CHAPITRE 23

Jour 19. Mosaïque

 

 

 

Il était sept heures du matin et les nuages camouflaient une aurore laineuse quand Harry arriva dans le couloir du cinquième étage de cet immeuble de Frogner. Tresko avait laissé la porte de l’appartement entrouverte, et lorsque Harry entra, il avait les pieds sur la table basse verte, le cul dans le canapé et la télécommande dans la main droite. Les images qui tournaient à l’envers sur l’écran de télé se dissolvaient en une mosaïque digitale.

« Pas de bière, alors ? répéta Tresko en levant sa propre canette à moitié vide. C’est samedi. »

Harry crut voir du biogaz dans le verre. Les deux cendriers étaient pleins de mégots.

« Non merci, déclina Harry en s’asseyant. Alors ?

– Alors je n’ai eu que cette nuit, répondit Tresko en arrêtant le lecteur de DVD. D’habitude, j’y passe plusieurs jours.

– Il ne s’agit pas d’un joueur de poker professionnel, objecta Harry.

– Ne dis pas ça, répliqua Tresko en caressant la canette. Il bluffe mieux que bien des joueurs de cartes. Tiens, voilà l’endroit où tu lui poses la question prévue, à laquelle il va répondre par un mensonge n’est-ce pas ? »

Tresko appuya sur le bouton « Play », et Harry se vit dans le studio télé. Il portait une veste de costume un peu trop étroite à fines rayures, d’une marque suédoise. Un T-shirt noir offert par Rakel. Un jean Diesel et des boots Doc Martens. Il était assis dans une position étrangement inconfortable, comme si le dossier du fauteuil était garni de clous. La question produisit un écho creux dans les enceintes du poste :

« Vous l’invitez pour une heure supplémentaire dans votre chambre ? »

– Non, ce n’est pas ce que je fais, commença Støp, avant de se figer quand Tresko pressa la touche “Pause”.

– Et donc, là, tu sais qu’il ment ? demanda Tresko.

– Ouaip. Il a sauté une amie de Rakel. Les nanas n’ont pas l’habitude de se faire mousser. Qu’est-ce que tu vois ?

– Si j’avais eu le temps de le passer sur le PC, j’aurais pu agrandir les yeux, mais je n’en ai pas besoin. Tu peux voir que ses pupilles se sont dilatées, fit observer Tresko en pointant en direction de l’écran un index à l’ongle complètement bouffé. C’est le signe de stress le plus banal. Et regarde ses narines, tu vois qu’elles se dilatent aussi légèrement ? Nous faisons ça quand nous sommes stressés et que le cerveau a besoin de plus d’oxygène. Mais ça ne veut pas dire qu’il ment, il y a plein de gens qui stressent même quand ils disent la vérité. Ou qui restent détendus en racontant des bobards. Par exemple, tu peux voir que ses mains ne s’agitent pas. »

Harry nota un changement dans la voix de Tresko, l’aspect rocailleux en avait disparu et elle était devenue douce, presque agréable. Harry regarda l’écran, les mains de Støp qui reposaient calmement sur ses genoux, la gauche sur la droite.

« Malheureusement, il n’existe aucun signe immuable, poursuivit Tresko. Tous les joueurs de poker sont différents, alors ce dont on doit se servir, c’est des différences. Trouver ce qui change chez quelqu’un quand il ment et quand il répond honnêtement. C’est comme la triangulation, il faut deux repères fixes.

– Un mensonge et une réponse honnête. Ça a l’air simple.

– Ce “a l’air” n’est pas faux. Si nous supposons qu’il dit la vérité quand il parle de la création de son magazine et quand il explique pourquoi il méprise les politiques, on a l’autre point. » Tresko rembobina et fit redémarrer la lecture. « Regarde. »

Harry regarda. Mais manifestement pas ce qu’il devait voir. Il secoua la tête.

« Ses mains, l’aida Tresko. Regarde ses mains. »

Harry observa les mains bronzées de Støp, posées sur les accoudoirs du fauteuil.

« Elles sont toujours calmes, constata Harry.

– Oui, mais il ne les cache pas. C’est classique chez les mauvais joueurs de poker : quand ils ont des cartes faiblardes, ils les cachent encore mieux dans leur main. Et quand ils bluffent, ils se posent volontiers une main prétendument pensive sur la bouche, pour dissimuler l’expression de leur visage. On les appelle des cacheurs. D’autres bluffent en se redressant sur leur siège ou en rejetant les épaules en arrière, pour paraître plus grands qu’ils ne sont. On les appelle des bluffeurs. Støp est un cacheur.

– Est-ce que tu as…, commença Harry en se penchant en avant.

– Oui. Et c’est le cas tout du long. Il descend la main de son accoudoir et il cache la droite – je parie qu’il est droitier – quand il ment.

– Que fait-il quand je lui demande s’il fabrique des bonshommes de neige ? voulut savoir Harry sans tenter de dissimuler son excitation.

– Il ment, répondit Tresko.

– Sur quelle partie ? Les bonshommes de neige ou le fait de les faire sur sa terrasse ? »

Tresko émit un grognement court, dont Harry comprit que c’était censé être un rire.

« Ce n’est pas une science exacte, ça. Comme je te l’ai dit, ce n’est pas un mauvais joueur de cartes. Pendant les secondes qui suivent ta question, il garde les mains posées sur les accoudoirs, comme s’il prévoyait de dire la vérité. En même temps, ses narines se dilatent légèrement, comme si le stress s’emparait de lui. Mais il change d’avis, cache sa main et sort un bobard.

– Exactement. Et ça veut dire qu’il a quelque chose à cacher, n’est-ce pas ? »

Tresko pinça les lèvres pour montrer que ce n’était pas si simple…

« Ça peut aussi vouloir dire qu’il choisit de raconter un mensonge dont il sait qu’il sera percé à jour. Pour dissimuler qu’il aurait pu dire la vérité.

– C’est-à-dire ?

– Quand des joueurs professionnels reçoivent de bonnes cartes, il arrive qu’au lieu de chercher à faire monter la mise, ils tapent tout de suite assez haut en même temps qu’ils émettent de petits signaux de bluff. Juste assez pour faire croire à des joueurs inexpérimentés qu’ils ont décelé un mensonge, et les contraindre à poursuivre les enchères. Au fond, c’est à cela que ce passage fait penser. Un bluff bluffé. »

Harry hocha lentement la tête.

« Tu veux dire qu’il veut me faire croire qu’il a quelque chose à cacher ? »

Tresko regarda sa canette vide, puis le réfrigérateur, fit un effort peu convaincu pour extraire son énorme corps du canapé et soupira.

« Encore une fois, ce n’est pas une science exacte. Tu voudrais bien… »

Harry se leva et alla au réfrigérateur. Et jura intérieurement. En appelant Oda à la rédaction de Bosse, il savait qu’ils accepteraient sa proposition de venir. Et il savait aussi que rien ne l’empêcherait de poser à Støp des questions directes, comme le voulait ce genre d’émission. Et que la caméra ne les lâcherait pas, soit en gros plan, soit en plan américain, c’est-à-dire en ne prenant que le haut du corps. Tout était parfait dans l’analyse de Tresko. Et pourtant, ils avaient échoué. Ç’avait été le dernier espoir, le dernier endroit éclairé où chercher. Le reste n’était que ténèbres.

Harry observa les rangées tirées au cordeau de canettes de Ringnes, dans le réfrigérateur, en contraste comique avec le désordre qui régnait ailleurs dans l’appartement. Il hésita. Avant d’attraper deux canettes. Elles étaient si froides qu’elles brûlaient dans la main. La porte du réfrigérateur se referma.

« Le seul endroit où je peux dire avec cent pour cent de certitude que Støp ment, annonça Tresko depuis le canapé, c’est quand il répond qu’il n’y a ni folie ni maladies congénitales dans la famille. »

Harry eut le temps de poser le pied à l’intérieur du réfrigérateur. La lumière dans l’entrebâillement se refléta dans les fenêtres noires dépourvues de rideaux.

« Répète. »

Tresko répéta.

Vingt-cinq secondes plus tard, Harry avait descendu la moitié de l’escalier et Tresko la moitié de la canette que Harry lui avait lancée.

« Si, il y avait autre chose, Harry, murmura Tresko pour lui-même. Bosse t’a demandé s’il y avait quelqu’un de spécial que tu attendais, et tu as répondu non. » Il rota. « Ne te mets pas au poker, Harry. »

 

Harry appela de la voiture.

On répondit à l’autre bout du fil avant qu’il ait eu le temps de se présenter : « Salut, Harry. »

L’idée que Mathias Lund-Helgesen puisse reconnaître le numéro ou qu’il l’ait ajouté à sa liste accompagné du nom fit frissonner Harry. Il entendait les voix de Rakel et Oleg en bruit de fond. Week-end. Famille.

« J’ai une question concernant la clinique de Marienlyst. Est-ce que les dossiers des patients existent toujours ?

– J’en doute, répondit Mathias. Je crois que la règle veut que les choses de ce genre soient détruites si personne ne reprend la boutique. Mais si c’est important, je peux vérifier, évidemment.

– Merci. »

Harry passa devant la station de métro de Vinderen. Des images défilèrent rapidement. Une course-poursuite, une collision, un collègue mort, la rumeur disant que c’était Harry qui avait été au volant et qu’il aurait fallu le faire souffler dans le ballon. Ça faisait longtemps. De l’eau sous les ponts. Des cicatrices sous la peau. Des plaies à l’âme.

Mathias rappela au bout d’un quart d’heure. « J’ai discuté avec Gregersen, qui dirigeait la clinique de Marienlyst. Je crains que tout ait été effacé. Mais je crois que des gens, Idar entre autres, ont emporté les dossiers de leurs patients.

– Et toi ?

– Je savais que j’allais passer dans le privé, alors je n’ai rien pris.

– Tu te rappelles les noms de certains des patients d’Idar, par hasard ?

– Quelques-uns, peut-être. Pas beaucoup. Ça fait longtemps, Harry.

– Je sais. Merci quand même. »

Harry raccrocha et suivit la direction de l’hôpital civil. L’ensemble de bâtiments couvrait la colline basse devant lui.

 

Gerda Nelvik était une dame enjouée à la belle poitrine, d’environ quarante-cinq ans, et l’unique représentante de la section paternité de l’institut médico-légal de l’hôpital civil ce samedi-là. Elle reçut Harry et le fit entrer. Peu de choses révélaient qu’il s’agissait d’un endroit où l’on traquait les pires criminels de la société. Les locaux, clairs et décorés de telle sorte qu’on s’y sente chez soi, indiquaient que l’équipe était presque exclusivement féminine.

Harry était déjà venu, et il connaissait les procédures en matière de tests ADN. Dans la semaine, derrière les fenêtres des labos, il aurait pu voir des femmes en blouse blanche, calots et gants jetables, penchées sur des solutés et des machines, absorbées dans des activités mystérieuses qu’elles appelaient traitement de cheveux, de sang et amplification, et qui devaient constituer au final un court rapport dont la conclusion serait une suite de valeurs concernant quinze marqueurs distincts.

Ils franchirent une pièce garnie d’étagères chargées de paquets de lettres portant les noms de commissariats de tout le pays. Harry savait qu’elles contenaient vêtements, cheveux, tissu d’ameublement, sang et autres matériaux organiques envoyés pour analyses. Tout cela pour extorquer à ces matériaux le code chiffré représentant différents points de la mystérieuse guirlande qu’était l’ADN, et qui identifiait le propriétaire à quatre-vingt-dix-neuf virgule tout un tas de neuf pour cent de certitude.

Le bureau de Gerda Nelvik était tout juste assez grand pour abriter des étagères de classeurs et une table de travail sur laquelle était posé un PC, plus des piles de papiers et une grande photo de deux garçons tenant chacun son snowboard.

« Vos fils ? s’enquit Harry en s’asseyant.

– Je le crois, sourit-elle.

– Quoi ?

– Plaisanterie interne. Vous avez parlé de quelqu’un qui avait demandé des analyses ?

– Oui. Je cherche des renseignements sur toutes les analyses ADN demandées par un centre précis. Il y a douze ans et après. Et sur qui les a demandées.

– Bon. Qui est-ce ?

– La clinique de Marienlyst.

– La clinique de Marienlyst ? Vous êtes sûr ?

– Pourquoi ça ? »

Elle haussa les épaules.

« En général, dans les affaires de paternité, ce sont les tribunaux ou un avocat qui font la demande. Ou des particuliers, directement.

– Il ne s’agit pas d’affaires de paternité, mais de cas dans lesquels on peut vouloir confirmer un lien de parenté à cause du risque de maladies congénitales.

– Ah ! Alors on les aura dans notre base de données.

– Pouvez-vous la consulter maintenant ?

– Ça dépend si vous avez le temps d’attendre… trente secondes », termina-t-elle en regardant l’heure.

Harry hocha la tête.

Gerda tapa sur son clavier en dictant pour elle-même : « C-l-i-n-i-q-u-e d-e M-a-r-i-e-n-l-y-s-t. »

Elle se renversa dans son fauteuil et laissa l’ordinateur travailler.

« C’est triste, ce temps d’automne, non ? fit-elle.

– Oui », répondit Harry sur un ton absent tout en écoutant le grésillement du disque dur, comme si le son pouvait indiquer si la réponse était celle qu’il espérait.

« On finit par déprimer, à cause de cette obscurité, poursuivit-elle. J’espère que la neige ne va pas tarder. Il fera plus clair, si on veut.

– Mmm. »

Le grésillement s’interrompit.

« Voyez-vous ça », lâcha-t-elle en regardant son écran.

Harry prit une profonde inspiration.

« La clinique de Marienlyst a été cliente ici, oui. Mais pas depuis sept ans. »

Harry essaya de réfléchir. Quand Idar Vetlesen avait-il bien pu cesser d’y travailler ?

Gerda fronça les sourcils. « Mais avant ça, ils en ont demandé un paquet. »

Elle hésita. Harry attendit qu’elle le dise. Et elle le dit :

« Un nombre anormalement élevé pour un centre médical, je dirais. »

Harry le sentit. C’était dans ce sens qu’ils allaient, ça menait hors du labyrinthe. Ou plus exactement : dans le labyrinthe. Au cœur des ténèbres.

« Vous avez les noms de ceux qui ont été testés, et des informations sur eux ? »

Gerda secoua la tête.

« D’habitude, oui, mais ici, le centre médical a voulu qu’ils soient anonymes, à l’évidence. »

Merde ! Harry ferma les yeux et réfléchit.

« Mais vous avez toujours les réponses à ces tests ?

Si la personne en question est le père ou non, je veux dire.

– Bien sûr.

– Et que disent-ils ?

– Je ne peux pas vous répondre comme ça, il faudrait que je les examine un par un, et ça prend plus de temps.

– OK. Mais est-ce vrai que vous avez conservé le profil ADN de ceux que vous avez analysés ?

– Oui.

– Et l’analyse est aussi complète que pour des enquêtes criminelles ?

– Plus complète. Pour définir à coup sûr une paternité, nous avons besoin de plus de marqueurs, puisque la moitié du matériel génétique provient de la mère.

– Alors ce que vous me dites, c’est que je peux recueillir des cellules d’une personne bien précise, les faire parvenir ici et vous demander de vérifier si elles sont identiques à certains des contrôles pour la clinique de Marienlyst ?

– La réponse est oui, l’assura Gerda sur un ton impliquant qu’elle ne cracherait pas sur une explication.

– Bien. Mes collaborateurs vont envoyer du matériel cellulaire provenant de pas mal de gens, des maris et des enfants de femmes qui ont disparu ces dernières années. Contrôlez si ça a déjà été envoyé. Je vais veiller à ce que ça obtienne la priorité absolue. »

Une lumière parut s’allumer dans les yeux de Gerda.

« Ça y est, je sais où je vous ai vu ! À Bosse. Est-ce qu’il est question de ce… »

Bien qu’il n’y eût qu’eux deux dans la pièce, elle baissa la voix, comme si le nom qu’ils avaient donné à ce monstre était un juron, une obscénité, un exorcisme qu’il ne fallait pas prononcer à voix haute.

 

Harry appela Katrine, lui demanda de le rejoindre au bar Java, à St. Hanshaugen. Il se gara devant une vieille porte cochère, près de laquelle un panneau menaçait d’enlèvement tout véhicule stationnant à cet endroit, bien que la porte en question soit juste assez large pour laisser passer une tondeuse à gazon. Ullevålsveien était pleine de gens qui allaient et venaient en hâte pour expédier les courses du samedi. Un noroît glacé descendait du sommet de St. Hanshaugen, vers le cimetière de Vår Frelser, soufflant assez fort pour faire tomber les chapeaux des membres voûtés d’un cortège funéraire.

Harry se paya un double express et un cortado [21], l’un comme l’autre dans des gobelets en carton à emporter, avant d’aller s’asseoir dans l’un des fauteuils sur le trottoir. Dans l’étang du parc de l’autre côté de la rue, un cygne solitaire, blanc neige, nageait calmement, le cou en forme de point d’interrogation. Harry le regarda et songea au nom du piège à renards. Le vent donnait la chair de poule à la surface.

« Le cortado est encore chaud ? »

Katrine se tenait devant lui, la main tendue.

Harry lui tendit le gobelet, et ils partirent en direction de sa voiture.

« Super que tu aies pu bosser un samedi matin, observa-t-il.

– Super que tu aies pu bosser un samedi matin, répliqua-t-elle.

– Je suis célibataire. Le samedi matin n’a aucune valeur pour les gens comme moi. Toi, en revanche, tu devrais avoir une vie. »

Un homme d’un certain âge les fixait d’un regard mauvais quand ils arrivèrent à la voiture.

« J’ai demandé à la fourrière de venir, annonça-t-il.

– Oui, j’ai entendu dire que tout le monde voulait les inviter, répondit Harry en ouvrant sa portière. Le seul problème, ça va sûrement être de leur trouver une place où se garer. »

Ils s’installèrent, et une phalange ridée tapa au carreau. Harry descendit sa vitre.

« Le véhicule est en route, poursuivit le vieux. Il faut que vous attendiez ici.

– C’est vrai ? » s’étonna Harry en brandissant sa carte de police.

Le bonhomme méprisa la carte et jeta un coup d’œil courroucé à sa montre.

« Votre entrée est trop étroite pour que vous puissiez prétendre y faire passer des voitures, expliqua Harry. Je vais envoyer quelqu’un du département de la circulation pour qu’il démonte votre panneau illégal. J’ai peur que ce ne soit accompagné d’une amende salée, par la même occasion.

– Quoi ?

– Nous sommes de la police. »

Le vieil homme attrapa la carte de Harry et leva un regard suspicieux sur son propriétaire, puis de nouveau sur la carte, puis sur Harry.

« C’est bon pour cette fois, vous pouvez partir, grommela le type avec colère en lui rendant sa carte.

– Non, ce n’est pas bon, rétorqua Harry. J’appelle le département de la circulation sans plus tarder. »

Le vieux planta sur lui un regard furieux.

Harry tourna la clé de contact et laissa rugir le moteur avant de se tourner une nouvelle fois vers le vieux :

« Et vous devez attendre ici. »

Dans le rétroviseur, ils virent le type ouvrir toute grande la bouche au moment où ils s’en allèrent.

Katrine éclata de rire.

« Mais tu es méchant ! C’était une personne âgée. »

Harry lui jeta un coup d’œil de biais. Son expression était étrange, comme si ça lui faisait mal de rire. Paradoxalement, on aurait dit que l’épisode du Fenris Bar l’avait détendue vis-à-vis de lui. C’était sans doute un truc propre aux belles femmes : un rejet forçait leur respect, leur donnait davantage confiance en vous.

Harry sourit. Comment aurait-elle réagi si elle avait su que ce matin-là, Harry s’était réveillé avec une érection et les restes d’un rêve où il la prenait assise, les jambes écartées dans le lavabo des toilettes du Fenris Bar. La baisait à en faire grincer la tuyauterie et clignoter les néons tandis qu’il sentait la porcelaine glaciale sur ses roupettes à chaque coup qu’il donnait. Le miroir derrière elle avait vibré au point que les traits de Harry s’étaient estompés pendant qu’ils faisaient taper leurs hanches, leurs dos et leurs cuisses contre les robinets, les sèche-mains et les supports à savon. Il ne s’était pas aperçu avant d’arrêter que ce n’était pas son visage, dans le miroir, mais celui d’un autre.

« À quoi penses-tu ? s’enquit-elle.

– À la procréation.

– Ah ? »

Harry lui tendit un paquet, qu’elle ouvrit. La feuille sur le dessus portait le titre Instructions pour le prélèvement buccal dans le cadre d’un test ADN.

« D’une façon ou d’une autre, il s’agit de paternité, expliqua Harry. Simplement, je ne sais pas encore trop comment ni pourquoi.

– Et nous allons… ? » commença Katrine en soulevant un petit paquet de Coton-tige.

– À Sollihøgda. Pour recueillir des cellules sur les jumelles. »

Sur les champs entourant l’immeuble, la neige battait en retraite. Grise et mouillée, elle gardait jalousement le paysage qu’elle occupait toujours.

Rolf Ottersen les accueillit sur les marches et leur offrit du café. Pendant qu’ils suspendaient leurs manteaux, Harry expliqua ce qu’il désirait. Rolf Ottersen ne demanda pas pourquoi, il hocha simplement la tête.

Les jumelles tricotaient au salon.

« Qu’est-ce que ça va être ? voulut savoir Katrine.

– Une écharpe, répondirent en chœur les jumelles. Tata nous apprend. »

Elles firent un signe de tête en direction d’Ane Pedersen, assise dans le fauteuil à bascule, occupée à tricoter. Elle sourit à Katrine, pour montrer qu’elle la reconnaissait.

« Je veux juste vous prendre un peu de salive, annonça gaiement Katrine en levant un Coton-tige. Ouvrez la bouche. »

Les jumelles gloussèrent et posèrent leur ouvrage.

Harry suivit Rolf Ottersen dans la cuisine, où une grande bouilloire avait été mise à chauffer ; la pièce sentait le café bouilli.

« Vous vous êtes trompé, donc, commença Rolf. Pour ce médecin.

– Peut-être. Ou il a peut-être malgré tout un lien avec cette affaire. Ça pose un problème que je jette un nouveau coup d’œil à la grange ? »

Rolf Ottersen fit un geste exprimant un « Je vous en prie ».

« Mais Ane a rangé. Il n’y a pas grand-chose à voir. »

Effectivement, c’était rangé. Harry se souvint que le sang de poule avait formé une épaisse couche sombre sur le sol quand Holm en avait prélevé des échantillons, mais le sol avait été lessivé. Les lames de plancher étaient roses aux endroits où le sang avait imprégné le bois. Harry vint à côté du billot pour regarder vers la porte. Essaya d’imaginer Sylvia abattant des poules tandis que le Bonhomme de neige passait la porte. Avait-elle été surprise ? Elle avait abattu deux poules. Non, trois. Pourquoi pensait-il qu’il y en avait deux ? Deux plus une. Pourquoi plus une ? Il ferma les yeux.

Deux des poules étaient près du billot, leur sang avait coulé là où il y avait de la sciure. C’était comme cela qu’il fallait abattre les poules. Mais la troisième s’était trouvée un peu plus loin sur le sol et avait taché le plancher. Travail d’amateur. Et le sang avait coagulé sur le plan de coupe de la troisième poule. Exactement comme sur le cou de Sylvia. Il n’avait pas oublié comment Bjørn Holm l’avait expliqué. Et savait que l’idée n’était pas nouvelle, elle était là depuis longtemps avec toutes les autres, à moitié pensées, à moitié mâchées, à moitié rêvées. Que la troisième poule avait été tuée de la même façon, avec un fer à filament incandescent.

Il alla à l’endroit où le plancher avait pompé le sang et s’accroupit.

Si le Bonhomme de neige avait tué la dernière poule, pourquoi s’était-il servi du fer à filament et non de la hache ? Simple. Parce que la hache avait disparu quelque part dans l’obscurité de la forêt. Ça s’était donc passé après le meurtre. Il avait parcouru tout le chemin du retour pour abattre une poule. Mais pourquoi ? Une espèce de rituel vaudou ? Une impulsion subite ? Foutaises, cette machine à tuer s’en tenait au plan, suivait la trame.

C’était une raison.

Pourquoi ?

« Pourquoi ? » demanda Katrine.

Harry ne l’avait pas entendue arriver. Elle était à la porte de la grange, la lumière de la lampe seule tombait sur son visage, et elle tenait deux petits sacs en plastique contenant des Coton-tige. Harry frissonna en la voyant ainsi, dans une ouverture de porte, les mains tendues vers lui. Exactement comme chez Becker. Mais il y avait autre chose, qu’il reconnaissait aussi.

« Comme je l’ai dit, murmura Harry en regardant les dépôts roses, je crois qu’il est question de parenté. Et de recouvrir des choses.

– Qui ? » s’enquit-elle en allant vers lui. Les talons hauts de ses bottines cognèrent sur le plancher. « Qui est-ce que tu as dans ton viseur ? »

Elle s’accroupit à côté de lui. Son parfum masculin montait rapidement dans l’air froid, passait devant lui.

« Encore une fois, je n’en ai aucune idée.

– Ce n’est pas une hypothèse de travail, c’est juste une idée qui t’est venue. Tu as une théorie », décréta-t-elle simplement en promenant le bout de son index droit dans la sciure.

Harry hésita. « Ce n’est même pas une théorie.

– Allez, raconte. »

Harry prit une inspiration. « Arve Støp.

– Oui ?

– À l’en croire, Arve Støp se faisait soigner par Idar Vetlesen pour son tennis-elbow. Mais d’après Borghild, Vetlesen ne possédait pas de dossier sur Støp. Je me suis demandé de quoi ça pouvait venir. »

Katrine haussa les épaules. « C’était peut-être davantage que le coude. Støp avait sans doute peur qu’on puisse prouver par des documents qu’il se faisait retoucher sur le plan esthétique.

– Si Idar Vetlesen avait accepté de laisser tomber les dossiers de tous les patients qui craignaient ça, il n’aurait pas eu un seul nom dans ses archives. Alors je me suis dit que ce devait être autre chose, qui ne supportait vraiment pas la lumière du jour.

– Comme quoi ?

– Støp a menti sur le plateau de Bosse. Il a dit qu’il n’y avait pas de maladies congénitales ou de folie dans sa famille.

– Et il y en a ?

– Supposons, pour la théorie.

– Celle qui en est à peine une ? »

Harry hocha la tête. « Idar Vetlesen était le médecin le plus secret en matière de syndrome de Fahr. Pas même Borghild, son assistante, n’était au courant. Alors comment Sylvia Ottersen et Birte Becker se sont-elles débrouillées pour arriver jusqu’à lui ?

– Comment ?

– Supposons que la spécialité de Vetlesen n’ait pas été les maladies congénitales, mais la discrétion. Il a dit lui-même que c’était ce sur quoi reposait toute son activité. Et c’est donc un patient et ami qui vient le voir pour lui annoncer qu’il est atteint du syndrome de Fahr, un diagnostic effectué ailleurs, chez un véritable spécialiste. Mais ce spécialiste n’est pas aussi remarquablement compétent que Vetlesen en matière de discrétion, et il s’agit de quelque chose qui doit véritablement être tenu secret. Le patient insiste, propose peut-être beaucoup d’argent. Car c’est quelqu’un qui a les moyens de payer.

– Arve Støp ?

– Oui.

– Mais il a déjà fait établir le diagnostic à un endroit d’où ça peut filtrer.

– Ce n’est pas cela qu’Arve Støp craint par-dessus tout. Il a peur que l’on sache qu’il y emmène sa progéniture. Une progéniture qu’il veut voir tester pour savoir si elle souffre de la même pathologie. Et ça doit être fait dans le plus grand secret parce que personne ne sait que ce sont ses enfants. Au contraire. Certains pensent que ce sont les leurs. Comme Filip Becker pensait être le père de Jonas. Et… » Harry fit un signe de tête en direction du bâtiment d’habitation.

« Rolf Ottersen ? murmura Katrine dans un souffle. Les jumelles ? Tu veux dire… » Elle leva les sacs plastique. « Que ça, ce sont les empreintes génétiques d’Arve Støp ?

– Possible. »

Katrine le regarda. « Les disparues… les autres enfants…

– Si le test ADN montre que Støp est le père de Jonas et des jumelles, on commence dès lundi à prélever des échantillons sur les enfants des autres disparues.

– Tu veux dire… qu’Arve Støp a baisé aux quatre coins du pays ? Fait des enfants à pas mal de femmes, avant de les liquider une fois qu’elles ont eu accouché ? »

Harry haussa les épaules.

« Pourquoi ? voulut-elle savoir.

– Si j’ai raison, il s’agit évidemment de folie, et ce ne sont alors que des spéculations. Il y a souvent une logique assez claire derrière la folie. Tu as déjà entendu parler du phoque de Berhaus ? »

Katrine secoua la tête.

« On parle ici d’un père devenu un meurtrier froid et rationnel, poursuivit Harry. Après que la femelle a mis le petit phoque au monde et qu’il a traversé la première phase critique, le père va essayer de tuer la mère. Parce qu’il sait qu’elle ne voudra pas s’accoupler de nouveau avec lui. Et il veut l’empêcher d’avoir d’autres petits, qui concurrenceraient sa propre progéniture. »

Katrine semblait avoir des difficultés à encaisser la chose.

« C’est de la folie, oui. Mais je ne sais pas ce qui est le plus dément : penser comme un phoque ou imaginer qu’on puisse penser comme un phoque.

– Encore une fois… », commença Harry en se levant, et ses genoux grincèrent nettement. « C’est à peine une théorie.

– Tu mens, répondit-elle en le regardant. Tu es convaincu qu’Arve Støp est le père. »

Harry fit un sourire en coin.

« Tu es aussi fou que moi », déclara-t-elle.

Harry la regarda longuement.

« Viens. La médecine légale attend tes Coton-tige.

– Un samedi ? » Katrine passa la main sur la sciure, tira un trait sous ce qu’elle avait dessiné et se leva. « Ils n’ont pas de vie ? »

 

Après avoir remis les sacs plastique à l’institut médico-légal et obtenu la promesse d’une réponse dans la soirée ou le lendemain matin, Harry raccompagna Katrine à Seilduksgata.

« Il n’y a pas de lumière à tes fenêtres, constata Harry. Seule ?

– Une chouette fille comme moi ? sourit-elle en saisissant la poignée de portière. Jamais seule.

– Mmm. Pourquoi ne voulais-tu pas que je dise à tes collègues de Bergen que tu étais là ?

– Quoi ?

– Je me disais qu’ils trouveraient ça cool de savoir que tu bossais sur une grosse affaire de meurtre dans la capitale. »

Elle haussa les épaules et ouvrit la portière.

« Les Berguénois ne considèrent pas Oslo comme la capitale. Bonne nuit.

– Bonne nuit. »

Harry repartit par Sannergata.

 

Il n’était pas sûr, mais il lui semblait avoir vu Katrine se raidir. À présent, il y avait très peu de choses dont on pût être certain. Pas même un craquement qu’on croit être le son d’un percuteur de revolver mais qui se révèle être une petite fille qui casse une branche sèche dans un accès de peur. Mais il ne pouvait plus faire semblant, faire comme s’il ne savait pas. Katrine avait braqué son revolver de service sur le dos de Filip Becker, ce soir-là. Et quand Harry s’était placé dans la ligne de mire, il avait entendu ce son, celui entendu quand Salma avait cassé une branche dans la cour. C’était le déclic bien huilé d’un percuteur qu’on relâchait. Signifiant qu’il avait d’abord été relevé, que Katrine avait pressé la détente sur plus de deux tiers de sa course, que le coup aurait pu partir n’importe quand. Qu’elle avait eu l’intention de descendre Filip Becker.

Non, il ne pouvait pas faire semblant. Parce que la lumière tombait sur son visage quand elle était à la porte de la grange. Et il l’avait reconnue. Et comme il avait répondu : il était question de parenté.

 

L’agent supérieur de police Knut Müller-Nilsen aimait Julie Christie. À tel point qu’il n’avait jamais réussi à raconter à sa femme la pleine et entière vérité. Mais puisqu’il la soupçonnait d’avoir une relation extraconjugale équivalente avec Omar Sharif, il ne ressentait aucune mauvaise conscience en dévorant Julie Christie des yeux, assis à côté de sa femme. La seule ombre à son bonheur était qu’à cet instant, Julie Christie et le susnommé Omar Sharif s’étreignaient ardemment. Et lorsque le téléphone sonna sur la table de la salle à manger et qu’il décrocha, sa femme appuya sur la touche « Pause » : cet instant exquis mais toutefois insupportable de leur DVD favori, Docteur Jivago, se figea devant eux.

« Tiens, bonsoir, Hole, répondit Müller-Nilsen quand l’inspecteur de police se fut présenté. Oui, vous avez sûrement de quoi vous occuper, maintenant, j’imagine.

– Vous avez une minute ? » s’enquit la voix rauque, mais douce, à l’autre bout du fil.

Müller-Nilsen regarda les lèvres rouges et tremblantes de Julie Christie, et son regard voilé, tourné vers le haut.

« On prendra le temps qu’il faut, Hole.

– Vous m’avez montré une photo de Gert Rafto quand j’étais dans votre bureau. J’y ai reconnu quelque chose.

– Ah oui ?

– Et puis vous avez parlé de sa fille. Qu’elle s’en était bien sortie, finalement. C’est l’emploi de ce “finalement”. Comme si c’était une chose que je savais déjà.

– Oui, mais elle se débrouille bien, non ?

– Ça dépend comment on voit les choses », répondit Harry.