CHAPITRE 22

Jour 18. Match

 

 

 

Gunnar Hagen s’était arrêté à la porte du restaurant Schrøder, et regardait autour de lui. Il était parti de chez lui exactement trente-deux minutes et trois conversations téléphoniques après le générique de Bosse. Il n’avait trouvé Harry ni à son appartement, ni à la Kunstnernes Hus, ni au bureau. C’était Bjørn Holm qui lui avait conseillé d’essayer à son bar attitré, le restaurant Schrøder. Le contraste entre la clientèle jeune, belle et souvent célèbre de la Kunstnernes Hus et les buveurs de bière légèrement imbibés était frappant. Harry était installé dans le coin, près de la fenêtre, seul à une table. Devant une pinte.

Hagen gagna la table à force de jurons.

« J’ai essayé de t’appeler, Harry. Tu as éteint ton mobile ? »

L’inspecteur principal leva un regard voilé.

« On m’a trop pompé l’air. Il y avait tout un tas de journalistes qui voulaient me mettre la main dessus.

– À la NRK, ils ont dit que la rédaction de Bosse et les invités allaient souvent à la Kunstnernes Hus après l’émission.

– Les journalistes m’attendaient dehors. Alors je me suis barré. C’est à quel sujet, chef ? »

Hagen se laissa tomber sur une chaise et vit Harry lever le verre à ses lèvres, et le liquide brun-or couler dans sa bouche.

« J’ai discuté avec le chef de la Crim. C’est grave, Harry. Dire que le Bonhomme de neige court toujours, c’est une violation pure et simple de ton devoir de réserve.

– C’est exact, approuva Harry en buvant une autre gorgée.

– Exact ? C’est tout ce que tu as à dire ? Mais au nom du ciel, Harry, pourquoi ?

– Le public a le droit de savoir. Notre démocratie est basée sur la transparence, chef. »

Hagen abattit violemment les poings sur la table, reçut un coup d’œil encourageant de la table voisine et un d’avertissement de la part de la serveuse qui passait à leur niveau, les bras chargés de pintes.

« Ne joue pas avec moi, Harry. Nous sommes allés à la rencontre du public pour dire que l’affaire était résolue. Tu présentes la police sous un jour bien mauvais, tu en as conscience ?

– Mon job, c’est de capturer des bandits. Pas de présenter la police sous un bon jour.

– Ce sont deux aspects de la même chose, Harry ! Nos conditions de travail dépendent de la perception qu’a le public de nous. La presse est importante ! »

Harry secoua la tête.

« La presse ne m’a jamais empêché ni aidé à résoudre la moindre affaire. Elle n’a d’importance que pour ceux qui veulent monter, avancer. Ceux à qui tu fais tes rapports ne s’occupent de résultats concrets que dans la mesure où ils suscitent une critique positive dans la presse. Moi, je veux choper le Bonhomme de neige, point.

– Tu es un danger pour ton entourage. Tu le sais ? »

Harry sembla peser ces mots avant de hocher lentement la tête. Il vida le reste de son verre et fit comprendre à la serveuse qu’il en désirait un autre.

« Ce soir, j’ai discuté avec le chef de la Crim et le directeur de la police, commença Hagen en se préparant au choc. J’ai reçu la consigne d’aller te trouver sans délai pour te passer la muselière. À compter de cet instant. Compris ?

– Ainsi soit-il, chef. »

Hagen cligna des yeux, surpris, mais l’expression de Harry ne trahissait rien.

« À partir de maintenant, je dois être hands on tout le temps, déclara l’agent supérieur de police. Je veux des rapports en continu. Je sais que tu ne le feras pas, alors j’ai discuté avec Katrine Bratt et je lui ai confié le boulot. Des objections ?

– Certainement pas, chef. »

Hagen songea que Harry devait être plus soûl qu’il ne le paraissait.

« Bratt m’a dit que tu lui avais demandé d’aller voir cette assistante d’Idar Vetlesen pour consulter le dossier d’Arve Støp. Sans passer par le parquet. Qu’est-ce que vous foutez, nom de Dieu ? Tu sais ce qu’on aurait pu risquer si Støp l’avait découvert ? »

La tête de Harry bondit, comme celle d’un animal aux aguets.

« Que voulez-vous dire, s’il l’avait découvert ?

– Qu’heureusement, il n’y avait aucun dossier sur Støp. La secrétaire de Vetlesen a dit qu’il n’en avait jamais eu.

– Ah ? Pourquoi donc ?

– Je n’en sais rien, Harry. Je suis juste content, nous n’avons pas besoin d’autres ennuis en ce moment Arve Støp, bon sang ! Quoi qu’il en soit, à partir de maintenant, Bratt va te suivre comme ton ombre, en permanence, pour pouvoir me tenir au courant.

– Mmm. » Harry fit un signe de tête à la serveuse qui posa un nouveau verre devant lui. « Elle ne le sait pas encore ?

– Que veux-tu dire ?

– Quand elle a commencé, vous lui avez dit que je devais être son… » Harry se tut subitement.

« Son quoi ? » demanda Hagen avec colère.

Harry secoua la tête.

« Qu’y a-t-il ? Un problème ?

– Rien. »

Harry vida la moitié du verre en une seule grosse gorgée et déposa un billet de cent sur la table.

« Bonsoir, chef. »

Hagen ne bougea pas jusqu’à ce que Harry soit sorti. Il remarqua seulement à cet instant qu’aucune bulle de gaz ne montait vers la surface du verre à moitié vide. Il jeta quelques regards furtifs autour de lui avant de porter prudemment le verre à ses lèvres. C’était acide. Jus de pomme.

 

Harry parcourut des rues calmes pour rentrer chez lui. Les fenêtres des vieux immeubles bas luisaient comme des yeux jaunes de chat dans la nuit. Il avait envie d’appeler Tresko pour lui demander comment ça allait, mais décida de le laisser en paix cette nuit, comme convenu. Il contourna le coin de Sofïes gate. Déserte. Il filait vers son immeuble lorsqu’il détecta un mouvement et un petit éclat. De la lumière qui se reflétait dans des lunettes. Il y avait quelqu’un de l’autre côté de la file de voitures le long du trottoir, qui semblait se bagarrer pour ouvrir une portière. Harry savait quelles voitures étaient souvent garées à cette extrémité de sa rue. Et ce véhicule, une Volvo C70 bleue, n’en faisait pas partie.

Il faisait trop sombre pour que Harry voie distinctement le visage, mais il nota que la personne se tenait de telle sorte qu’elle puisse tenir Harry à l’œil. Un journaliste ? Harry passa au niveau de la voiture. Dans le rétroviseur d’une autre voiture, il vit une ombre se glisser entre les voitures et approcher par-derrière. Sans se hâter, Harry plongea la main à l’intérieur de son manteau. Sentit les pas approcher. Et la fureur. Il compta jusqu’à trois et se retourna. La personne derrière lui pila tout net sur l’asphalte.

« C’est moi que vous cherchez ? » demanda Harry d’une voix rauque en avançant, le revolver levé. Il saisit l’homme par le col, le tira de côté et lui fit perdre l’équilibre avant de se coller contre lui de façon à ce qu’ils basculent tous les deux sur le capot d’une voiture. Harry appuya un bras contre la gorge de l’homme en posant le canon de son revolver sur l’un des verres des lunettes.

« C’est sur moi, que vous voulez mettre la main ? » siffla Harry.

La réponse de l’homme fut assourdie par l’alarme de la voiture qui se déclencha. Le son emplit la rue entière. L’homme tenta de se libérer, mais Harry tint bon et il abandonna. L’arrière de sa tête atteignit le capot avec un « boum » mou, et la lumière du réverbère tomba sur son visage. Alors Harry lâcha sa prise. L’homme se recroquevilla en toussant.

« Venez », commanda Harry par-dessus cet entêtant ululement, avant d’empoigner l’homme sous le bras pour lui faire traverser la rue. Il ouvrit la porte cochère et poussa l’homme à l’intérieur.

« Qu’est-ce que vous foutez ici ? voulut savoir Harry. Et comment savez-vous où j’habite ?

– J’ai passé la soirée à essayer d’appeler le numéro sur votre carte de visite. J’ai fini par téléphoner aux renseignements, et ils m’ont donné l’adresse. »

Harry regarda l’homme. C’est-à-dire : il regarda le fantôme de l’homme. Même en cellule de détention préventive, il était resté davantage du professeur Filip Becker.

« J’ai dû éteindre mon téléphone », répondit Harry.

Il passa devant Becker pour monter à son appartement. Il ouvrit, envoya promener ses bottillons, alla à la cuisine et alluma la bouilloire.

« Je vous ai vu à Bosse, ce soir », l’informa Becker. Il était venu jusqu’à la cuisine, mais avait gardé son manteau et ses chaussures [20]. Son visage était d’une pâleur cadavérique. « C’était courageux. Alors je me suis dit que moi aussi, je devais être courageux. Je vous le dois.

– Vous me le devez ?

– Vous m’avez cru quand personne d’autre ne me croyait. Vous m’avez sauvé de l’humiliation publique.

– Mmm. »

Harry tira une chaise à l’intention du professeur, mais celui-ci secoua la tête.

« Je ne vais pas rester. Je voulais seulement vous raconter quelque chose que personne d’autre ne devra savoir, jamais. Je ne sais même pas si ça a un intérêt dans cette affaire, mais il s’agit de Jonas.

– Oui ?

– Je lui ai pris un peu de sang le soir où je suis allé voir Lossius. »

Harry se souvint du pansement sur l’avant-bras de Jonas.

« Plus un prélèvement buccal. J’ai envoyé le tout à la section paternité de l’institut médico-légal pour un test ADN.

– Ah oui ? Je croyais qu’il fallait passer par un avocat.

– Avant, il le fallait. Aujourd’hui, n’importe qui peut acheter le test. Deux mille huit cents couronnes par personne. Un peu plus si on veut une réponse rapide. J’ai opté pour la dernière solution. Et la réponse est arrivée aujourd’hui. Jonas… » Becker arrêta et inspira. « Jonas n’est pas mon fils. »

Harry hocha lentement la tête.

Becker bascula sur les talons, comme pour prendre son élan.

« Je leur ai demandé de le comparer à toutes les données de leur base. Ils ont trouvé une correspondance exacte.

– Exacte ? Donc Jonas lui-même ?

– Oui. »

Harry réfléchit. Les choses commençaient à apparaître.

« En d’autres termes, quelqu’un d’autre a déjà envoyé un échantillon pour l’analyse ADN de Jonas, poursuivit Becker. On m’a expliqué que l’ancienne analyse était vieille de sept ans.

– Et ils ont confirmé que c’était Jonas ?

– Non, il était anonyme. Mais ils avaient le nom de celui qui avait demandé l’analyse.

– Et c’était ?

– Un centre médical qui n’existe plus. » Harry connaissait la réponse avant que Becker la lui donne. « La clinique de Marienlyst.

– Idar Vetlesen, compléta Harry en penchant la tête de côté, comme pour étudier un tableau dont il doutait de l’horizontalité.

– C’est exact, répondit Becker en abattant une main contre l’autre et en faisant un sourire pâle. C’est tout. Tout ce que je voulais dire, c’est que… je n’ai pas de fils.

– Je suis désolé.

– En fait, ça faisait longtemps que j’en avais le pressentiment.

– Mmm. Pourquoi y avait-il une telle urgence à venir me le raconter ?

– Je ne sais pas. »

Harry attendit.

« Je… je devais faire quelque chose ce soir. Comme ça. Sinon, je ne sais pas ce que j’aurais trouvé. Je… » Le professeur s’arrêta un instant avant de poursuivre. « Je suis seul, à présent. Ma vie n’a plus beaucoup de sens. Si ce pistolet avait été un vrai…

– Non, le coupa Harry. Ne pensez pas à ça. L’idée sera de plus en plus séduisante à mesure que vous la caresserez. Et vous oubliez une chose. Même si votre vie n’a plus de sens pour vous, elle en a pour d’autres. Pour Jonas, par exemple.

– Jonas ? pouffa Becker avec mépris, avec un petit rire amer. Ce jeune coucou ? Cette histoire de caresser l’idée, c’est quelque chose que vous apprenez à l’école de police ?

– Non. »

Ils se regardèrent.

« Quoi qu’il en soit, conclut Becker, vous le savez.

– Merci. »

Becker parti, Harry essayait toujours de voir si le tableau était bien droit, et ne remarqua pas que l’eau bouillait, que la bouilloire s’éteignait et que le petit œil rouge sous le bouton « Marche » s’éteignait et mourait lentement.