CHAPITRE 35

Jour 21. Monstre

 

 

 

Depuis la cuisine, Rakel avait vue sur les trois directions par où on pouvait approcher de la maison. À l’arrière, il y avait un éboulis court mais très raide et impossible à descendre, surtout maintenant que la neige était tombée. Elle alla de fenêtre en fenêtre. Jetant un œil dehors et vérifiant qu’elles étaient correctement fermées. Quand son père avait construit la maison, après la guerre, il avait fait poser les fenêtres haut dans les murs, en y adjoignant une grille métallique. Elle savait que ça avait un lien avec la guerre et les Russes qui s’étaient glissés dans son bunker près de Leningrad, une nuit, et avaient descendu tous ses camarades. Sauf lui, qui dormait le plus près de la porte, si épuisé qu’il ne s’était réveillé qu’au moment où l’alarme avait retenti et découvert que sa paillasse était jonchée de cartouches vides. C’était la dernière nuit de sa vie où il avait dormi pour de bon, avait-il toujours dit. Mais elle avait toujours détesté ces croisillons métalliques. Jusqu’à maintenant.

« Je ne peux pas monter dans ma chambre ? demanda Oleg en donnant un coup de pied dans la grosse table de cuisine.

– Non. Tu dois rester ici.

– Qu’a fait Mathias ?

– Harry expliquera tout quand il arrivera. Tu es sûr d’avoir correctement fermé l’entrebâilleur ?

– Mais oui, maman. J’aimerais bien que papa soit là.

– Papa ? » Elle ne l’avait jamais entendu employer ce mot. Hormis pour Harry, mais cela faisait plusieurs années. « Ton père en Russie, tu veux dire ?

– Ce n’est pas papa. »

Il asséna la phrase avec une conviction qui la fit frissonner.

« La porte du sous-sol ! s’écria-t-elle.

– Quoi ?

– Mathias a aussi la clé de la porte du sous-sol. Qu’est-ce qu’on fait ?

– Tout simple, répondit Oleg en terminant son verre d’eau. Tu poses un fauteuil de jardin sous la poignée, à l’intérieur. Ils ont pile la bonne taille, aucune chance d’entrer.

– Tu as essayé ? s’étonna-t-elle.

– Harry l’a fait un jour où on jouait aux cow-boys.

– Reste ici, répondit-elle en allant vers l’entrée et la porte ouvrant sur l’escalier du sous-sol.

– Attends. »

Elle s’arrêta.

« Je l’ai vu faire, expliqua Oleg, qui s’était levé. Reste ici, maman. »

Elle le regarda. Seigneur, ce qu’il avait grandi cette dernière année, il ne tarderait pas à être plus grand qu’elle. Et ce que son regard sombre avait d’enfantin cédait la place à ce qui était peut-être plus pour l’instant de la défiance d’adolescent, mais qu’elle imaginait déjà devenir avec le temps une détermination tout adulte.

Elle hésita.

« Laisse-moi faire », renchérit-il.

Il avait une prière dans la voix. Et elle comprit que c’était important pour lui, qu’il y avait beaucoup de choses en jeu. Une révolte contre sa peur d’enfant. Un rituel de passage. Être comme son père. Quel que soit l’homme dont il parlait.

« Dépêche-toi », murmura-t-elle.

Oleg courut.

Elle se posta à la fenêtre et observa l’extérieur. Écouta si elle n’entendait pas une voiture dans l’allée. Elle pria pour que Harry arrive le premier. Pensa à l’intensité du silence. Et sans avoir la moindre idée d’où cette dernière idée venait : à quel point il fallait que ça reste silencieux.

Mais elle entendit pourtant un bruit. Un petit bruit. Elle songea d’abord que cela venait de l’extérieur. Avant de comprendre qu’il venait de derrière elle. Elle se retourna. Ne vit rien, seulement la cuisine vide. Mais le bruit revint. Comme le tic-tac lourd d’une horloge. Ou un doigt tapant sur une table. La table. Elle écarquilla les yeux. C’était là, le bruit. Elle le vit. Une goutte avait atteint la table. Elle leva lentement les yeux au plafond. Au centre de la surface peinte en blanc, un disque sombre était apparu. Et au beau milieu, une goutte brillante. Qui tomba et atteignit la table. Rakel vit la chose se faire, mais le son la fit pourtant sursauter comme une gifle inattendue.

Seigneur, ça devait venir de la salle de bains ! Avait-elle réellement oublié de refermer le robinet de la douche ? Elle n’était pas montée au premier depuis son retour à la maison, s’était immédiatement attelée au dîner, ç’avait dû arriver dans la matinée. Et évidemment, il fallait que ça arrive maintenant, en plus de tout le reste. Elle gagna l’entrée, grimpa en hâte l’escalier et alla vers la salle de bains. Elle n’entendait pas la douche. Elle ouvrit. Sol sec. Pas d’eau qui coulait. Elle referma et s’immobilisa quelques secondes devant la salle de bains. Vit la porte de la chambre juste à côté. Y alla lentement. Posa la main sur la poignée. Hésita. Écouta une fois encore si elle n’entendait pas de voiture. Alors elle ouvrit. Et se figea, les yeux grands ouverts. Elle eut envie de crier. Mais instinctivement, elle sut qu’elle ne devait pas crier, elle devait rester calme. Très calme.

 

« Merde, Merde ! ! hurla Harry en abattant un poing qui secoua le tableau de bord. Qu’est-ce qui se passe ? »

La circulation était bloquée devant eux dans le tunnel. Depuis deux longues minutes.

La réponse parvint au même moment par la radio de la police : « Il y a eu un accident sur Ring 3 à la sortie du tronçon ouest du tunnel de Tåsen. Pas de victimes. La dépanneuse est en route. »

Sur un coup de tête, Harry s’empara du micro.

« Vous savez qui c’est ?

– Seulement qu’il y a deux véhicules légers, tous deux équipés de pneus d’été, répondit laconiquement la voix nasale.

– C’est toujours le bordel, la neige en novembre », constata l’officier sur le siège arrière.

Harry ne répondit pas, se contenta de laisser ses doigts tambouriner sur le tableau de bord. Il pesa le pour et le contre des possibilités. Ils avaient un mur de voitures devant, un derrière, tous les gyrophares et toutes les sirènes du monde ne parviendraient pas à les tirer de là.

Il pouvait sortir et courir jusqu’au bout du tunnel, y faire venir une voiture de police, qui le ramasserait, mais il y avait presque deux kilomètres.

Le silence était total dans la voiture, on n’entendait que le ronronnement bas des voitures au point mort. Le camion devant eux avança d’un mètre, et l’officier combla l’espace. Ne freina pas avant d’effleurer presque le pare-chocs de l’autre véhicule, comme dans la crainte que n’importe quoi d’autre qu’une conduite agressive fasse exploser de nouveau l’inspecteur principal. Le brusque coup de frein fit gaiement tinter les deux petites femmes en bikini dans le silence qui suivit.

Harry pensa de nouveau à Jonas. Pourquoi ? Pourquoi avait-il pensé à Jonas lors de sa conversation téléphonique avec Mathias ? Il était question de sons. Dans le fond.

Harry regarda fixement les deux danseuses sous le rétroviseur. Et comprit.

Il sut pourquoi il avait pensé à Jonas. Il sut ce que ces sons avaient été. Et il sut qu’il n’y avait pas une seule seconde à perdre. Ou – il tenta de rejeter cette idée – qu’au contraire, il n’y avait plus aucune urgence. Qu’il était déjà trop tard.

 

Oleg traversa rapidement le couloir obscur de la cave, sans regarder ni à gauche ni à droite, où il savait que les dépôts de salpêtre dessinaient des fantômes blancs sur les murs de pierre. Il essaya de se concentrer sur ce qu’il devait faire et de ne penser à rien d’autre. Ne pas laisser approcher les mauvaises pensées. C’était ce qu’avait dit Harry. Qu’il était possible de vaincre les seuls monstres qui soient, ceux que vous aviez dans votre tête. Mais il fallait s’y entraîner. Il fallait aller les combattre aussi souvent que possible. De petits assauts que vous pouviez remporter, rentrer à la maison panser vos plaies et y retourner. Il l’avait fait, il était descendu plusieurs fois seul à la cave. Il avait bien fallu, pour que ses patins restent froids.

Il saisit le fauteuil de jardin, le traîna derrière lui pour que le bruit couvre le silence. Il vérifia que la porte du sous-sol était fermée pour de bon. Il poussa alors le fauteuil en dessous et vérifia que la poignée de la porte ne bougeait pas. Là. Il se raidit. Y avait-il eu un bruit ? Il leva les yeux sur la petite lucarne dans la porte. Il ne parvint plus à refouler ses pensées, elles arrivaient. Il y avait quelqu’un juste de l’autre côté de la porte. Il voulut partir en courant, mais s’obligea à rester. Combats les idées avec d’autres idées. Je suis à l’intérieur, pensa-t-il. Je suis aussi en sécurité ici qu’en haut. Il prit une inspiration, sentit son cœur battre comme une grosse caisse démente dans sa poitrine. Il se pencha alors en avant et regarda par la lucarne. Il vit le reflet de son propre visage. Mais au-dessus, il vit un autre visage, torturé, qui n’était pas le sien. Et il vit des mains, des mains de monstre qui s’élevaient. Terrifié, Oleg recula, heurta quelque chose et sentit des mains se refermer sur sa bouche et son visage. Il ne parvint pas à crier. Car il voulait crier. Il voulait crier que ce n’était pas dans sa tête, c’était le monstre, le monstre était ici, le monstre était à l’intérieur. Et ils allaient tous mourir.

 

« Il est dans la maison », déclara Harry.

Les autres policiers le regardèrent sans comprendre, mais Harry pressa le bouton R de son téléphone.

« Je croyais que c’était de la musique japonaise, mais c’était un mobile en métal. Comme celui que Jonas a dans sa chambre. Et comme celui d’Oleg. Mathias y est depuis le début. Et il l’a dit sans détour…

– Qu’est-ce que tu veux dire ? osa demander l’officier assis derrière.

– Il a dit qu’il était à la maison. Et c’est à Holmenkollen, aujourd’hui. Il a même dit qu’il descendait voir Oleg et Rakel. J’aurais dû comprendre, Holmenkollen est en haut par rapport à Torshov. Il était au premier, dans la villa de Holmenkollveien. Et il descendait. Il faut les faire sortir de la maison. Réponds bordel !

– Elle n’est peut-être pas à proximité de…

– Il y a quatre téléphones dans la maison. Il a coupé la ligne. Il faut que j’y aille.

– On envoie une autre voiture de patrouille, répondit le conducteur.

– Non ! Il est trop tard. De toute façon, il les tient. Et la seule chance que nous ayons, c’est la dernière brique. Moi.

– Toi ?

– Oui. Que j’entre dans son plan.

– Que tu n’entres pas, tu veux dire ?

– Non. Que j’entre. Il m’attend. »

Les deux autres policiers échangèrent un regard, et entendirent le vacarme d’une moto qui se traînait entre les voitures derrière eux. « Et tu crois que c’est le cas ?

– Oui. »

Harry jeta un coup d’œil dans le rétroviseur et aperçut la moto. Et songea que c’était l’unique réponse qu’il pouvait donner. Car c’était la seule réponse qui donnait de l’espoir.

 

Oleg résista tout ce qu’il put, mais se figea dans l’étreinte de fer du monstre en sentant l’acier froid sur sa gorge.

« C’est un scalpel, Oleg. » Le monstre avait la voix de Mathias. « On s’en sert pour découper les gens. Et tu ne croirais pas à quel point c’est facile. »

Le monstre lui demanda alors d’ouvrir la bouche, lui poussa un chiffon sale dans la gueule et lui ordonna de s’allonger sur le ventre, les mains dans le dos. Oleg n’obéit pas instantanément, et l’acier fut poussé sous son oreille ; il sentit le sang chaud courir comme une décharge électrique sur son épaule et à l’intérieur de son T-shirt. Il s’allongea à plat ventre sur le sol froid en ciment, et le monstre s’assit sur lui. Une boîte rouge tomba à côté de son visage. Il lut ce qui était écrit dessus. C’étaient des rubans de plastique, comme on en trouvait sur les fils électriques et les emballages de jouets, tellement énervants parce qu’on ne pouvait que les resserrer, pas les détendre, et qu’ils sont inusables malgré leur finesse. Il sentit le plastique acéré entamer la peau autour de ses poignets et de ses chevilles.

Il fut soulevé et relâché, tomba et n’eut pas le temps de penser aux douleurs avant d’atterrir en douceur, dans un craquement. Il leva les yeux. Il était étendu sur le dos dans le congélateur, et sentit les cristaux de glace qui s’étaient détachés des parois lui brûler la peau des avant-bras et du visage. Le monstre était au-dessus de lui, la tête légèrement penchée sur le côté.

« Au revoir, salua-t-il. On se verra de l’autre côté dans pas longtemps. »

Le couvercle claqua, et une obscurité totale s’abattit. Oleg entendit la clé tourner dans la serrure, puis des pas rapides qui s’éloignaient. Il essaya de soulever la langue, de la placer derrière le chiffon, devait le faire sortir. Devait respirer. Devait avoir de l’air.

 

Rakel ne respirait plus. À la porte de la chambre, elle savait que ce qu’elle voyait était de la folie. Une folie qui faisait se rétracter sa peau, s’ouvrir sa bouche et saillir ses yeux.

On avait repoussé le lit et les autres meubles le long des murs, et le parquet était recouvert d’une couche presque invisible d’eau troublée seulement chaque fois qu’une goutte y tombait. Mais Rakel n’en eut pas conscience ; la seule chose qu’elle voyait, c’était l’énorme bonhomme de neige trônant au milieu de la pièce.

Le haut-de-forme sur sa tête fendue d’un large sourire atteignait presque le plafond.

Quand elle se remit enfin à respirer et que l’oxygène se précipita à son cerveau, elle sentit une odeur de laine mouillée, de bois humide, et entendit le bruit de l’eau de fonte qui gouttait. Une vague de froid lui parvenait depuis la neige, mais ce ne fut pas cela qui lui donna la chair de poule. C’était la chaleur du corps de celui qui se tenait juste derrière elle.

« Il n’est pas beau ? s’enquit Mathias. Je l’ai fait rien que pour toi.

– Mathias…

– Chut. » Il posa un bras presque protecteur sous sa gorge. Elle baissa les yeux. La main tenait un scalpel.

« Ne parlons pas, chérie. Il y a tant de choses à faire, et si peu de temps.

– Pourquoi ? Pourquoi ?

– C’est notre jour, Rakel. Ce qui reste de vie est si incroyablement court, faisons la fête, pas une analyse. Aie l’amabilité de mettre les bras dans le dos. »

Rakel s’exécuta. Elle n’avait pas entendu Oleg remonter du sous-sol. Il y était sans doute toujours, il pourrait peut-être sortir, si seulement elle retenait Mathias.

« Je veux savoir, déclara-t-elle en sentant les larmes lui attraper les cordes vocales.

– Parce que tu es une catin. »

Elle sentit quelque chose de fin et dur se resserrer autour de ses poignets. Sentit son souffle chaud dans la nuque. Ses lèvres. Puis sa langue. Elle serra les dents, sut que si elle criait, il pouvait s’arrêter, et elle voulait qu’il continue, jouer la montre. La langue fit quelques tours avant de monter vers son oreille. Puis une morsure légère.

« Et ton gosse de pute est dans le congélateur, chuchota-t-il.

– Oleg ? s’écria-t-elle en sentant qu’elle perdait le contrôle.

– Relax, chérie, il ne mourra pas de froid.

– Il… non ?

– Longtemps avant que son corps soit suffisamment refroidi, ton bâtard sera mort par asphyxie. Mathématique.

– Mathéma…

– Je l’ai calculé il y a longtemps. J’ai tout calculé. »

 

Une moto montait à plein régime les pentes sinueuses de Holmenkollen, dans l’obscurité. Le son se répercutait entre les maisons, et ceux qui observèrent la moto pensèrent qu’il était insensé de conduire sur la neige, qu’il fallait retirer son permis à ce conducteur. Mais celui-ci n’avait pas un tel permis.

Harry accéléra dans l’allée vers la maison de rondins noirs, mais dérapa dans la nouvelle neige du virage en épingle à cheveux et sentit la moto perdre de la vitesse. Il ne tenta pas de redresser l’engin, il poussa des deux pieds et sauta de la moto qui dégringola le long du talus, creva un écran de branches basses de sapin avant de s’arrêter contre un tronc, de se renverser et de projeter un peu de neige avec la roue arrière, puis d’expirer.

À ce moment-là, Harry était déjà à la moitié de sa course vers l’escalier.

Il n’y avait aucune trace dans la neige, qu’elles arrivent à la maison ou qu’elles en repartent. Il tira son revolver tout en franchissant d’un bond l’escalier devant la porte. Elle était ouverte. Comme promis.

Il se coula à l’intérieur, et la première chose qu’il vit fut la porte grande ouverte du sous-sol.

Harry s’arrêta et écouta. Il y avait un son, une espèce de tambourinement. Qui semblait provenir de la cuisine. Harry hésita. Puis opta pour le sous-sol.

De profil, le revolver devant lui, il descendit l’escalier. Au pied des marches, il s’arrêta pour donner à ses yeux le temps de s’habituer à la pénombre, et écouta. Il avait le sentiment que la pièce entière retenait son souffle. Il aperçut le fauteuil de jardin sous la poignée de la porte. Oleg. Son regard continua sa route. Il avait décidé de remonter quand il vit la tache sombre sur le sol de pierre devant le congélateur. De l’eau ? Il approcha d’un pas. Ça devait venir de sous le congélateur. Il chassa les pensées de l’endroit où elles voulaient aller et tira sur le couvercle. Verrouillé. La clé était sur la serrure, mais Rakel n’avait pas l’habitude de verrouiller. Les images de Finnøy jaillissaient, mais il se dépêcha, tourna la clé et souleva le couvercle. Il réussit à entrevoir un éclat de métal avant qu’une vive brûlure le fasse se jeter en arrière. Un couteau ? Il était tombé sur le dos entre deux paniers à linge sale, et une silhouette rapide et leste était déjà sortie du congélateur pour se pencher sur lui.

« Police ! cria Harry en levant son arme. Ne bougez plus ! »

La silhouette s’arrêta, la main brandie au-dessus de la tête.

« H… Harry ?

– Oleg ? »

Il baissa son revolver et vit ce que le gamin tenait dans la main. Un patin de vitesse.

« J-j’ai cru que c’était Mathias qui revenait », murmura-t-il.

Harry se releva. « Est-ce que Mathias est ici, maintenant ?

– Je ne sais pas. Il a dit qu’on se reverrait bientôt, alors j’ai cru…

– D’où vient ce patin ? » Harry sentit le goût métallique du sang dans sa bouche et ses doigts trouvèrent la coupure à la joue d’où le sang coulait librement.

« Il était dans le congélateur. » Il fit un sourire en coin. « Ç’a fini par faire tant d’histoires de les avoir sur les marches que je les ai mis sous les petits pois, pour que maman ne les voie pas. On ne mange jamais de petits pois. »

Il suivit Harry, qui montait déjà l’escalier.

« Heureusement, ils ont été affûtés récemment, alors j’ai pu couper les bandes de plastique. Il n’y avait rien à faire avec la serrure, mais j’ai pu faire quelques trous dans le panneau du fond, pour avoir de l’air. Et puis j’ai cassé l’ampoule pour que la lumière ne s’allume pas s’il ouvrait.

– Et la chaleur de ton corps a fait fondre de la glace, qui coulait par les trous », compléta Harry.

Ils arrivèrent dans l’entrée, et Harry attira Oleg vers la porte, l’ouvrit et tendit un doigt.

« Tu vois la lumière chez les voisins ? Cours-y et reste chez eux jusqu’à ce que je vienne te chercher. OK ?

– Non ! répliqua énergiquement Oleg. Maman…

– Écoute ! Ce que tu peux faire de mieux pour maman, à cet instant précis, c’est te barrer d’ici.

– Je veux la trouver ! »

Harry attrapa Oleg par les épaules et serra jusqu’à ce que des larmes de douleur montent aux yeux du gamin.

« Quand je te dis de courir, tu cours, espèce de con. »

Il prononça la phrase à voix basse, mais avec une telle fureur contenue qu’Oleg cligna des yeux, troublé, et une larme passa les cils avant de tomber sur la joue. Le gamin tourna alors les talons et passa la porte à toute vitesse, avant d’être avalé par les ténèbres et la neige qui tombait.

Harry saisit son talkie-walkie et pressa le bouton « Talk ».

« Ici Harry, vous êtes encore loin ?

– On est au terrain de sport, over. » Harry reconnut la voix de Gunnar Hagen.

« Je suis à l’intérieur. Venez devant la maison, mais n’entrez pas avant que j’en donne la consigne, over.

– Bien reçu.

– Over and out. »

Harry alla vers le bruit qu’il entendait toujours dans la cuisine. Il s’arrêta sur le seuil et regarda le mince filet d’eau qui tombait du plafond. Le plâtre en dissolution le colorait en gris, et les gouttes tambourinaient fébrilement sur la table de la cuisine.

Harry monta quatre à quatre jusqu’au premier. Se glissa jusqu’à la chambre. Déglutit. Regarda la poignée. À l’extérieur, il entendit les sirènes approcher. Une goutte de sang de la coupure atteignit le parquet avec un très léger claquement.

À présent, il sentait, comme une pression sur la tempe, que c’était ici que ça se terminait. Et qu’il y avait une espèce de logique à ça. Combien de fois s’était-il tenu ainsi devant cette porte, à l’aube suivant une nuit qu’il avait promis de passer avec elle, tourmenté par sa mauvaise conscience car il savait qu’elle dormait à l’intérieur ? Appuyé doucement sur cette poignée qui, savait-il, avait un petit grincement pile au milieu de sa course. Et elle se réveillerait, lèverait vers lui un regard embrumé de sommeil, essaierait de le punir avec, jusqu’à ce qu’il se coule sous l’édredon et contre son corps, et sente la résistance raide l’abandonner. Et elle pousserait un grognement de satisfaction, mais pas de trop grande satisfaction. Alors il la caresserait un peu plus, l’embrasserait et la mordrait, serait son serviteur jusqu’à ce qu’elle le chevauche et ne soit plus une reine ensommeillée, mais qu’elle ronronne et gémisse, excitée et frustrée en même temps.

Il saisit la poignée, remarqua la façon dont sa main reconnaissait la forme plate, anguleuse. Il appuya, avec une infinie douceur. Attendit le grincement familier. Qui ne vint pas. Il y avait du changement. Une résistance dans la poignée. Avait-on retendu les ressorts ? Il lâcha précautionneusement la poignée. Se pencha vers le trou de la serrure et essaya de regarder à l’intérieur. Noir. On avait fourré quelque chose dans la petite ouverture.

« Rakel ! cria-t-il. Tu es là ? »

Pas de réponse. Il colla son oreille contre la porte. Il lui sembla pouvoir entendre un raclement, mais sans être sûr. Il saisit de nouveau la poignée de porte. Hésita. Changea d’avis, lâcha et fila à la salle de bains à côté de la chambre. Ouvrit d’une bourrade la petite fenêtre, se glissa par l’ouverture et sortit. De la lumière déferlait entre les barreaux noirs de la fenêtre de chambre. Il contracta les talons à l’intérieur, tendit les muscles des jambes et s’étira le long du mur extérieur, depuis la lucarne de la salle de bains. Ses doigts essayèrent en vain de trouver une prise entre les rondins bruts, tandis que la neige se collait à son visage et se fondait au sang coulant de sa joue. La force crût, l’encadrement appuya si fort sur le péroné que celui-ci sembla devoir casser net. Ses mains rampaient le long du mur, à l’instar de fébriles araignées à cinq pattes. Ses abdominaux le faisaient souffrir. Mais c’était trop loin, ça n’irait pas. Il écarquilla les yeux vers le sol en dessous, sachant que sous la fine couche de neige, il y avait l’asphalte.

Il sentit quelque chose de froid contre le bout de ses doigts.

Le barreau extérieur.

Passa deux doigts autour du métal. Trois. Puis l’autre main. Laissa ses jambes endolories lâcher l’encadrement, fit le pendule et se hâta de poser les semelles de ses bottillons contre le mur pour soulager les bras. Il put enfin voir dans la chambre. Et il vit. Son cerveau lutta pour l’enregistrer tout en sachant immédiatement ce qu’il voyait : l’œuvre d’art achevée dont il avait déjà vu l’esquisse.

Les yeux de Rakel étaient grands ouverts, noirs. Elle portait une robe. Rouge profond. Comme le Campari. Elle était Cochenille. Sa tête était tendue vers le plafond, comme si elle essayait de voir par-dessus une clôture, et c’est dans cette position qu’elle le regardait, plus bas, dehors. Ses épaules étaient tirées en arrière et ses bras dissimulés. Harry supposa que ses avant-bras étaient ligotés dans le dos. Ses joues étaient gonflées comme si elle avait une chaussette ou un chiffon dans la bouche. Elle était assise à califourchon sur les épaules d’un énorme bonhomme de neige. Ses jambes nues en entouraient la poitrine et ses pieds étaient crochetés l’un à l’autre, et il voyait les muscles vibrer de tension. Elle ne devait pas tomber. Ne pouvait pas. Car autour de son cou, il y avait non pas un câble d’acier gris et mort, comme pour Eli Kvale, mais un cercle blanc étincelant, comme une imitation absurde d’une vieille réclame pour du dentifrice promettant un cercle de confiance en soi, la réussite en amour ainsi qu’une longue et heureuse vie. Un cordon partait de la poignée de plastique noir du fil incandescent à boucle pour rejoindre un crochet au plafond, juste au-dessus de la tête de Rakel. Le cordon continuait ensuite à travers la pièce, jusqu’à la porte. À la poignée de la porte. Il n’était pas épais, mais suffisamment long pour avoir malgré tout offert plus de résistance quand Harry avait commencé à appuyer sur la poignée. S’il avait ouvert la porte, oui, s’il avait, ne serait-ce qu’appuyé complètement sur la poignée, le métal chauffé à blanc se serait enfoncé juste sous son menton.

Rakel ne quittait pas Harry des yeux, sans ciller. Les muscles jouaient sur son visage, alternant entre la fureur et la peur nue. La boucle était trop petite pour qu’elle puisse en sortir la tête sans dommage, et elle tenait donc la tête penchée pour qu’elle n’entre pas en contact avec le cercle mortifère qui tombait presque verticalement autour de son cou.

Elle regarda Harry, puis le sol, et Harry de nouveau. Et Harry comprit.

Des mottes de neige grise parsemaient déjà l’eau qui couvrait le sol. Le bonhomme de neige fondait. Rapidement.

Harry s’arc-bouta et tira de toutes ses forces sur les barreaux. Ils ne bougèrent pas, ne laissèrent même pas échapper un grincement encourageant. Le fer était fin, mais fixé à l’intérieur du rondin.

La silhouette vacilla à l’intérieur.

« Tiens bon ! cria Harry. J’arrive tout de suite ! »

Mensonge. Il ne réussirait pas à tordre les barreaux même avec un pied-de-biche. Et il n’avait pas le temps de se mettre à les scier. La peste soit du père de Rakel, ce malade absolu ! Ses bras lui faisaient déjà mal. Il entendit la sirène déchirante de la première voiture de police qui arrivait dans la cour. Il se retourna. C’était l’un des véhicules spéciaux de Delta, un énorme monstre blindé évoquant une Land Rover améliorée. Un homme portant une veste de camouflage verte sauta du siège conducteur, alla s’abriter derrière la voiture et leva un talkie-walkie. Celui de Harry crépita.

« Hé ! » cria Harry.

Le type regarda autour de lui, désorienté.

« Ici, chef ! »

Gunnar Hagen se redressa derrière le véhicule tandis qu’une voiture de patrouille tournait devant la maison, gyrophare allumé.

« On investit la maison ? cria Hagen.

– Non ! hurla Harry. Il l’a attachée là-dedans. Vous devez…

– Oui ? »

Harry leva les yeux, regarda fixement. Pas vers la ville, mais en haut du tremplin illuminé de Holmenkollen, sur la colline.

« On doit quoi, Harry ?

– Attendre.

– Attendre ?

– Il faut que je réfléchisse. »

Harry posa le front sur les froids barreaux, ses bras étaient douloureux et il plia les genoux pour transférer le maximum de poids sur les jambes. Le fil incandescent à boucle devait avoir un interrupteur. Sur la poignée, vraisemblablement. Ils pouvaient casser la fenêtre et faire passer une longue tige équipée d’un miroir, pour pouvoir peut-être… Mais comment se démerderaient-ils pour appuyer sur un interrupteur sans que tout le bazar se mette en mouvement et… et… ? Harry chassa l’idée ridicule de la fine couche de peau et de tendres tissus qui protègent la carotide. Essaya de réfléchir de manière constructive et de mépriser la panique qui lui braillait dans l’oreille pour pouvoir entrer et prendre les commandes.

Ils pouvaient entrer par la porte. Sans l’ouvrir. Découper le panneau à l’intérieur de la poignée. Ils avaient besoin d’une tronçonneuse. Mais qui en a une ? Toute cette saloperie de Holmenkollen, ils ont tous des sapins dans leur jardin !

« Allez chercher une tronçonneuse chez le voisin », gueula Harry.

Il entendit des pas rapides sous lui. Et un claquement mouillé dans la chambre. Le cœur de Harry s’arrêta, et il regarda à l’intérieur. Tout le côté gauche du bonhomme de neige avait disparu. Il avait tout simplement glissé et était tombé dans l’eau, et était en train de s’effondrer. Il vit le corps entier de Rakel tressauter tandis qu’elle luttait pour garder l’équilibre, éviter le nœud coulant blanc en forme de larme. Ils n’auraient jamais le temps de revenir avec une tronçonneuse, encore moins de découper la porte pour entrer.

« Hagen ! » Harry entendit l’hystérie déchirante dans sa voix. « Les voitures de patrouille ont une corde de remorquage. Envoyez-la ici et faites reculer la Land Rover tout contre le mur. »

Harry entendit des voix excitées, le moteur de la Land Rover qui grondait en marche arrière et un hayon qu’on ouvrait.

« Attrape ! »

Harry lâcha le barreau d’une main et se tourna juste à temps pour voir le rouleau de corde arriver vers lui. Il le saisit à l’aveugle et le maintint tandis que le reste de corde se déroulait et tombait lourdement sur le sol.

« Attachez l’autre bout à la boule de remorquage ! »

Il fit défiler la corde à toute allure entre ses mains jusqu’à ce qu’il arrive au bout. Un gros mousqueton y était attaché. Il l’abattit sur le croisillon de barreaux au milieu de la fenêtre et l’entendit se refermer. Menotté.

Un nouveau claquement dans la chambre. Harry ne chercha pas à voir. Ça ne servait à rien.

« Roule ! » hurla-t-il.

Il saisit alors le bord de la gouttière à deux mains, se servit des barreaux comme d’une échelle et entendit le grondement de la Land Rover enfler tandis qu’il grimpait sur le toit. La poitrine collée aux tuiles et les yeux fermés, il entendit le moteur embrayer, le régime baisser et les barreaux grincer. Encore des grincements. Et encore. Allez ! Harry savait que le temps passait plus lentement que ce qu’il croyait. Et malgré tout, ce n’était pas assez lent. Puis – tandis qu’il attendait le fracas libérateur, le régime grimpa soudain en un cri strident. Merde ! Harry comprit que les pneus de la Land Rover tournaient désespérément dans la neige.

Une idée lui traversa le crâne : il pouvait dire une prière. Mais il savait que Dieu avait pris sa décision, que le destin était scellé, qu’il faudrait acheter ce billet au marché noir. De toute façon, son âme ne vaudrait pas lourd sans elle. L’idée disparut à la seconde même, interrompue par le son de la gomme sur l’asphalte, le régime qui chutait et les grincements qui regagnaient en intensité.

Les gros pneus lourds avaient creusé jusqu’à l’asphalte.

Alors il y eut le fracas. Le régime hurla dans les aigus avant de disparaître tout à fait. Une seconde de silence absolu suivit. Puis un choc sourd informant que les barreaux avaient atterri sur le toit de la voiture en dessous.

Harry se redressa sur le toit. Debout à l’extrémité de la gouttière, dos à la cour, il la sentit céder lentement. Il se pencha alors rapidement, saisit la gouttière à deux mains et poussa sur ses jambes. S’étira et battit comme un pendule autour de la gouttière, vers la fenêtre. Arrondit le dos et fit passer ses pieds devant. Au moment où la vieille vitre fine cédait avec un bruit fragile sous les semelles de ses bottillons, Harry lâcha prise. Et l’espace de quelques dixièmes de seconde, il n’eut pas la moindre idée de l’endroit où il allait atterrir : en bas dans la cour, sur la rangée de dents en verre de la fenêtre ou dans la chambre.

Il y eut un claquement, un plomb sauta et tout s’obscurcit.

Harry flotta dans un espace de néant, ne sentit rien, ne se souvint de rien, ne fut plus personne.

Et quand la lumière revint, il songea simplement qu’il voulait y retourner. Les douleurs éclataient dans tout son corps. Il était étendu sur le dos dans de l’eau glacée. Mais il devait être mort. Il leva les yeux sur un ange vêtu en rouge sang, et vit son auréole étincelante briller dans le noir. Les sons firent lentement leur réapparition. Le raclement. Le souffle. Il vit alors le visage tourmenté, la panique, la bouche grande ouverte sur une balle jaune, les pieds qui rampaient sur la neige. Il voulait seulement fermer les yeux. Un son, comme un gémissement sourd. De la neige mouillée qui s’affaissait.

Après coup, Harry ne put faire un compte rendu précis de ce qui s’était passé ; il se souvenait uniquement de l’odeur écœurante quand le fil incandescent à boucle entama le corps.

À l’instant précis où le bonhomme de neige s’effondrait, il se leva. Rakel tomba en avant. Harry leva la main droite tout en jetant le bras gauche autour des cuisses de la femme, pour la tenir en l’air. Il sut qu’il était trop tard. De la chair grésilla, ses narines s’emplirent d’une odeur douce et grasse et du sang atteignit son visage. Il leva les yeux. Sa main droite se trouvait entre le fil chauffé à blanc et la gorge de Rakel. Le poids de la gorge poussait sa main vers le fil incandescent, qui grignotait la chair des doigts à la façon d’un coupe-œuf à travers un œuf mollet. Et quand il aurait terminé, il ouvrirait la gorge de Rakel. La douleur vint, sourde et en retard, comme un marteau, d’abord réticent et ensuite insistant, sur un réveille-matin. Il lutta pour rester debout. Devait libérer sa main gauche. Aveuglé par le sang, il réussit à jeter Rakel sur son épaule et tendit le bras libre au-dessus de sa tête. Sentit sa peau contre le bout de ses doigts, les épais cheveux, le fil incandescent qui mordait dans sa peau avant que sa main trouve le plastique dur, la poignée. Ses doigts trouvèrent un interrupteur. Le poussèrent vers la droite. Mais le lâchèrent aussi rapidement quand le nœud coulant commença à se resserrer. Ses doigts trouvèrent un autre bouton et appuyèrent. Les sons disparurent, la lumière vacilla et il comprit que la conscience était sur le point de l’abandonner de nouveau. Respire, songea-t-il, ce n’est qu’une question d’oxygénation du cerveau. Mais ses genoux commençaient malgré tout à céder. Au-dessus de lui, le cercle blanc étincelant vira au rouge. Puis progressivement au noir.

Derrière lui, il entendit des éclats de verre se briser sous plusieurs paires de talons de botte.

« Nous l’avons », déclara une voix derrière lui. Harry tomba à genoux dans l’eau teintée de sang sur laquelle flottaient des mottes de neige et des bandelettes de plastique usagées. Son cerveau connecta et déconnecta, comme si l’alimentation électrique de cette région laissait à désirer.

On prononça quelques mots derrière lui. Il en saisit des bribes, aspira de l’air et gémit un « Quoi ? »

« Elle est vivante », répéta la voix.

Les sons se stabilisèrent. Et la vue. Il se retourna. Les deux hommes en noir avaient assis Rakel sur le lit et découpaient les liens de plastique. Le contenu du ventre de Harry remonta sans crier gare. Deux secousses, et il fut vide. Il baissa les yeux sur le vomi à la surface de l’eau et ressentit un besoin hystérique d’éclater de rire. Car ça ressemblait à quelque chose qu’il aurait vomi avec tout le reste. Il leva la main droite et regarda le moignon sanglant de son majeur, qui le confirmait. Que c’était son majeur à lui qui flottait dans l’eau.

« Oleg… » C’était la voix de Rakel.

Harry ramassa une bandelette de plastique, l’enroula autour du moignon de son majeur et serra aussi fort qu’il put. Fit la même chose avec l’index droit, entaillé jusqu’à l’os, mais toujours à sa place.

Il alla ensuite jusqu’au lit, poussa les policiers, étendit l’édredon sur Rakel et s’assit à côté d’elle. Les yeux braqués sur lui étaient grands ouverts et noirs du choc, et du sang coulait de blessures aux endroits où le fil incandescent était entré en contact avec la peau, de part et d’autre de la gorge. De sa main intacte, il attrapa celle de Rakel.

« Oleg, répéta-t-elle.

– Il est OK, répondit Harry en répondant à l’étreinte autour de sa main. Il est chez le voisin. C’est fini, maintenant. »

Il vit que Rakel essayait de faire la mise au point.

« Tu me le promets ? murmura-t-elle d’une voix à peine audible.

– Je te le promets.

– Dieu merci. »

Elle émit un unique sanglot, se cacha le visage dans les mains et se mit à pleurer.

Harry baissa les yeux sur sa main endommagée. Ou bien les bandes de plastique avaient arrêté les hémorragies, ou bien il était vide.

« Où est Mathias ? » demanda-t-il à voix basse. Sa tête fit un bond, et elle planta son regard dans celui de Harry. « Tu viens de promettre que…

– Où est-il allé, Rakel ?

– Je ne sais pas.

– Il n’a rien dit ? » Elle serra sa main.

« Ne t’en va pas, Harry. D’autres peuvent bien…

– Qu’a-t-il dit ? »

Au sursaut qu’elle fit, il comprit qu’il avait élevé la voix.

« Il a dit que c’était complet, qu’il allait y mettre un terme, répondit-elle tandis que les larmes remontaient dans ses yeux sombres. Et que la fin devait être un hommage à la vie.

– Un hommage à la vie ? Ce sont les mots exacts qu’il a employés ? »

Elle hocha la tête. Harry lui libéra la main, se leva et se rendit à la fenêtre. Regarda dans le soir. Il ne neigeait plus. Il leva les yeux vers le monument éclairé, visible depuis presque partout à Oslo. Le tremplin de saut. Comme une virgule blanche sur la colline noire. Ou un point.

Harry retourna vers le lit, se pencha et embrassa Rakel sur le front.

« Où vas-tu ? » murmura-t-elle.

Harry leva sa main ensanglantée et sourit. « Voir un médecin. »

Il sortit de la pièce. Manqua de tomber dans l’escalier. Sortit dans l’obscurité froide et blanche de la cour, mais la nausée et le vertige ne voulaient pas lâcher prise.

Debout à côté de la Land Rover, Hagen était en pleine conversation téléphonique.

Il interrompit son coup de téléphone et hocha la tête quand Harry lui demanda si on pouvait le conduire quelque part.

Harry s’installa sur le siège arrière. Il songea que Rakel avait remercié Dieu. Elle ne pouvait pas savoir que ce n’était pas Dieu qu’il fallait remercier. Que l’acheteur avait sauté sur l’offre. Et que le remboursement avait commencé.

« On descend vers la ville ? » s’enquit le conducteur.

Harry secoua la tête et leva un doigt vers le haut de la colline. Son index semblait étrangement seul entre le pouce et l’annulaire.