Je rallume quatre bougies. Je les dispose sur la table basse en plastique. Les flammes tremblent un peu, menacent à tout moment de s'éteindre. C'est un rituel à deux sous, une cérémonie dérisoire, mes petits arrangements avec mes morts, avec ma mère tombée là au bout de mon regard. La plage est déserte et les falaises viennent de s'éteindre. Ce ne sont plus que des masses à peine discernables, du noir sur le noir de la nuit, des textures superposées, du coton sur de la soie.
La baie s'entrouvre et le visage de Claire apparaît. Elle a froid et se frictionne légèrement les bras, qu'elle garde croisés sur sa poitrine. Son visage luit dans la pénombre imparfaite, et sa chemise de nuit volette autour de son corps plein et léger. Elle se penche vers moi et m'embrasse.
- Tu ne dors pas ?
- Ils viennent d'éteindre les falaises.
Elle plante sa langue entre mes dents et je promène mes doigts sur son cul, mes mains sont froides et elle frissonne. Je lui propose une gorgée de whisky, elle jette un regard à la bouteille à moitié vide. Elle ne dit rien. Il y a si longtemps qu'elle se tient à mes côtés, des années entières et jamais, jamais elle n'a prononcé le moindre mot au sujet des quantités d'alcool que j'ingurgite et qui me tiennent debout je le sais, me colmatent et me hissent à niveau, me protègent et m'anesthésient. Jamais non plus elle ne s'étonne de mes sorties nocturnes. Pas même quand, au petit jour, je me déshabille et colle mon corps congelé à sa peau tiède. Alors elle approche sa bouche de mes lèvres, elle respire mon odeur de tabac, de fougères, de sel et de vodka, elle m'entraîne en elle et nous tanguons dans l'aube naissante.
- Je vais me recoucher.
Sa main s'attarde sur mon visage et elle disparaît dans la chambre, rejoint Chloé qui endormie réclame un peu de lait. Claire la berce et son chant se noie dans les vagues et les galets roulés.
Deux ans avant que Chloé naisse, nous avons quitté Paris, notre appartement tordu aux murs jaunis, au plancher pas droit couvert de tomettes orange. Nos fenêtres sur cour et, en face, des lucarnes muettes où passaient des silhouettes, des corps et des visages devenus familiers. J'avais passé des nuits entières, des jours gâchés à les contempler, à repérer leurs menues habitudes, leurs gestes répétés. Au quatrième, la vieille se mettait au lit vers vingt heures. Vêtue d'une chemise rose, les cheveux couverts d'un genre de bonnet, elle lisait jusque tard dans la nuit, son caniche à ses pieds, et je m'endormais avant elle. Claire ronflait et je trouvais cela charmant, tout m'émouvait en elle, son visage éclatant, son rire comme du cristal, sa manière de veiller sur moi et de m'absoudre, sans jamais se plaindre ni rien demander en retour. Durant de nombreux mois après la mort de Léa, j'avais renoncé à toute activité, je me faisais l'effet d'un parasite, d'une larve encombrante, mon sang était noyé dans l'alcool, y circulaient des psychotropes divers, il m'arrivait de ne pas décrocher un mot de la journée mais Claire ne disait rien. Elle rentrait tard du travail et nous dînions à la lueur des bougies. Nous faisions l'amour sur le canapé, la musique jouait fort et sa bouche était fraîche. Elle s'effondrait de fatigue et je baissais le volume du disque qui passait alors, elle dormait et j'écoutais à la file des chansons tristes et lentes. La plupart du temps, mon cerveau était tout à fait vide, j'étais incapable de penser à rien, je collais mon front à la vitre froide, j'observais mes voisins, l'étudiant du cinquième visage rivé à son ordinateur et nimbé d'une lueur irréelle, le petit vieux du troisième qui repassait en caleçon des pantalons anthracite, et laissait voir des jambes maigres et parcourues de grosses veines violettes. La jeune femme du deuxième, fumant dans sa cuisine, journal ouvert sur la table, les yeux perdus dans le vague, et plus tôt dans la soirée je l'avais vue aux côtés d'un enfant en pyjama, cheveux mouillés et coiffés en arrière après le bain, mangeant leur soupe brûlante en se souriant de temps en temps.
Je m'endormais tandis que, au-dehors, la rumeur matinale montait lentement. Dans un demi-coma, étrangement frigorifié, j'entendais Claire se lever, faire couler la douche et préparer le café. Puis la porte claquait sur le silence et je m'enfonçais dans un sommeil sans rêve.
Voici à quoi ressemblait notre vie les premiers temps. Je ne sais où Claire a trouvé la force de me tenir à flot, de me couver de ses regards indulgents, justes et aimants, où elle cachait ces réserves de patience, d'intelligence et de gaieté. Nous avons quitté Paris et c'était comme fuir une ville morte. Tous les gens que j'y croisais ressemblaient à mes voisins, ombres réduites à la fatigue, à l'enchaînement de gestes quotidiens. La ville m'étouffait et chacune de ses rues me semblait marquée au fer rouge du souvenir et de la perte. Claire répétait qu'il fallait partir, qu 'il fallait qu 'on se sauve. Elle voulait sentir la mer, la sentir chaque jour, chaque minute, dès que l'envie lui en prendrait. Elle aussi charriait son lot de fantômes. La mort de Léa l'affectait en profondeur, même si elle n'en disait jamais rien, la mort de Léa l'avait blessée plus encore que je ne l'avais imaginé, et aujourd'hui encore m'échappe la nature véritable des liens qui les unissaient. On ne sait jamais rien de ce qui se noue entre les êtres, eux- mêmes souvent l'ignorent, et le découvrent en se perdant.
Un jour de mai, nous avons emménagé dans une longère minuscule, à quelques pas de landes désertes et battues par les vents, où dérivaient des oiseaux et des courants porteurs. Claire en avait les larmes aux yeux, et en moi quelque chose se desserrait enfin, paraissait vouloir survivre. Nous nous sommes regardés comme deux enfants étonnés, et une autre vie a commencé.
Une semaine après son réveil, Antoine est rentré à la maison. Pendant deux mois, il n'a pas prononcé le moindre mot. Jusqu'aux grandes vacances. Pourtant, durant cette période, il est allé à l'école. Il y suivait les cours sans plus d'application qu'auparavant, mais on le laissait en paix. Ses camarades étaient prévenus et tout cela dressait autour de lui une aura de mystère et de respect qui ne fît que croître au fil des années. À son statut d'orphelin s'ajoutaient l'énigme de son silence, l'horreur d'une mère suicidée, la réputation terrifiante de notre père, et une panoplie complète de forfaits divers: expulsions, colles, rixes, absences injustifiées, insultes proférées envers des enseignants, port et usage menaçant de cutter, cigarettes, alcool et joints dans l'enceinte du collège, vitres cassées du CDI, coups et blessures à l'encontre d'un pion, mise à sac du bureau du CPE... S'y agrégeaient une poignée de records en natation et en athlétisme et quelques moments d'excellence inattendus en histoire ou en français.
Certains professeurs le regardaient de travers, soulignant qu'à l'instar de mon père ils n'étaient pas dupes de son petit manège mais dans l'ensemble, tous ont fait preuve de compréhension et de patience. Antoine était exempté de participation orale, et on ne lui refusait jamais de se rendre à l'infirmerie. De la fenêtre de ma classe où se cognait un soleil dur, je le voyais traverser la cour, s'allumer une cigarette et lâcher vers le ciel de longs traits de fumée. Mes voisins le remarquaient aussi, et des rires nerveux parcouraient la salle. Je levais la main et prétextais des maux de tête. Mme Dausse secouait la tête, et si elle n'en disait rien, je voyais bien qu'elle me soupçonnait à raison d'abuser de la situation, d'en profiter. J'avais onze ans et ma mère était morte. Avec le recul des années, je me dis qu'au fond, tout ce temps, je n'ai jamais rien fait à la hauteur de ma douleur. Mon frère s'en chargeait. Les couloirs étaient déserts et par les vitres intérieures défilaient des visages appliqués et d'autres rêveurs, des dos courbés sur des copies doubles à petits carreaux, des regards fixés aux tableaux verts couverts de craie. Je quittais les préfabriqués bleu nuit et rejoignais mon frère près du parking à vélos. Des roues voilées s'enchaînaient à des poteaux rouillés. Antoine m'attendait là et écrasait son mégot de la pointe de sa chaussure. Avant de sortir du collège, il nous arrivait de faire un détour. Les voitures des professeurs brillaient en retrait des bâtiments, à deux pas du gymnase et de la grille sans surveillance, qu'il suffisait de sauter pour être libre. Antoine ne choisissait pas ses victimes, il opérait au hasard. Je faisais le guet tandis que de sa poche il sortait un cutter, et l'enfonçait d'un geste sec dans les pneus d'une Renault 20 bleue ou d'une Golf noire. Parfois aussi, il faisait crisser ses clés sur la peinture neuve, ou d'un jet de pierre éclatait une vitre.
Nous ne rentrions jamais directement. La ville était comme inhabitée, un dortoir en plein jour. Des bus passaient qui ne conduisaient personne, de rares boutiques s'ennuyaient infiniment dans l'après-midi désert. Nous longions des maisons vides, des courts de tennis à l'abandon, des jardins que gardaient des chiens sales. Obstinément, mon frère se taisait et nous échangions parfois des signes. En sa présence, comme contaminé, j'étais incapable d'ouvrir la bouche. Le cimetière était nu dans la lumière. Des petits vieux y contemplaient des dalles couvertes de poussière, des pots où fanaient des fleurs mauves. La tombe de notre mère s'y nichait sans fioritures, nous la fixions les mains croisées et Antoine mâchait des mots inaudibles.
Nous retardions autant que possible le moment de regagner la maison. Notre père ne reviendrait qu'à la nuit tombée. Antoine faisait chauffer de l'eau et cuire des légumes. Nous passions les disques de maman avant qu'il arrive. Alors ce serait le silence complet et mon père, au bout de la table, mastiquant sèchement sa viande, ne nous adresserait pas la parole, se contentant lorsque son regard croiserait celui d'Antoine de secouer une tête affligée et d'aboyer : «T'as rien trouvé de mieux pour te rendre intéressant? Je vais t'en retourner deux et, crois-moi, ça va pas traîner, tu vas la retrouver, ta langue. »
Le repas achevé je débarrassais la table et mon père se plantait devant le téléviseur. Il ne tolérait aucun bruit et finissait toujours par s'assoupir. La vaisselle sèche et rangée, je rejoignais Antoine dans sa chambre. Assis à son bureau, il me tournait le dos et je posais la main sur son épaule. Il faisait pivoter son siège et me souriait les yeux encore embués de larmes. Sur le lit côte à côte, nous lisions des bandes dessinées jusque tard dans la nuit, écoutions tout bas la radio, suivions en aveugles d'obscurs matchs de football opposant Lens à Laval.
Puis vint l'été et, comme si de rien n'était, mon frère retrouva la parole. Ce fut si soudain et naturel que je ne me rappelle pas les circonstances exactes de ce miracle. Je crois qu'à table il me demanda le sel et que, alors que je le lui tendais, il laissa échapper un merci anodin qui ne fit même pas réagir mon père.
Une saison menaçante et glacée a alors commencé. Durant quatre ans, nous avons vécu dans un silence obsédant, que rien ne devait troubler. Durant quatre ans nous avons hanté cette maison comme des fantômes, sans prononcer un mot lors des repas que nous prenions devant le téléviseur allumé. Durant quatre ans nous avons fui la colère de notre père excédé en nous réfugiant dans nos chambres, où nous nous retrouvions même après le couvre-feu, tandis qu'il ronflait au salon. Toujours il s'endormait devant le film ou les émissions de variétés, Patrick Sébastien Jean-Pierre Foucault Michel Drucker. Nous chuchotions et je ne sais plus aujourd'hui quels secrets s'échangeaient au creux de nos murmures. Parfois, notre père nous surprenait et me hurlait de regagner ma chambre, me menaçait d'une trempe ou de m'étriper sur-le- champ. J'ignore en quoi nous pouvions le déranger. Je crois qu'il nous aurait voulus morts. Morts et empaillés.
Il ne fallait jamais faire de bruit ni hausser le ton, il ne fallait jamais rire ni chahuter ni se chatouiller ou se poursuivre dans la maison, il ne fallait jamais écouter de musique ni lui parler de quoi que ce soit. Il ne fallait jamais laisser passer plus de trois secondes avant d'exécuter un de ses ordres, il ne fallait jamais lui répondre, jamais émettre d'avis contraire au sien, jamais émettre d'avis tout court. Il ne fallait pas jouer dans le jardin, pas piétiner son gazon, pas faire rouler le ballon sur ses fleurs. Il ne fallait pas toucher sa chaîne hi-fi, ne surtout pas briser une assiette ou un verre, il ne fallait pas qu'il entende nos pas à l'étage s'il était installé au salon. Il ne fallait pas ramener de filles ou de copains à la maison, il ne fallait pas fréquenter d'enfant noir ou métis ou arabe, il ne fallait pas fréquenter ceux de la cité. Il ne fallait jamais évoquer maman ou regarder ses photos ou poser de question à son sujet. Il ne fallait pas être malade ou, d'une quelconque façon, commencer à Vemmerder. Il ne fallait pas pleurer devant lui, pas même après qu'il nous eut giflé, et de ses coups ne jamais se défendre ou se protéger. Il ne fallait rien lui confier de nos vies, il ne fallait pas rechigner à aller faire les courses, laver la vaisselle, tondre la pelouse, passer l'aspirateur, sortir les poubelles ou l'accompagner au supermarché. Il ne fallait pas raconter de blagues ou pouffer en se regardant, il ne fallait pas se mettre en colère l'un contre l'autre ou s'asticoter ou se faire rager. Il ne fallait pas parler du monde extérieur, des copains, de l'école. Il ne supportait pas le moindre courant d'air, le moindre bruit au-dehors, le moindre rire l'indisposait, le moindre cri le hérissait, deux jeunes qui couraient dans la rue étaient forcément des merdeux, une fille qui embrassait un type une salope, une pute si le type était noir ou arabe. La musique était forcément de sauvage ou de nègre, les présentateurs à la télé des imbéciles, les journalistes des vendus, les fonctionnaires des fainéants, les politiciens des voleurs. Le monde n'était que chaos où se perdaient des valeurs, l'immigration y constituait une sourde menace et la jeunesse une plaie. Les musiciens, les artistes en général étaient des drogués, les chômeurs des parasites, les homosexuels des détraqués. Chaque jour à seize heures mon père se branchait sur RTL et écoutait Les grosses têtes. Chaque matin la radio se déclenchait et aujourd'hui encore, quand j'entends par hasard le jingle de cette station, des frissons d'horreur et de dégoût me parcourent l'échiné.
Il ne fallait pas respirer pas bouger pas parler pas sentir. Il ne fallait avoir besoin de rien, ni argent de poche ni réconfort ni gestes tendres ni sourires ni conseils, il ne fallait rien attendre sinon les trempes, les baffes ou les torgnoles qu'il nous collait à tour de bras, se contentant parfois de nous prendre par le col, de nous tordre l'épaule, de nous tirer les cheveux et de nous balancer dehors ou dans notre chambre. Nous nous retrouvions sur le plancher noyés de larmes, ou dans le jardin gelé en hiver, vêtus de notre pyjama ou d'un simple tee-shirt.
Mais le plus souvent, mon père commençait par gueuler, menaçant de nous envoyer en pension ou à l'armée, de nous dresser et nous apprendre ce qu'était la vie. Il nous promettait les coups de ceinture que nous méritions, ainsi que son propre père le faisait lorsque, à table, lui ou l'un de ses frères et sœurs prenait le risque de chuchoter. Puis il nous giflait et il nous fallait rester stoïques. Si par malheur les larmes affleuraient, mon père haussait le ton d'un cran encore et nous bombardait d'insultes, nous traitant de pédés, de lavettes, nous répétant combien nous lui faisions honte et pitié à la fois.
Chaque jour ou presque, mon père explosait ainsi, sans motif, pour un papier qu'il ne trouvait pas, des clés prétendument égarées quand elles étaient dans sa poche, des chaussures qui traînaient dans l'entrée, une trace sur le carrelage, un verre mal lavé, un lit défait, une fleur écrasée. Après nous avoir punis, il quittait la maison et, selon les jours, partait en voiture ou bien passait des heures entières dans le jardin à fendre des bûches. Nous restions pétrifiés dans la chambre d'Antoine, tandis que nous parvenaient le bruit du moteur s'éloignant à plein régime, ou les ahans de mon père abattant son merlin sur le bois, le bruit sec et répétitif de l'impact. D'abord rongés par la peur, la peur qu'il se blesse avec la hache, ou qu'il ait un accident de voiture, nous en venions progressivement à souhaiter sa mort. C'est dans ces moments-là que ma mère choisissait le plus souvent de se manifester, j'entendais sa voix et Antoine me regardait soudain, ou bien c'était le contraire. Nous n'avions pas besoin de nous parler pour vérifier que l'autre avait entendu lui aussi.
J'ignore où allait mon père alors, au volant de sa voiture, l'enseigne de taxi éteinte et recouverte d'un capuchon noir imperméable. Longtemps je l'ai imaginé rouler jusqu'au périphérique et faire le tour de Paris sans jamais prendre la sortie. Les panneaux défilaient, et les enseignes rouges dans la lumière des phares. Un peu plus tard, je me suis persuadé que mon père dans ses accès de colère allait voir des prostituées, à Paris ou en lisière de la forêt de Sénart, épuisait sa haine entre leurs jambes. Aujourd'hui je ne sais plus. Me reste juste le sentiment du temps suspendu entre son départ et son retour, la porte qui s'ouvrait soudain, le froid qui entrait dans la maison, et sa voix qui hurlait : «J'ai pas intérêt à vous entendre» alors qu'aucun son ne s'échappait de nous, pas même celui de nos respirations, que nous avions appris à retenir, à moduler, à contrôler jusqu'au silence le plus absolu.
Tout ce temps, mon frère et moi, nous ne nous quittions que rarement. Il venait me chercher à la sortie du collège, le plus souvent flanqué de Nicolas. On longeait des terrains vagues, des maisons basses aux murs humides, des bars vides où des serveuses s'emmerdaient ferme. Des boucheries où s'entassaient des vieilles munies de cabas. Des parkings à moitié vides, jouxtant des supermarchés aux murs de tôle, des gymnases aux murs graffés, des terrains de sport où manquaient des cages et des panneaux de basket. On retrouvait les autres en lisière des forêts. La route était barrée et plus loin le béton se raréfiait puis c'était de la terre, de la boue et des fougères, des nuées d'arbres et de clairières. Personne ne me faisait jamais de remarque, personne ne se souciait de mon âge et c'était bien ainsi. Je m'asseyais sur la barrière, un poste jouait les Smiths, Cure, Lou Reed, les Clash ou Nirvana, et les infrabasses s'enfonçaient dans la terre meuble et mêlée de sable. Ils étaient une dizaine, parfois moins parfois plus, autant de garçons que de filles. Ils s'enfilaient des 8/6, de la tequila et du gin. Elles sirotaient des cocktails Piterson, et je les imitais. Les joints tournaient et de petits cachets passaient de main en main. Les filles étaient vêtues de noir et très maquillées, certaines avaient les cheveux striés de mèches bleues, rouges ou orange. Lorette était la plus jeune d'entre elles. Elle accompagnait sa sœur : Laetitia lui ressemblait trait pour trait et, à la manière qu'il avait de la fixer du regard, je comprenais qu'elle plaisait à Antoine. À Nicolas aussi, d'ailleurs. Souvent, Lorette venait s'asseoir près de moi et nous partagions la même cigarette. La nuit tombait sur la forêt bruissante et certains soirs on y brûlait de grands feux. On s'installait tout autour, certains jonglaient et d'autres se serraient dans les bras, s'embrassaient et j'observais les mains aller et venir sous les pulls en laine. Quelques-uns s'éclipsaient, s'enfonçaient dans les taillis, à deux ou à trois, et ce n'étaient jamais les mêmes. D'un jour à l'autre les couples se formaient, se déformaient, se recomposaient, les configurations changeaient, s'inversaient. Je prenais leur suite, les cherchais dans les sous-bois humides. Je marchais dans le noir et les fougères m'arrivaient aux chevilles, j'écrasais les orties et la bruyère. Mes mains se posaient sur des troncs d'arbres, frôlaient la mousse gorgée de pluie. Je marchais en aveugle et finissais par les entendre gémir. J'écoutais le bruit de leurs bouches, leurs baisers et leurs peaux emmêlées. Mon sexe gonflait à exploser, je le sortais et le caressais dans la nuit froide. J'éjaculais dans les buissons, les ronces et les arbustes. Puis je rejoignais le groupe et Lorette me regardait en biais, ou bien c'est moi qui me sentais regardé de travers. Antoine souriait et me faisait goûter sa bière. Il dansait près du feu, et Laetitia le rejoignait. Leurs yeux brillaient, leurs bras étaient des ailes déployées, leurs corps infiniment légers, harmonieux, aériens.
Parfois aussi, nous nous installions près du fleuve. De minuscules plages de sable trouaient les berges, des rangées d'arbres alignés nous faisaient un rideau. En face, les immeubles étaient des myriades de lumières allumées. Des cracheurs de feu nous rejoignaient, ils vivaient pour la plupart à Ris-Orangis, squattaient une usine désaffectée où ils avaient des ateliers. Ils attendaient la nuit pour opérer, portaient de gros pulls en laine et pas de combinaison ignifugée. Des flammes sortaient de leurs bouches, semblaient rebondir sur la paroi de l'air. Ils s'accroupissaient et des langues de feu léchaient le fleuve, l'eau prenait des teintes orange avant de redevenir huileuse et noire. Antoine buvait beaucoup, attrapait tout ce qui pouvait se fumer ou s'avaler. Il était tellement ailleurs, il était un corps qui danse, un corps en extase. Le feu, le fleuve, le ciel et la nuit étaient au bout de ses doigts. La musique se faufilait dans chacun de ses membres, et l'amour coulait dans ses veines. Il nous serrait dans les bras les uns après les autres, nous chuchotait d'être heureux, et nous parlait comme s'il allait mourir demain. Comme si pour lui tout était déjà joué, achevé. Comme s'il avait raté la cible une fois pour toutes et ne s'en remettait plus qu'à l'ivresse, à la vitesse et aux sensations.
Ces années-là sont des années de meute, et Antoine était pour tous un genre de guide, une figure tutélaire et magnétique. C'est lui qui décidait des lieux de réunion, qui trouvait l'herbe, le shit, puis l'ecstasy, lui qui chaque semaine apportait des cassettes enregistrées ou volées d'où surgissaient des musiques inconnues des téléviseurs et des stations de radio. Lui qui encore distribuait les livres qu'il volait chez Gibert. Vian, Bukowski, Céline, Kerouac, Salinger. Partout où il allait, je l'accompagnais, et nos vies ne commençaient pour ainsi dire qu'une fois sortis de l'école. J'y suivais les cours comme un fantôme, ne me liais à personne, guettais patiemment la sonnerie. Antoine m'attendait près des grilles. Il discutait avec Nicolas, Luis ou Karim, s'interrompait sitôt qu'il me voyait, et m'ébouriffait les cheveux avant de dire : «En route. » Nous passions le moins de temps possible à la maison, fuyant à la fois les colères de notre père et la présence invisible mais entêtante de notre mère. La vraie vie était ailleurs et elle vibrait. La vraie vie se lovait au creux des bras de Laetitia et sous les baisers de Lorette.
Elles vivaient au douzième étage d'une tour gris perle, aux confins extrêmes de la cité Youri- Gagarine. De leurs fenêtres, on pouvait voir notre maison, et plus loin le fleuve et la nationale, l'étang artificiel en contrebas. La nuit les phares faisaient des guirlandes ou des traînées de poudre. Un peu plus loin encore, après la gare où brillaient des trains métalliques, les voies se rejoignaient et se séparaient à nouveau, dessinaient d'étranges itinéraires. L'autoroute traçait vers l'ouest et on regardait ça front collé aux vitres froides, Antoine disait qu'il fallait partir, prendre des trains des camions des voitures, suivre les lumières, aller vers la mer, et Laetitia l'écoutait. Elle se réfugiait dans ses bras et il la serrait comme on serre la seule chose qui nous retienne ici-bas. Lorette restait plus longtemps encore à fixer tout ce qui s'en allait, ce réseau de partances, elle avait des yeux de folle, et le sang bouillonnait dans ses veines, quelque chose semblait vouloir jaillir hors d'elle.
Je me souviens aussi de cet appartement l'été, Antoine et moi sur le lit torse nu, Lorette et Laetitia seulement vêtues de leur slip et de tee-shirt à bretelles, nos quatre têtes se touchaient, se rejoignaient au centre du lit et nous formions une étoile. Les yeux au plafond ou bien clos, Lorette me caressait le bras. La musique battait fort sous nos crânes, l'herbe frayait dans nos poumons, nos veines, et du bout des doigts j'effleurais ses cuisses, sa poitrine minuscule où perlait la sueur. Nos corps se rapprochaient, je l'enlaçais et ma bouche cherchait sa bouche. Elle sentait mon sexe dressé contre son ventre et ne disait rien, ou bien juste comme une prière, serre-moi, serre-moi fort.
Souvent, Antoine nous gueulait de dégager, de le laisser seul avec Laetitia. On mettait la télé à plein volume, et parfois un disque par-dessus mais on les entendait baiser quand même, et j'aurais juré qu'ils pleuraient tous les deux en le faisant. Dans ces moments, Lorette se calait contre le mur, ma tête reposait sur ses cuisses maigres et lisses, et elle suçait son pouce. Elle avait l'air d'une enfant et c'était une enfant quand j'y pense. Nous avions treize, quatorze ou quinze ans, et nos yeux brillaient à force d'alcool. D'autres fois, nous quittions l'appartement. Je prenais avec moi une bouteille de vodka que je glissais dans mon sac. On s'installait sur un banc, les tours au-dessus de nos têtes étaient des ombres gigantesques, la nuit tombait et les fenêtres s'allumaient une à une, se reflétaient dans l'eau en de minuscules et troubles flaques de lumière dorée. Je lançais des cailloux plats et les faisais ricocher à la surface. Lorette grelottait, elle avait toujours froid, je la pressais contre moi et je sentais en elle comme une peur ancienne, une fissure que rien ne comblerait jamais. Elle pleurait ou tremblait de plus belle, sous ses yeux coulaient des larmes noires, je l'embrassais et elle mordait ma langue. Antoine et Laetitia nous rejoignaient. Ils ne marchaient plus si droit et Antoine finissait toujours par retirer ses chaussures, remonter son pantalon aux chevilles et s'enfoncer dans l'eau vaseuse et glauque.
À cette époque aussi, nous passions beaucoup de temps chez Nicolas. Antoine et lui s'étaient rencontrés un jour dans un café et ne s'étaient plus quittés. Je l'aimais bien. C'était un garçon secret, timide et taciturne. Il était éperdument amoureux de Laetitia et n'en disait jamais rien. Il portait ses cheveux longs et très lisses, et chaussait ses lunettes de manière à ce que les branches restent visibles. Il passait le plus clair de son temps sur son ordinateur, à inventer des programmes compliqués et obscurs, auxquels nous ne comprenions rien, disparaissait des week-ends entiers pour se consacrer à de nébuleuses parties de jeux de rôles. Sa mère était infirmière, elle faisait les nuits, et quand on arrivait dans la petite maison coincée au fond du jardin étroit, elle restait dans sa chambre à dormir. On ne la voyait presque jamais, mais elle était douce et gentille. Elle fumait beaucoup et se nourrissait exclusivement de café. De temps en temps, vêtue d'une vieille robe de chambre au coton râpé, elle s'attablait dans la cuisine et s'allumait une cigarette. Elle nous jetait des regards très tendres par la porte ouverte. Il lui arrivait de nous préparer des steaks, des frites ou des hamburgers, ou de se joindre à nous quand nous regardions des vidéos, Roland-Garros ou le Tour de France, avachis dans le canapé défoncé, au milieu du salon triste et sans décoration. Les soirs de congé, elle veillait près de nous et, sur M6, on passait ces films érotiques où les hommes comme les femmes gardent leur slip pour s'accoupler sur des peaux de bêtes, tandis qu'un saxophone souligne la sensualité de l'instant.
Le plus souvent, nous descendions à la cave. Nicolas y avait un baby-foot aux barres faussées, un flipper antique, une batterie de fortune sur laquelle il tapait comme un sourd et de grands tabourets qui dataient du temps où son père tenait un bar en centre-ville. Le bar n'avait jamais marché, et cette ville au fond n'avait jamais eu de centre. Il travaillait désormais à Rungis, où il déchargeait des palettes de fleurs, de viande ou de légumes, ça dépendait des jours. Il ne rentrait jamais directement, passait des heures au PMU, et quand par hasard on le croisait, on sentait qu'on n'était pas les bienvenus. Il suait de l'alcool et ses yeux étaient jaunes, enfoncés au creux d'un visage au couteau. Il venait parfois à la cave, nous regardait en silence, crachait par terre et prenait sa carabine. Très lentement il nous mettait en joue, avant de partir dans un grand éclat de rire qui nous glaçait. Puis il la chargeait et sortait dans le jardin. Là, il passait des heures et ses nerfs à faire des cartons sur des bouteilles. Les voisins se plaignaient du bruit mais il s'en foutait. Près du garage, il entreposait des fûts rouillés qu'il emplissait d'eau. À l'intérieur nageaient dans le trouble d'énormes silures qu'il ramenait de la pêche chaque dimanche. Il les prenait dans la Seine et les laissait mourir. Il élevait aussi des lapins. Ils s'entassaient par grappes dans des cages au fond du terrain, chiaient sur la paille et mastiquaient des carottes et des épluchures de pommes de terre avec un regard vide. J'ignore ce qu'il comptait en faire. Ce que je sais, c'est que Nicolas devait les nourrir et nettoyer leurs cages, et qu'il pouvait pas les blairer ces bestioles.