CHAPITRE 25
Jour 19. Deadline
Arve Støp était allongé dans un lit fabriqué sur mesure à l’usine Misuku d’Osaka, et convoyé tout fait jusqu’à une tannerie de Chennai, en Inde, parce que la province du Tamil Nadu n’autorisait pas l’exportation directe de ce genre de peaux. Six mois avaient séparé la date de commande de la date de livraison, mais ça avait valu le coup d’attendre. À l’instar d’une geisha, il s’adaptait parfaitement à son corps, le soutenait là où c’était nécessaire et lui permettait de régler toutes les inclinaisons et directions souhaitables.
Il planta le regard sur la lente rotation des pales en teck du ventilateur suspendu.
Elle était déjà dans l’ascenseur. Il avait expliqué via l’interphone qu’il l’attendait dans la chambre, avant de laisser la porte ouverte. La soie fraîche de son boxer-short collait à sa peau chauffée par l’alcool. La musique d’un CD de Café Del Mar déferlait de la sono Bose dont les enceintes petites, compactes et presque invisibles diffusaient dans toutes les pièces de l’appartement.
Il entendit ses talons claquer sur le parquet du salon. Des pas lents, mais décidés. Rien que ce son le fit bander. Si seulement elle avait su ce qui l’attendait…
Sa main tâtonna sous le lit, ses doigts trouvèrent ce qu’ils cherchaient.
Puis elle fut à la porte, se découpant sur le clair de lune du fjord, le regardant avec ce petit sourire. Elle détacha la ceinture de son long manteau de cuir et le laissa tomber. Il retint son souffle, mais elle portait toujours sa robe en dessous. Elle vint jusqu’au lit et tendit un objet caoutchouteux. C’était un masque. Un masque animal, rose pâle.
« Mets ça, ordonna-t-elle d’une voix neutre, professionnelle.
– Tiens donc… Un masque de porc.
– Fais ce que je te dis. » De nouveau cette curieuse lueur jaune dans le regard.
Arve Støp mit le masque. Celui-ci couvrait tout le visage, sentait le gant à vaisselle, et il pouvait tout juste l’apercevoir derrière les trous minuscules des yeux.
« Et moi, je veux que tu… », commença-t-il en entendant sa propre voix enfermée, étrangère. Il n’alla pas plus loin, car une douleur vive lui enflamma l’oreille gauche.
« Ferme-la ! » cria-t-elle.
Il comprit lentement qu’elle l’avait frappé. Il sut qu’il ne devait pas, que cela anéantirait son petit jeu de rôle, mais il ne put s’en empêcher. C’était trop comique. Un masque de porc ! Un truc en caoutchouc rose et moite avec des oreilles de porc, un groin et une mâchoire supérieure proéminente. Il gloussa. Le coup suivant l’atteignit au ventre, avec une force surprenante, et il se plia en deux, gémit et retomba en arrière sur le lit. Il ne se rendit pas compte qu’il ne respirait plus avant de sentir que tout s’assombrissait.
Il haleta désespérément dans le masque collant, en même temps qu’il sentait les mains de la femme lui tirer les bras dans le dos. Son cerveau reçut enfin de l’oxygène, et les douleurs survinrent à ce moment-là. Ainsi que la fureur. Foutue rombière, que croyait-elle faire ? Il se libéra d’une secousse et voulut la saisir, mais ne parvint pas à libérer ses mains, elles étaient coincées dans son dos. Il se secoua et sentit un objet dur s’imprimer dans la peau de ses poignets. Des menottes ? La salope perverse !
Elle le redressa sèchement, et l’assit.
« Tu vois ce que c’est, ça ? » demanda la voix de la femme.
Mais le masque avait glissé sur le côté, il ne voyait rien.
« Je n’en ai pas besoin, répondit-il. Je sens que c’est ta chatte. »
Le coup l’atteignit au-dessus de la tempe, et il y eut comme un petit saut sur le CD. Quand le son revint, il était toujours assis dans le lit. Il sentit quelque chose couler entre le masque et sa joue.
« Avec quoi tu tapes, bordel ? cria-t-il. Je saigne, espèce de cinglée !
– Ça. »
Arve Støp sentit qu’on lui appuyait un objet dur contre le nez et la bouche.
« Sens, reprit-elle. Ce n’est pas bon ? C’est de l’acier et de l’huile pour armes. Smith & Wesson. Ça ne ressemble à rien d’autre, n’est-ce pas ? L’odeur de poudre est encore meilleure. Si tu as le temps de la sentir, bien entendu. »
Juste un jeu brutal, se dit Arve Støp. Un jeu de rôle. Mais il y avait autre chose, dans sa voix, dans l’ensemble de la situation. Qui plaçait subitement tout ce qui s’était passé sous une nouvelle lumière. Et pour la première fois depuis longtemps – si longtemps qu’il dut remonter à son enfance, si longtemps qu’il ne reconnut d’abord pas la sensation – Arve Støp le remarqua. Qu’il avait peur.
« On ne devrait pas remonter un peu le poêle ? frissonna Bjørn Holm en serrant un peu plus son blouson de cuir autour de lui. Quand le Volvo Amazon est arrivé, il était réputé pour son super-chauffage. »
Harry secoua la tête et regarda sa montre. Une heure et demie. Cela faisait plus d’une heure qu’ils étaient dans la voiture de Bjørn Holm, devant l’appartement de Katrine. La nuit était gris-bleu, les rues vides.
« En réalité, il était blanc Californie, expliqua Bjørn Holm. Couleur Volvo numéro 42. L’ancien propriétaire l’avait fait laquer noir. Homologué comme un véhicule ancien et tout le bazar. Seulement 365 couronnes de taxes par an. Une couronne par jour… »
Bjørn Holm se tut en voyant le regard d’avertissement que lui lança Harry, et il remonta le son sur David Rawlings et Gillian Welch, la seule musique récente qu’il daignait écouter. Il l’avait repiquée d’un CD sur une cassette, non seulement pour qu’elle pût être lue sur le lecteur installé après coup dans la voiture, mais aussi parce qu’il faisait partie de ce petit cercle de mélomanes qui trouvaient que le CD n’avait jamais réussi à reproduire la qualité sonore unique et chaude de la bande magnétique.
Bjørn Holm savait qu’il parlait trop parce qu’il était nerveux. Harry lui avait seulement dit que Katrine Bratt devait faire l’objet de vérifications pour être mise hors de cause. Et que l’existence de Bjørn Holm, durant les semaines à venir, serait plus facile s’il ne savait pas de quelle affaire il s’agissait. Et la personne pacifique, indolente et intelligente qu’était Bjørn Holm n’avait pas essayé de la ramener pour se mettre dans la panade. Ce qui ne voulait pas dire qu’il appréciait la situation. Il regarda l’heure.
« Elle a accompagné un autre mec chez lui. »
Harry sursauta.
« Qu’est-ce qui te fait croire ça ?
– Elle n’est pas mariée, en fin de compte, ce n’est pas ce que tu as dit ? Les nanas célibataires sont comme nous autres célibataires, de nos jours.
– Ce qui signifie ?
– Les quatre étapes. Sortir, observer le troupeau, isoler la proie la plus vulnérable, coucher.
– Mmm. Quatre étapes que tu pratiques ?
– Les trois premières, répondit Bjørn Holm en rajustant le rétroviseur et sa coupe rousse. Rien que des saintes-nitouches, dans ce patelin. » Bjørn Holm avait envisagé la brillantine, avant de conclure que c’était trop radical. D’un autre côté, c’était sans doute ce qu’il fallait. Aller jusqu’au bout.
« Merde ! s’exclama Harry. Merde, merde !
– Hein ?
– Douche mouillée. Parfum. Mascara. Tu as raison. »
L’inspecteur principal avait dégainé son mobile et composé fiévreusement un numéro. Il obtint une réponse presque sur-le-champ.
« Gerda Nelvik ? Ici Harry Hole. Vous êtes toujours sur les prélèvements ? OK. Que disent les résultats provisoires ? »
Bjørn Holm regarda Harry pendant que celui-ci grommelait deux « Mmm » et trois « C’est ça ».
« Merci, conclut Harry. Et je me demandais si quelqu’un d’autre chez nous a déjà appelé dans la soirée pour poser les mêmes questions. Quoi ? Je vois. Oui, appelez quand vous aurez complètement terminé. »
Harry raccrocha. « Tu peux démarrer, maintenant. »
Bjørn Holm tourna la clé de contact.
« Qu’est-ce qui se passe ?
– On va au Plaza. Katrine Bratt a appelé l’institut médico-légal, plus tôt dans la soirée, pour avoir les résultats des tests de paternité.
– Ce soir, déjà ? » Bjørn Holm accéléra et tourna sur la droite, vers Schous plass.
« Ils en sont à des tests provisoires qui établissent la paternité avec quatre-vingt-quinze pour cent de certitude. Ils passeront juste ce qui leur reste de temps à faire monter la probabilité à quatre-vingt-dix-neuf virgule neuf.
– Et ?
– Il y a quatre-vingt-quinze pour cent de chances que le père des jumelles Ottersen et de Jonas Becker soit Arve Støp.
– Oh ! putain…
– Et je crois que Katrine a suivi tes commandements pour un samedi soir. Et que la proie, c’est Arve Støp. »
Harry appela le central d’opérations et leur demanda assistance, sur fond de rugissements du vieux moteur – pas celui d’origine dans le calme nocturne des rues de Grünerløkka. Et au moment où ils passèrent le poste de garde médicale près de l’Akerselva et glissèrent sur les rails de tramway dans Storgata, le chauffage leur envoyait effectivement un air bouillant.
Odin Nakken, journaliste à VG, gelait littéralement sur pied devant le Plaza et maudissait le monde, les gens en général et son boulot en particulier. D’après ses estimations, les derniers invités quittaient la soirée de Liberal. Et en règle générale, les derniers étaient les plus intéressants, ceux qui feraient les manchettes du lendemain. Mais la deadline approchait, encore cinq minutes et il devrait partir. Se rendre à son bureau d’Akersgata, à quelques centaines de mètres, et écrire. Écrire au rédacteur en chef qu’il était adulte, à présent, qu’il ne supportait plus de rester à faire le pied de grue comme un ado devant une sauterie, le nez collé aux carreaux, en espérant que quelqu’un pourrait sortir lui raconter qui avait dansé avec qui, embrassé qui. Écrire qu’il rendait son tablier.
Quelques rumeurs avaient circulé, trop fantastiques pour être vraies, mais évidemment, ils ne pouvaient pas les imprimer. Il y avait des limites, ainsi que des règles non écrites. Des règles auxquelles se tenaient en tout cas les journalistes de sa génération. Avec tout ce que cela impliquait.
Odin Nakken regarda autour de lui. Seuls quelques journalistes et photographes tenaient encore bon. Ou avaient une deadline aussi éloignée que la sienne quand il s’agissait de personnalités. Un Volvo Amazon arriva à toute vitesse vers eux, se rangea contre le trottoir et freina. Un type sauta du siège passager, et Odin Nakken le reconnut instantanément. Il fit signe au photographe, et ils coururent derrière le policier qui filait vers la porte.
« Harry Hole, haleta Nakken lorsqu’il fut arrivé juste derrière lui. Que fait la police ici ? »
Le policier tourna deux yeux injectés de sang dans sa direction.
« Elle va faire la fête, Nakken. Où est-ce que ça a lieu ?
– Salle Sonja Henie, au premier. Mais ça doit être terminé, maintenant.
– Mmm. Vous avez vu Arve Støp ?
– Støp est rentré tôt. Je peux vous demander ce que vous lui voulez ?
– Non. Il est parti seul ?
– Apparemment. »
L’inspecteur principal pila et lui fit face :
« Que voulez-vous dire ? »
Odin Nakken pencha la tête sur le côté. Il n’avait aucune idée de ce qu’il y avait, mais qu’il y ait quelque chose, il n’en doutait pas une seule seconde.
« Une rumeur a couru disant qu’il parlementait avec une nana assez sexy. Du sexe plein les yeux. Rien sur quoi écrire, malheureusement.
– Et ? gronda l’inspecteur principal.
– Une femme répondant à la description a quitté la sauterie vingt minutes après Støp. Elle est montée dans un taxi. »
Hole revint sur ses pas. Odin ne lâcha pas prise.
« Et vous l’avez suivie, Nakken ? »
Odin Nakken ne releva pas le sarcasme : celui-ci ne l’atteignit tout simplement pas. Plus.
« Elle n’était pas connue, Hole. Une célébrité qui saute une non-célébrité, c’est une non-nouvelle, pour le formuler comme ça. À moins que la fille veuille parler, bien sûr. Et celle-là a disparu, point.
– À quoi ressemblait-elle ?
– Mince, brune. Belle.
– Vêtements ?
– Long manteau de cuir noir.
– Merci. » Hole sauta sur le siège passager de l’Amazon.
« Hé ! cria Nakken. Qu’est-ce que j’ai en échange ?
– Une nuit de sommeil. L’assurance que vous avez contribué à rendre notre ville plus sûre. »
Odin Nakken contempla avec un air pincé la vieille épave ornée de bandes rallye, qui disparaissait dans un hurlement de rire rauque. Il était temps de partir. Temps d’écrire cette lettre de démission. Temps de grandir.
« Deadline, lâcha le photographe. On va aller écrire notre merde. »
Odin Nakken poussa un soupir résigné.
Arve Støp écarquillait les yeux dans les ténèbres à l’intérieur du masque, en se demandant ce qu’elle faisait. Elle l’avait traîné dans la salle de bains par les menottes, en appuyant ce qu’elle prétendait être un revolver contre ses côtes, avant de lui ordonner de grimper dans la baignoire. Où était-elle ? Il retint son souffle et entendit son propre cœur ainsi qu’un ronronnement électrique, crépitant. Etait-ce l’un des néons de la salle de bains qui menaçait de lâcher ? Le sang qui s’écoulait de sa tempe avait fini par atteindre le coin de la bouche, il en sentait le goût métallique et douceâtre sur le bout de sa langue.
« Où étais-tu la nuit où Birte Becker a disparu ? » La voix venait du côté de la douche.
« Ici, dans cet appartement », répondit Arve Støp tout en essayant de réfléchir. Elle avait dit être de la police, et au même instant, il s’était souvenu où il l’avait vue : au club de curling.
« Seul ?
– Oui.
– Et la nuit où Sylvia Ottersen a été tuée ?
– Même chose.
– Seul toute la soirée, sans parler à personne ?
– Oui.
– Aucun alibi, donc ?
– Je te dis que j’étais ici.
– Bien. »
Bien ? se dit Arve Støp. Pourquoi était-ce bien qu’il n’ait pas d’alibi ? Que voulait-elle ? Lui extorquer des aveux ? Et pourquoi avait-il l’impression que le vrombissement électrique enflait, se rapprochait ?
« Allonge-toi », commanda-t-elle.
Il s’exécuta et sentit l’émail glacial de la baignoire lui brûler la peau du dos et des cuisses. Son souffle avait provoqué de la condensation à l’intérieur du masque, le rendant humide, et rendant sa respiration encore plus difficile. Puis la voix fut de retour, toute proche :
« Comment veux-tu mourir ? »
Mourir ? Elle était folle. Fêlée, siphonnée. Ou bien… ? Il se dit qu’il devait garder la tête froide, qu’elle essayait seulement de l’effrayer. Était-il possible que Harry Hole soit derrière, pouvait-il avoir sous-estimé ce policier imbibé ? Mais tout son corps tremblait, à tel point qu’il entendait sa montre Tag Heuer cliqueter contre l’émail, comme si son corps avait compris quelque chose que le cerveau n’avait pas encore admis. Il frotta la tête contre le fond de la baignoire, essaya de redresser le masque de porc de façon à pouvoir mieux voir par les petits trous. Il allait mourir.
Voilà pourquoi elle l’avait installé dans la baignoire. Pour faire le moins de saletés possible, pour que toutes les traces puissent être effacées rapidement. Conneries ! Tu es Arve Støp, et elle est de la police. Ils ne savent rien.
« Bon. Lève la tête », ordonna-t-elle.
Le masque. Enfin. Il fit ce qu’elle demandait, sentit des mains toucher son front et l’arrière de son crâne, mais sans enlever le masque. Ses mains eurent de nouveau disparu. Un objet fin et dur se resserra autour de son cou. Bordel ! Un nœud coulant.
« Ne… », commença-t-il, mais sa voix fut coupée lorsque le nœud coulant se referma sur la trachée. Les menottes s’agitèrent et raclèrent contre le fond de la baignoire.
« Tu les as toutes tuées, affirma-t-elle tandis que le nœud coulant se resserrait encore un peu. Tu es le Bonhomme de neige, Arve Støp. »
Là. Elle l’avait dit tout haut. Le manque de sang dans le cerveau l’étourdissait déjà. Il secoua énergiquement la tête.
« Si », assura-t-elle, et il eut l’impression qu’il allait être décapité par ce sur quoi elle tirait. « Tu viens d’être dénoncé. »
Les ténèbres arrivèrent vite. Il leva un pied et le laissa retomber, donna un coup de talon sans force dans la baignoire. Un grondement sourd se fit entendre.
« Tu perçois cette sensation de crépitement, Støp ? C’est le cerveau qui ne reçoit pas assez d’oxygène. Exquis, n’est-ce pas ? Mon ex-mari se branlait souvent pendant que je serrais. »
Il essaya de crier, de mobiliser le peu d’air qui restait dans son corps pour résister à l’étreinte de fer du nœud coulant, mais c’était impossible. Seigneur, elle ne voulait même pas d’aveux ? Alors il le sentit. Un souffle léger au cerveau, comme le crépitement de bulles de champagne. Était-ce ainsi que ça allait se passer, si facilement ? Il ne voulait pas que ce soit facile.
« Je vais te pendre dans le salon, déclara la voix tout contre son oreille, tandis qu’une main lui caressait tendrement la tête. Face au fjord. T’offrir une vision d’ensemble. »
Il y eut alors un petit bip, comme l’alarme de ces machines cardiaques, songea-t-il. Quand la courbe s’est complètement aplatie et que le cœur ne bat plus.