CHAPITRE 31
Jour 21. Pôle Sud
À la proue du bateau de bois Fram, à l’intérieur du musée, Harry et Rakel regardaient un groupe de Japonais prendre des photos du gréement et des mâts tout en méprisant avec force sourires et hochements de tête le guide qui leur expliquait que ce vaisseau tout simple avait mené Fridtjof Nansen lors de sa tentative ratée pour être le premier homme au pôle Nord, en 1893, et Roald Amundsen lorsque celui-ci avait battu Scott à la course pour être le premier homme au pôle Sud, en 1911.
« J’ai oublié ma montre sur ta table de nuit, murmura Rakel.
– C’est une ruse éculée, répondit Harry. Ça veut dire que tu dois revenir. »
Elle posa une main sur la sienne, sur la rambarde, et secoua la tête.
« C’est Mathias qui me l’a offerte pour mon anniversaire. »
Comme si je l’avais oublié, songea Harry.
« On doit sortir, demain, et il va me poser la question si je ne la porte pas. Et tu sais comment je suis quand il s’agit de mentir. Pourrais-tu…
– Je passerai avec avant quatre heures.
– Merci. Je serai au boulot, mais dépose-la dans le nichoir du mur à côté de la porte. Là où… »
Elle n’eut pas besoin d’en dire davantage. C’était là qu’elle laissait la clé de la maison quand il venait la voir après qu’elle s’était couchée. Harry donna un coup sur la rambarde :
« À en croire Arve Støp, le problème avec Roald Amundsen, c’est qu’il a gagné. Il pense que toutes les meilleures histoires traitent de gens qui perdent. »
Rakel ne répondit pas.
« C’est une forme de réconfort, conclut Harry. On y va ? »
Au-dehors, la neige tombait abondamment.
« Alors c’est terminé ? demanda-t-elle. Jusqu’à la prochaine fois ? »
Il lui lança un rapide coup d’œil pour s’assurer que c’était du Bonhomme de neige et pas d’eux qu’elle parlait.
« Nous ne savons pas où sont les cadavres, répondit-il. Ce matin, je suis allé la voir dans sa cellule, avant de partir pour l’aéroport, mais elle ne dit rien. Elle regarde juste droit devant elle, comme s’il n’y avait personne.
– Tu avais prévenu quelqu’un que tu allais à Bergen seul ? » demanda-t-elle tout à trac.
Harry secoua la tête.
« Pourquoi ?
– Eh bien… je pouvais me tromper. Le cas échéant, je pouvais rentrer sans faire de bruit, sans perdre la face.
– Ce n’est pas pour ça. »
Harry la regarda. Elle avait plus l’air triste que lui.
« Honnêtement, je ne sais pas. D’une certaine façon, j’espérais quand même malgré tout que ce ne serait pas elle.
– Parce qu’elle est comme toi ? Parce que tu aurais pu être elle ? »
Harry ne parvint même pas à se rappeler lui avoir dit qu’ils étaient semblables.
« Elle avait l’air tellement seule, effrayée, répondit Harry en sentant les flocons de neige lui brûler les yeux. Comme si elle s’était perdue dans le crépuscule. »
Merde, merde ! Il cligna des yeux, et sentit les larmes à la façon d’un poing qui essayait de passer en force dans sa trachée. Était-il au bord de la dépression, lui aussi ? Il frissonna en sentant la main chaude de Rakel dans sa nuque.
« Tu n’es pas elle, Harry. Tu es différent.
– C’est vrai ? répondit-il avec un petit sourire, en écartant sa main.
– Tu ne tues pas des innocents, Harry. »
Harry déclina l’offre de Rakel de le raccompagner, et prit le bus. Sans quitter les flocons de neige et le fjord de l’autre côté de la vitre, il se demanda comment Rakel avait réussi à lancer le mot « innocent », au tout dernier moment. Il allait ouvrir la porte donnant sur Sofies gate lorsqu’il se rappela qu’il n’avait plus de café, et repartit sur les cinquante mètres le séparant de chez Niazi.
« Pas courant de te voir à cette heure, déclara Ali au moment d’encaisser.
– Congé compensateur, répondit Harry.
– Sacré temps, hein ? Ils disent qu’il va tomber cinquante centimètres de neige dans les vingt-quatre prochaines heures. »
Harry jouait avec son verre de café. « J’ai terrorisé Salma et Muhammed, dans la cour, l’autre jour.
– Je suis au courant.
– J’en suis désolé. J’étais un peu à cran, c’est tout.
– Pas de problème. J’avais juste peur que tu te sois remis à boire. »
Harry secoua la tête et sourit légèrement. Il appréciait la façon d’être directe du Pakistanais.
« Bien, acquiesça Ali en comptant la monnaie. Comment se passe la remise à neuf ?
– La remise à neuf ? répéta Harry en prenant la monnaie. Tu veux parler de l’homme aux champignons ?
– L’homme aux champignons ?
– Oui, le mec qui a cherché des moisissures dans la cave. Stormann ou un truc du genre.
– Des moisissures dans la cave ? » Ali leva un regard plein d’effroi sur Harry.
« Tu ne savais pas, toi ? Tu es président du syndic, je partais du principe qu’il t’avait parlé. »
Ali secoua lentement la tête. « Il a peut-être vu Bjørn.
– Qui est Bjørn ?
– Bjørn Asbjørnsen, qui habite au rez-de-chaussée depuis treize ans, expliqua Ali en jetant un coup d’œil de réprimande à Harry. Et ça fait aussi longtemps qu’il est vice-président.
– Bjørn, donc, répéta Harry avec la même expression que s’il avait mémorisé le nom.
– Je vais vérifier », assena Ali.
Arrivé dans son appartement, Harry se défit de ses bottillons, alla tout droit dans la chambre et se coucha. Il n’avait pour ainsi dire pas dormi dans sa chambre d’hôtel de Bergen. À son réveil, il avait la bouche sèche et des maux de ventre. Il se leva pour aller boire de l’eau, et se figea en arrivant dans le couloir.
Il ne l’avait pas remarqué en arrivant, mais les murs étaient de nouveau à leur place.
Il passa de pièce en pièce. Magie. Le travail était si parfait qu’il aurait pu jurer qu’on n’avait pas touché aux murs. On ne voyait pas le moindre trou de clou, aucune baguette n’était de travers. Il posa la main sur le mur du salon, comme pour s’assurer qu’il n’était pas le jouet d’une hallucination.
Une feuille jaune était posée devant le fauteuil à oreilles du salon. C’était un message manuscrit. Les lettres soignées étaient étrangement belles.
Elles sont éradiquées. Vous ne me verrez plus Stormann.
P-S : J’ai dû retourner un des panneaux au mur parce que je m’étais coupé et que j’avais saigné dessus. Le sang qui imprègne le bois non traité est impossible à nettoyer. L’autre possibilité, c’était de peindre le mur en rouge.
Harry se laissa tomber dans son fauteuil à oreilles et examina les murs bien lisses.
Il ne comprit pas avant de se rendre à la cuisine que le miracle n’était pas absolu. Le calendrier orné de la photo de Rakel et Oleg avait disparu. La robe bleu ciel. Il jura tout haut et chercha fébrilement parmi les poubelles, même dans le conteneur en plastique en bas dans la cour, pour se résigner à ce que ses douze mois les plus heureux aient été éradiqués en même temps que les moisissures.
C’était sans plus de doute possible une journée de travail tout autre pour la psychiatre Kjersti Rødsmoen. Et pas seulement parce que le soleil avait fait une rare apparition dans le ciel berguénois et brillait pour l’heure à travers les fenêtres derrière lesquelles Kjersti Rødsmoen parcourait en hâte un couloir du service de psychiatrie de l’hôpital de Haukeland, à Sandviken.
Le service avait changé de nom à tant de reprises qu’un nombre très réduit de Berguénois savaient que le nom officiel actuel était « Hôpital de Sandviken ». Mais le secteur fermé s’appelait ainsi jusqu’à nouvel ordre, en attendant que quelqu’un prétende que c’était trompeur ou stigmatisant.
Elle se réjouissait tout autant qu’elle redoutait la rencontre avec cette patiente enfermée et faisant l’objet des mesures de sécurité les plus draconiennes qu’ils aient eues dans le service, d’aussi loin que remontaient ses souvenirs. Avec Espen Lepsvik, du KRIPOS, et Knut Müller-Nilsen, du commissariat de Bergen, ils s’étaient accordés sur les limites éthiques et la façon de procéder. La patiente était psychotique, et ne pouvait donc pas être soumise à un interrogatoire de police. Elle-même était psychiatre et pouvait discuter avec la patiente, mais pour le bien de cette dernière et pas d’une manière visant aux mêmes résultats qu’un interrogatoire de police. Et, pour finir, il y avait le secret médical. Kjersti Rødsmoen devrait évaluer si les informations apparaissant au cours de la discussion pourraient être assez importantes dans l’enquête de la police pour qu’elle doive continuer dans cette voie. Et, de toute façon, ces informations ne pourraient pas être utilisées dans un procès car il s’agissait d’une personne psychotique. En deux mots, ils se mouvaient sur un champ de mines juridique et éthique, où le plus infime faux pas pourrait avoir des conséquences catastrophiques, puisque tout ce qu’elle faisait allait être contrôlé par l’appareil judiciaire et les médias.
Un infirmier et un policier en uniforme montaient la garde devant la porte blanche du parloir. Kjersti montra du doigt la carte nominative agrafée sur sa blouse blanche de médecin, et le policier déverrouilla la porte.
L’accord stipulait que l’infirmier surveillerait l’entretien dans la pièce, et sonnerait le tocsin en cas d’incident.
Kjersti Rødsmoen s’assit dans le fauteuil et regarda la patiente. Il lui était difficile de penser que cette femme frêle dont les cheveux lui pendaient devant le visage, qui avait des points de suture noirs à l’endroit où la commissure déchirée avait été recousue et dont les yeux grands ouverts semblaient braqués, avec un effroi sans bornes, sur quelque chose, pût représenter un quelconque danger. Au contraire, elle paraissait si incapable d’agir qu’on avait l’impression de pouvoir lui faire faire un saut périlleux arrière rien qu’en lui soufflant dessus. Qu’elle ait tué des gens de sang-froid, c’était tout bonnement inconcevable. Mais ça l’était toujours.
« Bonjour, salua la psychiatre. Je m’appelle Kjersti. » Pas de réponse.
« Quel est votre problème, d’après vous ? » demanda-t-elle.
La question semblait sortir tout droit du manuel de conversation avec des personnes psychotiques. L’autre variante était : Comment pensez-vous que je peux vous aider ?
Toujours pas de réponse.
« Dans cette pièce, vous êtes parfaitement en sécurité. Personne ne vous veut de mal, ici. Je ne veux pas vous en faire. Vous êtes tout à fait en sécurité. »
D’après le manuel, l’immuable message était censé calmer la personne psychotique. Car une psychose est avant tout une peur sans fond. Kjersti Rødsmoen se sentait comme une hôtesse de l’air qui détaille les procédures de sécurité avant le décollage. Mécaniquement, par routine. Même sur les trajets survolant les déserts les plus secs, on fait la démonstration du fonctionnement des gilets de sauvetage. Parce que le message dit ce que l’on veut entendre : vous pouvez volontiers avoir peur, mais nous veillons sur vous.
Il était temps de contrôler la perception de la réalité.
« Vous savez quel jour nous sommes, aujourd’hui ? »
Silence.
« Regardez l’horloge murale. Vous pouvez me dire l’heure qu’il est ? »
Elle n’obtint qu’un regard fixe et traqué en réponse.
Kjersti Rødsmoen attendit. Et attendit. La trotteuse avançait de son pas de l’oie tremblant.
C’était sans espoir.
« Je m’en vais, déclara Kjersti en se levant. Quelqu’un va venir vous chercher. Vous ne craignez rien. »
Elle se dirigea vers la porte.
« Il faut que je parle à Harry. » La voix était profonde, presque masculine.
Kjersti s’arrêta et se retourna. « Qui est Harry ?
– Harry Hole. C’est urgent. »
Kjersti essaya d’établir un contact visuel, mais la femme avait toujours le regard braqué sur ses ténèbres intérieures.
« Il va plus ou moins falloir que vous m’expliquiez Harry Hole, Katrine.
– Inspecteur principal à la Brigade criminelle d’Oslo. Et appelez-moi par mon nom de famille si vous devez répéter mon nom, Kjersti.
– Bratt ?
– Rafto.
– Bien. Mais ne voulez-vous pas me mettre au courant de quoi vous voulez parler avec Harry Hole, pour que je puisse transmettre ce que vous…
– Vous ne comprenez pas. Ils vont tous mourir. »
Kjersti s’affala de nouveau lentement dans son fauteuil.
« Je comprends. Et pourquoi pensez-vous qu’ils vont mourir, Katrine ? »
Et enfin elle obtint le contact visuel. Ce que Kjersti Rødsmoen vit lui fit penser à l’une des cartes rouges du jeu de Monopoly qu’ils avaient au chalet : Vos maisons et hôtels brûlent.
« Vous ne comprenez rien, répondit la voix grave presque masculine. Ce n’est pas moi. »
À deux heures, Harry s’arrêta sur la route devant la villa en rondins de Rakel, dans Holmenkollveien. La neige avait cessé de tomber, et il songea qu’il n’était pas besoin de faire des traces de pneu révélatrices jusqu’à la cour. La neige poussait de longs cris bas sous ses bottillons, et la lumière vive scintillait dans les fenêtres noires comme des verres de lunettes de soleil tandis qu’il approchait.
Il monta les marches devant la porte d’entrée, ouvrit la façade du nichoir, déposa la montre de Rakel à l’intérieur et referma. Il avait fait demi-tour pour s’en aller lorsqu’on ouvrit la porte à la volée derrière lui.
« Harry ! »
Harry se retourna, déglutit et essaya de sourire. Il avait devant lui un homme nu, ayant juste une serviette autour de la taille.
« Mathias, répondit-il sur un ton penaud sans quitter des yeux le torse de son interlocuteur. Tu as failli me faire peur. Je pensais que tu bossais, à cette heure ?
– Désolé, rit Mathias en croisant rapidement les bras. J’ai travaillé tard cette nuit. Congés compensateurs. J’allais me doucher et j’ai entendu quelqu’un trifouiller du côté de la porte. Je pensais que c’était Oleg, sa clé est un peu fainéante, tu comprends. »
Fainéante, pensa Harry. Ça doit vouloir dire qu’Oleg a récupéré la clé qu’il avait naguère possédée. Et que Mathias avait reçu celle d’Oleg. La sollicitude féminine.
« Je peux t’aider, Harry ? »
Harry remarqua que l’autre avait croisé les bras anormalement haut sur la poitrine, comme pour essayer de dissimuler quelque chose.
« Niks, répondit Harry sur un ton badin. Je passais en voiture, et j’avais quelque chose pour Oleg.
– Pourquoi n’as-tu pas sonné ? » Harry déglutit.
« J’ai brusquement compris qu’il n’était pas encore rentré de l’école.
– Ah ? Comment ça ? »
Harry adressa un signe de tête à Mathias, comme pour confirmer que c’était une question pertinente. Le visage ouvert et aimable de Mathias ne révélait pas la moindre trace de suspicion, seulement le souhait sincère d’avoir une explication à ce qu’il ne comprenait pas très bien.
« La neige, répondit Harry.
– La neige ?
– Oui. Il y a deux heures qu’il ne neige plus, et il n’y a pas de traces sur les marches.
– Bon sang de bonsoir, Harry ! s’exclama Mathias avec enthousiasme. Voilà ce que j’appelle de la déduction dans la vie quotidienne. Pas de doute, tu es enquêteur. »
Harry accompagna l’autre d’un petit rire crispé. Les bras croisés de Mathias étaient un peu tombés, et Harry vit ce que Rakel avait mentionné comme la particularité corporelle de Mathias. Là où on s’attendait à voir deux mamelons, la peau continuait simplement, blanche et sans perturbation.
« C’est congénital, expliqua Mathias, qui avait manifestement suivi le regard de Harry. Mon père n’en avait pas non plus. Rare, mais tout à fait anodin. Et nous les hommes, qu’en ferions-nous, de toute façon ?
– Nous, qu’en ferions-nous ? répéta Harry en sentant que les lobes de ses oreilles chauffaient.
– Tu veux que je transmette ce que tu voulais donner à Oleg ? »
Harry détourna le regard. Qui atterrit automatiquement sur la cabane à oiseaux, avant de poursuivre sa course.
« Je l’apporterai une autre fois, répondit Harry avec une grimace qu’il espéra digne de confiance. Va te doucher, va.
– OK.
– Salut. »
La première chose que fit Harry en se rasseyant au volant, ce fut d’abattre ses deux mains sur le volant en jurant tout fort. Il s’était conduit comme un jeune chapardeur pris en flagrant délit. Il avait raconté des crasses à Mathias, bien en face. Menti, rampé et avait été un vilain garçon.
Il fit rugir le moteur et lâcha brutalement la pédale d’embrayage, pour punir la voiture. Il n’avait pas le courage d’y penser maintenant. Devait penser à autre chose. Mais il n’y arriva pas, et les idées défilèrent dans sa tête en une suite incohérente tandis qu’il fonçait vers la ville. Il pensa à une imperfection, des mamelons plats et rouges semblables à des taches de sang sur une peau nue. Aux taches de sang sur le bois brut. Et pour une raison obscure, les mots de l’homme aux champignons refirent surface : « L’autre possibilité, c’était de peindre le mur en rouge. »
Le type aux champignons avait saigné. Harry ferma à demi les yeux et imagina la blessure. Elle avait dû être assez profonde pour qu’il perde tant de sang que… l’autre possibilité, c’était de peindre le mur en rouge.
Harry pila. Il entendit un klaxon, jeta un coup d’œil dans le rétroviseur et vit une Hiace arriver en glissant sur la nouvelle neige, avant que les pneus trouvent leurs appuis et qu’elle le rattrape, puis le dépasse.
Harry ouvrit la portière d’un coup de pied, sauta du véhicule et constata qu’il se trouvait à côté du terrain de sport. Il inspira et pulvérisa l’échafaudage d’idées, le démonta pour voir s’il était possible de le remonter. Le reconstruisit, rapidement et sans contraindre les pièces à s’imbriquer. Car elles se joignaient d’elles-mêmes. Son pouls accéléra. Si ça tenait la route, ça retournait tout. Et ça collait, avec la façon dont le Bonhomme de neige avait prévu comment on devait s’introduire, avant d’entrer depuis la rue et de s’installer. Et les cadavres… ça expliquerait aussi ce que les cadavres étaient devenus. D’une main tremblante, Harry alluma une cigarette et commença à essayer de reconstruire ce qu’il avait aperçu un très court instant. Des plumes de poules aux bords calcinés.
Harry ne croyait pas à l’inspiration, la clairvoyance divine ou la télépathie. Mais il croyait à la chance. Pas celle avec laquelle on naissait, mais la chance systématique que l’on acquérait à force de travail acharné et en tissant un filet si fin que les hasards allaient tôt ou tard dans votre sens. Mais ce n’était pas ce genre de chance. C’était seulement de la chance. Atypique. Pour qu’il ait raison. Harry baissa les yeux et s’aperçut qu’il barbotait dans la neige. Qu’il était – au sens propre comme au figuré – complètement à côté.
Il retourna à la voiture, sortit son téléphone mobile et composa le numéro de Bjørn Holm.
« Oui, Harry ? répondit une voix ensommeillée, nasale et presque méconnaissable.
– Tu as l’air d’en tenir une sévère, constata Harry suspicieux.
– J’aurais bien aimé, renifla Holm. Une crève d’enfer. Je me les pèle sous deux couettes. J’ai mal partout…
– Écoute, l’interrompit Harry. Tu te rappelles que je t’ai demandé de prendre la température des poules pour savoir combien de temps auparavant Sylvia les avait abattues dans la grange ?
– Oui ?
– Et tu m’as dit ensuite que l’une était plus chaude que les deux autres.
– Oui, renifla Bjørn Holm. Skarre a suggéré qu’elle ait pu avoir de la fièvre. Et théoriquement, c’est tout à fait possible.
– Je crois qu’elle était plus chaude parce qu’elle a été abattue après le meurtre de Sylvia, donc au moins une heure plus tard.
– Ah ? Et par qui, alors ?
– Par le Bonhomme de neige. »
Harry entendit Holm renifler sa morve longuement, profondément, avant de répondre.
« Tu veux dire qu’elle a pris la hache de Sylvia, est revenue et…
– Non, l’outil était dans les bois. J’aurais dû réagir quand je m’en suis aperçu, mais je n’avais pas encore entendu parler du brûleur à nœud coulant au moment où nous étudiions les corps de poule dans la grange.
– Qu’est-ce que tu as vu ?
– Une plume de poule coupée, dont les bords étaient noirs. Je crois que le Bonhomme de neige s’est servi du brûleur à nœud coulant.
– Bien, acquiesça Holm. Mais pourquoi diable a-t-il fallu qu’elle bousille une poule ?
– Pour peindre tout le mur en rouge.
– Hein ?
– J’ai une idée, déclara Harry.
– Merde…, murmura Bjørn Holm. J’imagine que cette idée veut dire qu’il faut que je me lève.
– Eh bien… », commença Harry.
C’était comme si le temps neigeux avait pris une inspiration, car à trois heures, il recommença à souffler de gros flocons grassouillets sur l’Østland. Un glaçage de gadoue grise recouvrait l’E6, qui montait en lacets depuis Baerum.
Au plus haut point de la route, Sollihøgda, Harry et Holm bifurquèrent pour s’enfoncer en dérapant sur la route forestière.
Cinq minutes plus tard, Rolf Ottersen se tenait à la porte devant eux. Derrière lui, dans le salon, Harry vit Ane Pedersen assise dans le canapé.
« Nous voulions juste jeter un œil au sol de la grange », expliqua Harry.
Rolf Ottersen repoussa ses lunettes sur son nez. Bjørn Holm fut victime d’une quinte de toux profonde et grasseyante.
« Je vous en prie », invita Ottersen.
En allant vers la grange avec Holm, Harry sentit que le type maigre les observait depuis la porte.
Le billot n’avait pas bougé, mais il n’y avait aucune trace de poules, ni vivantes ni mortes. Une pelle pointue était appuyée au mur. Pour creuser dans la terre, pas pour déblayer de la neige. Harry se rendit au panneau à outils. Le contour de la hache qui aurait dû être suspendue là créa chez Harry une association avec les dessins à la craie de cadavres qui ne se trouvaient plus sur le lieu du crime.
« Je crois donc que le Bonhomme de neige est venu et a zigouillé la troisième poule pour vaporiser du sang de poule sur le plancher. Le Bonhomme de neige ne pouvait pas les retourner, et l’autre possibilité c’était de les peindre en rouge.
– Tu l’as déjà dit dans la voiture, mais je ne pige toujours absolument rien.
– Si l’on doit dissimuler des taches rouges, on peut ou bien les effacer, ou bien tout peindre en rouge. Je crois que le Bonhomme de neige a essayé de cacher quelque chose. Une piste.
– Quel genre de piste ?
– Quelque chose de rouge, impossible à effacer parce que ça s’imprègne dans le bois brut.
– Du sang ? Elle a essayé de dissimuler du sang avec encore du sang ? C’est ça, ton idée ? »
Harry attrapa un balai et chassa la sciure autour du billot. S’accroupit et sentit la pression du revolver de Katrine, qu’il portait sous sa ceinture. Il parcourut le sol des yeux. Il avait gardé une nuance rose.
« Est-ce que tu as les photos que nous avons prises ici ? voulut savoir Harry. Commence par vérifier à l’endroit où il y avait le plus de sang. C’était à quelque distance du billot, ici, à peu près. »
Holm tira les photos de sa besace.
« Nous savons que ce qu’il y avait dessus, c’était du sang de poule, reprit Harry. Mais imagine que le premier sang qui a atterri ici a eu le temps d’imprégner le bois et de le nourrir de telle sorte qu’il ne s’est pas mélangé au nouveau sang, répandu dessus un bon moment après. Ce que je me demande, c’est si tu peux toujours faire des prélèvements du premier sang, donc celui qui s’est imprégné dans le bois ? »
Bjørn Holm cligna des yeux, incrédule.
« Qu’est-ce que tu veux que je réponde à ça, nom de Dieu ?
– Eh bien… la seule réponse que j’accepterai, c’est oui. »
Holm répondit par une longue quinte de toux.
Harry retourna tranquillement au bâtiment d’habitation. Il frappa, et Rolf Ottersen sortit.
« Mon collègue va rester ici un moment, annonça Harry. Il peut peut-être entrer pour se réchauffer, dans l’intervalle ?
– Bien sûr, répondit Ottersen de mauvaise grâce. Qu’est-ce que vous essayez de déterrer, à présent ?
– J’allais vous demander la même chose, rétorqua Harry. J’ai vu de la terre sur votre pelle, là-bas.
– Ah, celle-là. Des piquets de clôture. »
Harry regarda le champ couvert de neige qui s’étendait vers l’épais bois noir. Se demanda ce qu’Ottersen pouvait bien vouloir craindre. Ou tenir à distance. Car il l’avait vu : il y avait de la peur dans les yeux de Rolf Ottersen.
Harry fit un signe de tête en direction du salon. « Visite de… » Il fut interrompu par la sonnerie de son téléphone mobile.
C’était Skarre.
« On en a trouvé un nouveau », déclara-t-il.
Harry planta son regard sur la forêt, et sentit les gros flocons de neige fondre sur ses joues et son front
« Un nouveau quoi ? demanda-t-il tout bas bien qu’il l’ait déjà entendu à la voix de Skarre.
– Un nouveau bonhomme de neige. »
La psychiatre Kjersti Rødsmoen attrapa le capitaine de police Knut Müller-Nilsen au moment où lui et Espen Lepsvik, du KRIPOS, s’apprêtaient à quitter le bureau.
« Katrine Bratt a parlé, annonça-t-elle. Et je crois que vous devriez aller à l’hôpital écouter ce qu’elle a à dire. »