et elle a dû prendre une journée de congé aujourd’hui. Mais quand je l’ai appelée, tout à l’heure, elle était en plein nettoyage. Les nanas. C’est quand même trop fort ! »
Harry afficha un sourire crispé, et se demanda s’il existait une réplique standard à cette réflexion.
Un homme en tenue verte d’infirmier arriva en poussant un lit métallique à roulettes vers la porte du garage.
« Nouvel envoi pour l’université de Tromsø ? s’enquit Mathias.
– Dites au revoir à Kjeldsen », sourit le type en vert. Il portait une rangée serrée d’anneaux à une oreille, à peu près comme les femmes masaïs portent des anneaux au cou, à la seule exception que ceux-là conféraient à son visage une agaçante asymétrie.
« Kjeldsen ? s’exclama Mathias en s’arrêtant. C’est vrai ?
– Treize ans de service. Maintenant, c’est au tour de Tromsø de lui filer des coups de scalpel. »
Mathias souleva la toile. Harry aperçut le visage du cadavre. Le crâne était plaqué contre la peau, aplanissant les rides du vieux en un visage asexué, blanc comme un masque de plâtre. Harry savait d’où cela venait : le cadavre avait été fixé, c’est-à-dire que les vaisseaux avaient été remplis d’un mélange de formol, de glycérol et d’alcool visant à ce que le cadavre ne se décompose pas de l’intérieur. À l’oreille, on lui avait agrafé une petite plaque ronde frappée d’un nombre à trois chiffres. Mathias regarda le taxidermiste pousser Kjeldsen vers la porte du garage. Puis il parut se réveiller.
« Désolé. Kjeldsen était avec nous depuis très longtemps. Il était professeur à l’Institut d’anatomie quand le service se trouvait encore en ville. Un anatomiste époustouflant. Aux muscles très bien définis. Il va nous manquer.
– Nous n’allons pas te retenir longtemps, le rassura Harry. Nous nous demandions si tu pouvais nous renseigner sur les relations qu’entretient Idar avec ses patientes. Et leurs enfants. »
Mathias leva la tête et regarda alternativement Harry et Katrine, l’air surpris.
« Me demandes-tu ce que je crois que tu me demandes ? »
Harry acquiesça.
Mathias déverrouilla une autre porte. Ils entrèrent dans une pièce équipée de huit paillasses métalliques, et d’un tableau à une extrémité. Les paillasses étaient pourvues de lampes et d’éviers. Sur chacune, on avait disposé quelque chose d’oblong empaqueté dans des serviettes blanches. D’après la forme et les dimensions, Harry supposa que le sujet du jour se trouvait quelque part entre la hanche et la plante de pied. Il flottait une légère odeur de chlorure de chaux, mais pas aussi prononcée que celle qui régnait habituellement dans ce genre d’endroit. Mathias se laissa tomber dans l’un des fauteuils, et Harry s’assit sur le bord de l’estrade. Katrine alla à l’une des tables regarder trois cerveaux, dont il était impossible de dire s’ils étaient authentiques ou si c’étaient des moulages.
Mathias réfléchit longuement avant de répondre.
« Personnellement, je n’ai jamais rien remarqué, ni entendu personne insinuer qu’il puisse y avoir ce genre de choses entre Idar et certaines de ses patientes. »
Quelque chose dans la manière d’insister sur le mot « patientes » fit tiquer Harry.
« Et les non-patientes ?
– Je ne connais pas assez bien Idar pour pouvoir vous répondre. Mais assez pour vouloir m’en abstenir de toute façon. » Il fit un sourire peu convaincu. « Si ça ne pose pas de problème ?
– Bien sûr que non. Je me posais une autre question. Le syndrome de Fahr, ça te dit quelque chose ?
– De façon superficielle seulement. Une maladie épouvantable. Et malheureusement fortement héréditaire.
– Tu connais des spécialistes norvégiens de cette maladie ? »
Mathias réfléchit. « Personne dont le nom me vienne à l’esprit sur l’instant. »
Harry se gratta la nuque. « Bon, merci pour ton aide, Mathias.
– Oh, ce n’était pas grand-chose. Si tu veux en savoir davantage sur le syndrome de Fahr, appelle-moi ce soir, j’aurai quelques livres à portée de main. »
Harry se leva. Rejoignit Katrine, qui avait soulevé le couvercle de l’une des quatre grandes caisses métalliques près du mur, et regarda par-dessus son épaule. Il sentit sa langue le picoter, et tout le système réagit. Pas aux morceaux de corps immergés dans l’alcool limpide, semblables à des pièces de viande chez un équarrisseur. Mais à l’odeur de l’alcool. Quarante pour cent.
« Ils commencent à peu près entiers, précisa Mathias. Et puis on les découpe au fur et à mesure de nos besoins. »
Harry regarda le visage de Katrine. Qui paraissait tout à fait imperturbable. La porte derrière eux s’ouvrit et se referma. Les premiers étudiants entrèrent et commencèrent à revêtir blouses bleues et gants de latex.
Mathias les raccompagna au garage. Près de la porte, il attrapa délicatement Harry par le bras et le retint.
« Juste une petite chose que je devais te signaler, Harry. Ou ne pas mentionner. Je ne sais pas trop.
– Vas-y, l’incita Harry en se disant que ça y était, il avait compris cette histoire de Rakel.
– Je suis face à un petit dilemme moral, ici. À propos d’Idar.
– Oui ? » Harry constata avec surprise qu’il était plus déçu que soulagé.
« Cela ne veut sans doute rien dire, mais j’ai fini par penser que ce n’est sans doute pas à moi d’en décider. Et qu’on ne peut pas laisser la loyauté primer sur une affaire aussi horrible. Quoi qu’il en soit… L’année dernière, pendant que je faisais une de mes gardes, un collègue qui connaît aussi Idar et moi sommes passés au Postkafeen pour y prendre le petit déjeuner. C’est un endroit qui ouvre tôt et où l’on sert de la bière. Beaucoup de lève-tôt assoiffés s’y retrouvent Avec d’autres pauvres diables.
– Je connais l’endroit.
– À notre grande surprise, Idar était là. Il était attablé avec un gamin sale, qui mangeait de la soupe. Quand Idar nous a remarqués, il a fait un bond de sa table et a trouvé je ne sais plus quelle excuse pour justifier sa présence. Je n’y ai plus pensé. C’est-à-dire, je ne croyais pas y avoir pensé depuis. Jusqu’à tout à l’heure. Et je me suis rappelé ce que je m’étais dit à l’époque. Que peut-être… oui, tu comprends.
– Je comprends », acquiesça Harry. Avant d’ajouter, en voyant l’expression tourmentée de son interlocuteur : « Tu as fait ce qu’il fallait.
– Merci, répondit Mathias avec un sourire. Mais je me fais l’effet d’un Judas. »
Harry essaya de trouver une réplique intelligente mais tout ce qu’il parvint à faire fut de tendre la main et bougonner un « merci pour ton aide ». Il frissonna en serrant la main froide de Mathias dans son gant en plastique.
Judas. Le baiser de Judas. Ils descendaient Slemdalsveien, et Harry pensait à la langue affamée de Rakel dans sa bouche, à ses soupirs doux et à ses gémissements sonores, à la douleur dans son propre bassin qui cognait et cognait contre celui de Rakel, aux cris de frustration de la femme lorsqu’il s’était brusquement arrêté parce qu’il voulait que cela dure plus longtemps. Car elle n’était pas là pour que cela dure longtemps. Elle était venue exorciser des démons, se laver le corps de telle sorte qu’elle puisse rentrer chez elle se nettoyer l’âme. Et la maison. Le plus tôt serait le mieux.
« Compose le numéro de la clinique », demanda Harry.
Il entendit les doigts rapides de Katrine, et de petits bips. Puis elle lui tendit le téléphone mobile.
Borghild répondit avec un mélange savamment étudié de suavité et d’efficacité.
« Ici Harry Hole. Dites-moi, qui devrais-je consulter si j’avais le syndrome de Fahr ? » Pause.
« Ça dépend, répondit une Borghild hésitante.
– De quoi ?
– Du syndrome qu’a votre père, sûrement.
– D’accord. Est-ce qu’Idar Vetlesen est là ?
– Il a terminé pour aujourd’hui.
– Déjà ?
– Ils jouent au curling. Réessayez un autre jour. »
Elle semblait impatiente, Harry supposa qu’elle se préparait à partir à son tour pour le week-end.
« Le club de curling de Bygdøy ?
– Non, le privé. Celui qui est en dessous de Gimle.
– Merci. Bon week-end. »
Harry rendit le téléphone à Katrine.
« On le coffre, décida-t-il.
– Qui ?
– Le spécialiste dont l’assistante n’a jamais entendu parler de la maladie dont il est spécialiste. »
À force de questions, ils trouvèrent la Villa Grande, une propriété somptueuse qui avait appartenu pendant la Seconde Guerre mondiale à un Norvégien dont le nom, contrairement à celui du navigateur sur un bateau de roseaux et à celui de l’explorateur polaire, était bien connu hors des frontières norvégiennes également : Quisling, le traître à la patrie.
Au pied du talus, du côté sud de la propriété, on trouvait une maison de bois allongée aux allures de baraquement militaire. Sitôt que vous aviez passé la porte dans l’entrée à l’extrémité du bâtiment, vous sentiez le froid vous assaillir. Et après la porte suivante, la température chutait encore un peu.
À l’intérieur, quatre hommes occupaient la piste de glace. Leurs cris résonnaient entre les parois de bois, et aucun ne remarqua que Harry et Katrine entraient. Ils criaient à l’attention d’une pierre bien polie qui glissait sur la piste. Les vingt kilos de granit, du type ailsite, de l’île écossaise d’Aisle Craig, s’arrêtèrent contre une garde de trois autres pierres en bordure de deux cercles dessinés au bout de la piste. Les hommes parcoururent celle-ci en glissant, en équilibre sur un pied, se propulsant de l’autre, tout en discutant, en s’appuyant sur leurs balais et en préparant la place pour une nouvelle pierre.
« Sport de snobs, chuchota Katrine. Regarde ces gars-là. »
Harry ne répondit pas. Il aimait bien le curling. L’aspect méditatif que procure la vision de la course lente de la pierre qui se meut dans un univers en apparence privé de frictions, comme l’un des vaisseaux spatiaux de l’Odyssée de Kubrick, accompagnée non pas de Johann Strauss, mais du grondement doux de la pierre et du grincement frénétique des balais.
Les hommes les avaient vus. Et Harry repéra deux visages connus à travers différents médias. L’un d’eux était Arve Støp. Idar Vetlesen vint vers eux en glissant. « Venu jouer, Hole ? »
Il le cria de loin, comme si c’était destiné aux autres hommes, pas à Harry. Et la question fut suivie de rires en apparence joviaux. Mais les muscles qui se dessinaient sous la peau de sa mâchoire trahirent le médecin. Il s’arrêta devant eux, sous un nuage de vapeur qui s’échappait de sa bouche.
« Le jeu est terminé, répondit Harry.
– Je ne crois pas », répliqua Idar avec un sourire.
Harry sentait déjà le froid de la glace grimper à travers la semelle de ses bottillons et se propager dans ses jambes.
« Nous aimerions que vous nous accompagniez à l’hôtel de police, expliqua Harry. Maintenant. »
Le sourire d’Idar Vetlesen s’évapora. « Pourquoi ?
– Parce que vous nous mentez. Entre autres, vous n’êtes pas spécialiste du syndrome de Fahr.
– Qui a dit ça ? » voulut savoir Idar en jetant un coup d’œil aux autres joueurs, pour s’assurer qu’ils étaient trop loin pour les entendre.
« Votre assistante : elle n’a même pas entendu parler de la maladie.
– Écoutez », commença Idar, en laissant percer dans sa voix l’accent du désespoir. « Vous ne pouvez pas venir me chercher comme ça. Pas ici, pas devant…
– Vos clients ? » s’enquit Harry en regardant par-dessus l’épaule d’Idar, les yeux plissés. Il voyait Arve Støp chasser la glace du dessous d’une pierre, tout en examinant Katrine.
« Je ne sais pas ce que vous voulez, fit Idar dans le lointain. Je suis disposé à coopérer, mais pas si vous avez décidé de m’humilier et me détruire. Ce sont mes meilleurs amis.
– On continue, Vetlesen… », lança une voix profonde de baryton. C’était Arve Støp.
Harry regarda le chirurgien. Se demanda ce qu’il entendait par « meilleurs amis ». Et se dit que s’il y avait ne serait-ce qu’une infime chance d’obtenir une contrepartie en répondant à la promesse de Vetlesen, cela valait le coup.
« OK, trancha Harry. On s’en va. Mais vous serez à l’hôtel de police de Grønland dans exactement une heure. Sinon, nous venons vous chercher avec les sirènes et toute la fanfare. Et elle s’entend de loin à Bygdøy, non ? »
Vetlesen hocha la tête et, pendant un instant, parut vouloir rire, comme par une vieille habitude.
Oleg referma la porte avec fracas, envoya promener ses bottes et monta en courant l’escalier du premier. Un parfum frais de citron et de savon flottait dans toute la maison. Il entra en trombe dans sa chambre, et les tubes métalliques suspendus au plafond jouèrent une puissante mélodie terrorisée tandis qu’il retirait son jean pour le troquer contre un pantalon de survêtement.
Il ressortit au pas de course, mais au moment où il posait la main sur la rampe pour dévaler l’escalier en deux grands bonds, il entendit son nom par la porte ouverte de la chambre de sa mère.
Il entra et trouva Rakel à genoux devant le lit, maniant un balai-brosse dessous.
« Je croyais que tu faisais le ménage le week-end ?
– Oui, mais pas assez à fond, répondit sa mère avant de se passer une main sur le front. Où vas-tu ?
– Au terrain de sport, faire du patin. Karsten attend sur la route. Je rentre pour le dîner. »
Il prit appui sur la barre de seuil et s’élança vers l’escalier en glissant sur le parquet, jambes fléchies, comme le lui avait appris Erik V., l’un des patineurs vétérans de Valle Hovin.
« Attends un peu, jeune homme. À propos de patins… »
Oleg s’arrêta. Oh non, songea-t-il. Elle a trouvé les patins.
Elle se planta dans l’encadrement de la porte, pencha la tête de côté et le regarda. « Et les devoirs ?
– Pas beaucoup, répondit-il avec un sourire, soulagé. Je m’en occuperai après le dîner. »
Il la vit hésiter et ajouta : « Ce que tu es jolie dans cette robe, maman… »
Elle se regarda, dans la vieille robe bleu ciel à fleurs blanches. Et malgré le regard d’avertissement qu’elle lui lança, un sourire jouait aux commissures de ses lèvres.
« Gaffe, Oleg ; j’ai cru entendre ton père.
– Ah ? Je croyais qu’il ne parlait que russe. »
Il n’avait pas voulu faire de commentaire particulier, mais il se produisit quelque chose chez sa mère, comme si une onde de choc la traversait.
« Je peux y aller ? » demanda-t-il en piétinant nerveusement.
« “Oui, tu peux y aller” ? » La voix de Katrine Bratt claquait entre les murs de brique de la salle de musculation, au sous-sol de l’hôtel de police. « Tu as vraiment dit ça ? Qu’Idar Vetlesen pouvait y aller ? »
Harry leva les yeux sur le visage de Katrine, penché sur le banc de musculation sur lequel il était étendu. Le plafonnier lui faisait une auréole jaune autour de la tête. Il soufflait lourdement, à cause de la barre d’acier posée en travers de sa poitrine. Il s’apprêtait à s’attaquer à quatre-vingt-quinze kilos en développé-couché et venait de soulever la barre de son support quand Katrine était entrée au pas de charge et avait envoyé sa tentative par le fond.
« Pas le choix », répondit Harry en parvenant à repousser la barre un peu plus haut, pour la faire reposer sur le sternum. « Il était avec son avocat. Johan Krohn.
– Et alors ?
– Bon. Krohn a commencé par me demander quel genre de méthodes nous utilisions pour faire pression sur son client, par dire que la prostitution est légale en Norvège, et que nos méthodes pour pousser un médecin respecté à rompre le secret médical feraient les gros titres des journaux.
– Mais bon sang de bonsoir ! cria Katrine d’une voix tremblante de fureur. Il s’agit d’une enquête criminelle ! »
Harry ne l’avait encore jamais vue perdre ainsi son self-control, et il répondit de sa voix la plus douce :
« Écoute, nous ne pouvons pas relier le meurtre à la maladie des enfants des victimes, ni même rendre vraisemblable quelque lien que ce soit. Ça, Krohn le sait. À partir de ce moment-là, je ne peux pas les retenir.
– Non, tout ce que tu peux faire, c’est… t’allonger là et… ne rien faire ! »
Harry sentit la douleur dans son sternum et pensa que sur ce point précis, elle avait raison. Elle se plaqua les deux mains sur le visage. « Je… je… suis désolée. Je croyais juste que… Ç’a été une drôle de journée.
– Bon, gémit Harry. Tu peux m’aider avec cette barre, je ne vais pas tarder à…
– Un autre bout ! s’exclama-t-elle en ôtant les mains de son visage. On doit commencer par un autre bout. Par Bergen !
– Non, murmura Harry avec le peu d’air qui lui restait dans les poumons. Bergen ne doit pas être considéré comme un bout. Tu peux… »
Il la regarda. Vit ses yeux sombres s’emplir de larmes. « Les règles », murmura-t-elle. Avant de sourire. Avec une soudaineté telle que ce fut comme si une autre personne se trouvait tout à coup à côté de lui, avec un éclat particulier dans le regard et une voix sous totale maîtrise : « Et tu peux crever. »
Stupéfait, il entendit ses pas s’éloigner, son propre squelette craquer, et des points rouges se mirent à danser devant ses yeux. Il jura, serra les mains autour de la barre d’acier et poussa dans un rugissement. La barre ne bougea pas d’un pouce.
Elle avait raison, il pouvait effectivement crever de la sorte. Il pouvait choisir. Comique, mais vrai.
Il se tortilla, fit basculer la barre sur le côté jusqu’à ce qu’il entende les poids glisser et atteindre le sol dans un bruit assourdissant. La barre dégringola de l’autre côté. Il s’assit et regarda les poids rouler à travers la pièce, sans rime ni raison.
Harry se doucha, se changea et prit les escaliers jusqu’au cinquième. Se laissa tomber dans son fauteuil de bureau, sentant toute la douleur douce dans ses muscles lui faire savoir qu’il aurait des courbatures le lendemain.
Il consulta son répondeur, où Bjørn Holm avait laissé un message demandant de rappeler « asap [15] ».
Quand Holm décrocha son combiné, des sanglots déchirants accompagnés des notes soyeuses d’une pedal steel se firent entendre.
« Qu’est-ce que c’est ? voulut savoir Harry.
– Dwight Yoakam, répondit Holm en baissant la musique. Sacrément sexy, hein ?
– Non, je veux dire : c’est à quel sujet ?
– On a reçu les résultats concernant la lettre du Bonhomme de neige.
– Et ?
– Rien de particulier en ce qui concerne l’impression. Imprimante laser standard. »
Harry attendit. Il savait que Holm avait quelque chose.
« Ce qu’il y a de spécial, c’est le papier utilisé. Personne du labo n’avait jamais vu ça, c’est pour cela que ça a pris du temps. Il est fait de mitsumata, une variété japonaise de fibre végétale qui ressemble au papyrus. Tu peux certainement reconnaître le mitsumata à son odeur. On utilise son écorce pour fabriquer du papier, et ce type de papier est on ne peut plus élégant. On appelle ça du Kono.
– Kono ?
– Il faut aller dans des magasins spéciaux pour en acheter, le genre d’endroit qui vend des stylos plume à dix mille couronnes, de l’encre spéciale et des blocs-notes à reliure de cuir. Tu sais…
– En fait, non.
– Moi non plus, reconnut Holm. Mais en tout cas, il n’y a qu’une seule boutique à Oslo qui vende du papier à lettres Kono. Worse, dans Gamle Drammensveien. Je les ai eus, et ils m’ont dit que ça devenait rare qu’ils vendent ce genre de choses, alors peu de chances qu’ils repassent commande. Les gens n’ont plus le même sens de la qualité que par le passé, prétendaient-ils.
– Est-ce que ça veut dire… ?
– Ça veut malheureusement dire qu’ils ne se souvenaient pas de la dernière personne à qui ils avaient vendu des feuilles de Kono.
– Mmm. Et c’est donc l’unique détaillant ?
– Oui. Il y en avait un, un seul, à Bergen, mais ils ont cessé d’en vendre il y a plusieurs années. »
Holm attendit une réponse – ou, plus exactement, une question – tandis que Dwight Yoakam yodlait à volume modéré sur l’élu de son cœur qui était dans la tombe. Mais aucune ne vint.
« Harry ?
– Oui. Je réfléchis.
– Super ! » s’exclama Holm.
C’était cet humour lent de l’intérieur des terres qui pouvait faire pouffer Harry longtemps après, et même à ce moment-là, sans qu’il sache pourquoi. Mais pas maintenant. Harry s’éclaircit la voix :
« Je me dis que c’est foutrement bizarre de remettre une feuille de papier à lettres comme celle-là à un enquêteur si la dernière chose que tu veux, c’est qu’elle permette de remonter jusqu’à toi. Il ne faut pas avoir vu beaucoup de séries policières à la télé pour savoir qu’on va faire des recherches.
– Il ne savait peut-être pas que c’était rare ? suggéra Holm. Ce n’est peut-être pas lui qui l’a acheté ?
– C’est une possibilité, évidemment, mais quelque chose me dit que le Bonhomme de neige ne ferait pas une bévue comme ça.
– Mais c’est ce qu’il a fait.
– Je veux dire que je ne crois pas que ce soit une boulette.
– Tu veux dire…
– Oui, je veux dire qu’il voulait que nous le découvrions.
– Et pourquoi ?
– Comme d’habitude. Le meurtrier en série est un narcissique qui met en scène une pièce dans laquelle il tient le rôle principal : l’invincible, le plus puissant, celui qui triomphe à la fin.
– Triomphe de qui ?
– Eh bien, commença Harry pour la première fois à voix haute, au risque de paraître à mon tour narcissique : moi.
– Toi ? Pourquoi ça ?
– Je n’en ai aucune idée. Peut-être parce qu’il sait que je suis le seul policier de Norvège à avoir chopé un meurtrier en série, qu’il me considère comme un défi. La lettre va dans ce sens, il fait référence à Toowoomba. Je ne sais pas, Holm. Au fait, tu as le nom de ce magasin à Bergen ? »
« Flæsk ! »
Le mot fut prononcé avec l’intonation et la dignité berguénoises. C’est-à-dire avec un l classique, un œ long brisé en son milieu et un s discret. L’homme qui prononçait volontairement son nom comme la partie la plus infâme de la physionomie humaine – Peter Flesch – avait le souffle court, une voix de stentor et un abord facile. Il ne se fit pas prier pour raconter qu’il vendait toutes sortes d’antiquités du moment que c’étaient de petites choses, mais qu’il s’était spécialisé dans les pipes, briquets, pochettes en cuir et accessoires d’écriture. Du neuf comme de l’occasion. La plupart de ses clients étaient réguliers, et leur âge moyen irisait le sien.
Aux questions de Harry concernant le papier à lettres Kono, il répondit sur un ton d’excuse qu’il n’en vendait plus. Oui, cela faisait plusieurs années qu’il n’en avait pas eu en stock.
« C’est sans doute beaucoup demander, mais puisque vous avez surtout des clients réguliers : avez-vous gardé le souvenir de quelques-uns de ces clients qui vous achetaient ce papier à lettres ?
– De certains, oui. Møller. Et Kikkus, à Mølláren. On n’a pas de liste exhaustive, mais ma femme a une bonne mémoire.
– Vous pourriez peut-être noter les nom, âge approximatif et adresse de ceux dont vous vous souvenez, et m’envoyer un mail… »
Un claquement de langue interrompit Harry. « On n’a pas de mail. Donnez-moi plutôt un numéro de fax… »
Harry récita celui de l’hôtel de police. Il hésita. C’était une simple intuition. Mais il y avait toujours une raison à ça.
« Vous n’auriez pas eu, par hasard, un client, il y a quelques années ? reprit Harry. Un certain Rafto ?
– Le Rafto de fer ? demanda Peter Flesch en riant.
– Vous avez entendu parler de lui ?
– Toute la ville savait qui était Rafto. Non, il n’était pas client chez nous. »
Le capitaine de police Bjarne Møller disait souvent que pour isoler la seule possibilité, il faut éliminer toutes les impossibilités. Et par conséquent, un enquêteur ne doit pas se désespérer, mais s’estimer heureux chaque fois qu’il peut biffer une piste qui ne mène pas à la solution. De plus, cela n’avait été qu’une intuition.
« Bien, merci, en tout cas, conclut Harry. Bonne journée.
– Il n’était pas client, répondit Flesch. C’est moi, qui l’étais.
– Ah ?
– Oui. Il venait avec des babioles. Des briquets en argent usagés, des stylos en or. Des choses comme ça. Il m’arrivait de lui en acheter. Oh, c’était avant que je sache d’où elles venaient…
– Et d’où venaient-elles ?
– Vous n’êtes pas au courant ? Il volait sur les lieux de crime.
– Mais il n’a jamais rien acheté ?
– Rafto n’avait pas l’utilité de ce que nous vendions.
– Mais du papier ? Tout le monde se sert de papier ?
– Mouais… Un instant, je vais demander à la patronne. »
Une main atterrit sur le combiné, mais Harry put entendre des cris suivis d’une conversation sur un ton un peu plus modéré. La main disparut, et Flesch proclama à son de trompe, dans un berguénois triomphant :
« Elle dit que Rafto a acheté ce qui restait de papier quand on a cessé d’en vendre. En échange d’un porte-stylo hollandais en argent hors d’usage, à ce qu’elle dit. Satanée mémoire, ces bonnes femmes. »
Harry raccrocha et comprit qu’il allait à Bergen. Qu’il retournait à Bergen.
À neuf heures du soir, il y avait toujours de la lumière au premier étage du numéro 6 dans Brynsalléen, à Oslo. De l’extérieur, le bâtiment de six étages ressemblait à n’importe quel complexe commercial, avec sa façade moderne en brique rouge et acier gris. Et à l’intérieur aussi, pour ainsi dire, puisque la plupart des employés, plus de quatre cents, avaient travaillé comme ingénieurs, spécialistes en technologies de l’information et de la communication, sociologues, assistants de laboratoire, photographes, etc. Mais ce n’en était pas moins l’« unité centrale de lutte contre la criminalité organisée et la grande criminalité », communément appelée par son ancien nom Centrale de police criminelle, ou encore le KRIPOS.
Il était neuf heures du soir, et Espen Lepsvik venait de congédier ses hommes après un briefing sur l’enquête criminelle. Il ne restait qu’une personne dans la salle de réunion.
« Ça ne fait pas lourd, constata Harry Hole.
– Jolie périphrase pour “rien”, commenta Espen Lepsvik en se massant les paupières avec le pouce et l’index. On va se boire une bière pendant que tu me racontes ce que vous avez déniché ? »
Harry raconta tandis qu’Espen Lepsvik les ramenait en centre-ville et au Justisen, qui se trouvait sur le chemin du retour de l’un comme de l’autre. Quand Harry eut fini, ils occupaient la table la plus reculée de ce débit de boissons décati où traînait un peu de tout, depuis des étudiants assoiffés de bière jusqu’à des avocats et des politiques encore plus assoiffés.
« J’envisage d’emmener Katrine Bratt à Bergen, plutôt que Skarre, déclara Harry en buvant une gorgée de sa bouteille d’eau gazeuse. J’ai jeté un œil à ses papiers d’embauche juste avant de monter vous voir. Elle est assez nouvelle, mais j’ai pu lire qu’elle avait bossé sur deux enquêtes de meurtres à Bergen dont il me semble que tu les as dirigées.
– Bratt, oui, je me souviens d’elle, répondit Espen Lepsvik avec un grand sourire, en levant un index en direction du bar pour obtenir une autre bière.
– Content d’elle ?
– Sacrément content. Sacrément… douée. » Lepsvik fit un clin d’œil à Harry, qui vit que l’autre avait déjà le regard voilé d’un homme fatigué ayant éclusé trois bières. « Si nous n’avions pas été mariés chacun de notre côté, j’ai bien l’impression que j’aurais tenté ma chance, tiens. »
Il vida le reste de sa bière.
« Je me demandais plutôt si elle te paraissait stable, reprit Harry.
– Stable ?
– Oui. Elle a quelque chose… je ne sais pas trop comment l’expliquer. Quelque chose d’extrême.
– Je vois ce que tu veux dire, répondit Espen Lepsvik en hochant lentement la tête, tandis que son regard cherchait une prise sur le visage de Harry. Son casier judiciaire est impeccable. Mais entre nous, j’ai entendu un des gars, là-bas, dire des choses sur elle et son mari. »
Lepsvik chercha un encouragement sur le visage de Harry, n’en trouva pas, mais poursuivit néanmoins :
« Du… tu sais… de la cire et du cuir. Sado-maso. Ils fréquentaient sans doute des clubs comme ça. Un peu pervers sur les bords.
– Ça ne me regarde pas.
– Non, non, moi non plus ! s’écria Lepsvik avec un large geste défensif des deux bras. Ce n’est qu’une rumeur. Et tu sais quoi ? » Lepsvik gloussa, se pencha par-dessus la table, de telle sorte que Harry sentit son haleine chargée de bière. « Elle aurait pu me passer un collier sans problème. »
Harry comprit que son regard avait dû exprimer quelque chose, car Lepsvik sembla soudain regretter sa franchise, et effectua une retraite rapide vers sa moitié de table. Avant de continuer dans un registre plus sérieux :
« Une nana pro. Intelligente. Intense, qui s’implique. Elle a peut-être un peu insisté pour que je l’aide sur quelques affaires classées, je me souviens. Mais loin d’être instable, bien au contraire. Plutôt un peu fermée et bizarre. Mais elle n’est pas la seule. Oui, en réalité, je crois que vous pouvez former une équipe parfaite. »
Harry sourit du sarcasme et se leva. « Merci du tuyau, Lepsvik.
– Et si tu m’en filais un en échange ? Est-ce que toi et elle avez… quelque chose sur le feu ?
– Mon tuyau, répondit Harry en flanquant un billet de cent sur la table, c’est de laisser ta voiture là où elle est. »