On a passé tellement d'heures, de nuits, de jours entiers dans l'obscurité du sous-sol. On descendait des bières par packs entiers, on fumait du matin jusqu'au soir, nos yeux brillaient et nos cerveaux s'embrumaient, anesthésiés et oublieux. Luis amenait sa guitare, Alex sa basse, et avec Nicolas comme batteur ils massacraient Smells like teen spirit, Come as you are ou Hey Joe. Lorette et Laetitia nous rejoignaient, on se planquait dans les coins sombres, on baisait à deux pas des autres et on faisait mine de ne pas s'en rendre compte. Lorette me suçait dans la poussière et je la prenais contre le ciment, ses cheveux mélangés aux toiles d'araignées. Le temps passait ainsi, on le tuait en le noyant d'alcool, en le saoulant de musique et de lumières, en le couvrant de sperme et de baisers.

La dernière fois que nous l'avons vu, Nicolas s'était rasé le crâne. Son père l'avait frappé à la tête, de la crosse de son fusil. Ce n'était pas la première fois. Sa mère avait dû le soigner et le recoudre. Il portait un pansement juste au-dessus du front. Il nous a dit ça d'un trait, sans douleur apparente, très calmement, comme s'il s'agissait d'un incident sans importance. On est rentrés chez lui et il était plus silencieux qu'à l'accoutumée. Plus silencieux et opaque encore. Antoine lui jetait des coups d'œil inquiets. On a commencé un baby-foot, et je me souviens encore de l'odeur de ciment et de liège qui régnait là, des pièges à souris aux quatre coins de la pièce, du sol en terre battue et de la fenêtre rectangulaire qui donnait sur le jardin à ras du gazon, des vieux journaux empilés, des chaises cassées, des tables entreposées, des sacs de toile suspendus à des crochets et remplis de sable, des gants craquelés dans la poussière. On jouait sans conviction, la gorge nouée, et Nicolas a disparu quelques instants. J'ai pensé qu'il allait chercher des bouteilles ou son poste de musique. Il est revenu avec la carabine. Antoine, ça lui a allumé des lumières dans les yeux. Nicolas nous a fait signe de le suivre et sur son visage on ne pouvait rien lire. On a marché derrière lui, je tremblais de peur et, dehors, le jour m'a ébloui. On s'est dirigés vers le fond du jardin. Les murs étaient couronnés de barbelés. Dans un des fûts, un silure était mort et gisait sur le flanc, juste sous la surface de l'eau dégueulasse. Nicolas s'est tourné vers nous, il avait aux lèvres un drôle de sourire. Du menton, il nous a désigné les lapins : « Ça vous tente ? » Antoine n'a rien répondu, et moi j'étais planqué derrière. Nicolas a armé le fusil, enclenché le cran de sûreté et il a tiré. Il s'y est repris à trois fois pour tuer le premier lapin. Après, ç'a été un massacre. Les bestioles explosaient sans rien dire et les cages étaient remplies de sang. Je suis allé vomir dans les rosiers. Antoine a pris la carabine, il en a buté deux à son tour. Nicolas a fini le travail et on est retournés à la cave. On a bu du whisky au goulot pour se remettre, Nicolas chantait à tue-tête, moi je n'arrêtais pas de lui demander ce qu'allait dire son père. Il me montrait le fusil : «Il a pas intérêt à la ramener s'il veut pas finir comme ses lapins. »

Quand on a quitté la maison, Nicolas était prostré dans le gros fauteuil défoncé, son fusil sur les genoux. Juste avant de partir, Antoine lui a dit : « Pas de conneries, hein ? » et Nicolas a répondu : «T'inquiète. » Le lendemain il n'était pas au lycée. Ni le surlendemain. Ni plus jamais en fait. Moi j'avais toujours pensé qu'un de ces jours, il le dégommerait son vieux. C'est ce qu'il disait. Mais la vérité, c'est qu'il l'avait attendu, qu'il l'avait regardé bien droit dans les yeux, assis dans son gros fauteuil, la tête sous l'ampoule nue qui pendait du plafond, qu'il avait retourné son fusil, se l'était fourré dans la bouche et s'était fait exploser le cerveau.

Antoine n'a pas voulu qu'on aille à l'enterrement, il ne voulait pas croiser son père, il ne voulait pas entendre les conneries qu'on dirait sur Nicolas. Après ça, la bande s'est dissoute, c'en était fini des feux de forêt, des fêtes improvisées sur les berges de la Seine, des baises à géométrie variable dans les fourrés. Tout le monde restait chez soi, abruti, sonné, hagard. Nicolas était mort et Antoine disait toujours qu'au fond c'était le seul de nous tous à avoir eu un peu de courage et de lucidité. Cette année-là fut la plus triste, la plus noire des années avec mon frère. Ce fut aussi la dernière. Mon père nous hurlait dessus pour un rien. Maman ne cessait de tourner dans nos têtes, ses apparitions étaient plus fréquentes que jamais et nous nous enfoncions tous les deux dans un passé sans recours. Antoine était de plus en plus silencieux et j'avais peur. Il ressemblait de plus en plus à Nicolas, je lisais dans son visage la même détermination froide, la même détresse, le même égarement. Laetitia elle aussi s'inquiétait. Elle fixait ses yeux d'un air désolé. Elle disait qu'il buvait trop, passait trop de temps à essayer de se déchirer, qu'ils ne faisaient plus rien à part baiser et fumer et que ça devenait lourd et triste et morbide. Mon frère ne répondait rien, il allumait une cigarette, le regard rivé au plafond de l'appartement.

C'est à cette époque aussi que Lorette a cessé de manger. Personne à part moi ne se souciait de la voir fondre, de son visage creusé, de ses côtes saillantes, de ses jambes toujours plus maigres, son torse de verre que je n'avais plus la force de caresser, ses seins presque disparus. Je me demande encore comment elle tenait debout. Elle n'ingurgitait qu'un ou deux verres de jus de fruits par jour, et vomissait tout ce que je la poussais à manger. Je l'invitais dans des restaurants, je lui faisais la cuisine. J'y claquais tout l'argent que je gagnais le dimanche sur les marchés, à charger et décharger des caisses de légumes. Elle se forçait pour me faire plaisir. Mais à la fin du repas, invariablement, elle s'éclipsait aux toilettes, et revenait les yeux rougis. Se mêlait à son parfum Naf-Naf un vague relent de vomi. Je n'en ai jamais parlé à sa mère. Ni à qui que ce soit. Je me suis contenté de la traîner chez un médecin. Je croyais bien faire. Elle m'a suivi comme un automate, elle pesait moins que l'air au bout de ma main. Le cabinet était tapissé de beige et décoré de tableaux abstraits. Le médecin était un type étrange, aux allures de vieux beau, au débit saccadé et rapide, qui posait sur vous des yeux de fou et voulait toujours savoir, en dehors des symptômes habituels, « comment vous alliez, sinon ». Lorette n'a pas desserré les dents, elle était extrêmement faible et quasi transparente. J'avais depuis quelques jours l'impression qu'elle pouvait s'évanouir d'un moment à l'autre. Elle se plaignait de violentes migraines et séchait les cours pour se réfugier dans sa chambre, s'allonger comme une morte dans la pénombre des volets clos, le silence de l'appartement vide en plein après-midi. Je la rejoignais parfois, je dormais près d'elle. Je la serrais comme si ça pouvait la retenir, mais elle filait comme le sable entre mes doigts. Les parois n'étaient pas plus épaisses que du papier, mais à certaines heures de la journée plus aucun son ne nous parvenait, sinon celui de nos respirations. La sienne menaçait parfois de s'éteindre et je devais tendre l'oreille.

Trois jours plus tard elle séjournait à Brunoy, dans une petite clinique cernée d'arbres, aux murs de brique rouge, aux fenêtres décorées de vitraux jaunes orange et roses. J'ai tenté d'aller la voir quelques fois, traversant la forêt boueuse ou limpide, longeant des maisons bourgeoises aux jardins impeccables, gazon peigné et meubles en teck, parasols et tables de ping-pong d'un vert profond, VTT rutilants et voitures neuves garées sur le côté, épagneuls dans le soleil, aux pattes touchant à peine le gravier du chemin. Je laissais mon vélo contre la grille, je marchais vers l'accueil et la pelouse était jonchée de larges feuilles d'érable. Je scrutais les fenêtres, j'espérais deviner son ombre derrière l'une d'elles. Mais je ne l'ai jamais revue.

Elle n'a jamais accepté mes visites, n'a jamais daigné m'adresser la parole ou simplement se montrer. Je me disais qu'avec le temps elle finirait par s'assouplir, qu'elle irait mieux grâce aux soins qu'on lui apportait, au traitement dont j'ignorais tout, dont je n'imaginais sans doute pas la violence. Mais rien n'advint. Laetitia me donnait des nouvelles et s'inquiétait de ce que Lorette semblait se plaire infiniment dans cet établissement. Elle ne paraissait pas pressée d'en sortir et pour tout dire, ayant retrouvé progressivement un rapport plus normal à la nourriture, n'y était plus retenue que par une peur panique du dehors, qui la faisait trembler et hurler de terreur dès qu'on en évoquait la possibilité. Elle y est restée plus d'un an. Elle y était encore lorsque j'ai quitté la maison de mon père. Je lui écrivais des lettres, je lui décrivais la ville et la vie qui là-bas ne s'arrêtait jamais, le fleuve dans la nuit, la nuit déchirée de néons criards, les trottoirs foulés sans relâche, battus sans répit, les bars les jardins les lumières, tout ce qui grouillait, se goinfrait de bruit, de vitesse, de musique, de paroles et de vacarme. Elle n'a jamais répondu et mes lettres se sont espacées peu à peu. J'ignore ce qu'elle est devenue, si elle est en vie, si elle est sortie de sa clinique. Je l'imagine cloîtrée pour toujours dans sa chambre avec vue sur le parc gelé, l'herbe cuite par le givre, les arbres nus sur le bleu du ciel.

Je mesure aujourd'hui combien j'ignorais tout de Lorette. Qui était-elle au juste ? Qui ai-je embrassé toutes ces années? Quel corps maigre, aux veines pâles sous la peau, ai-je caressé, cajolé, pénétré, découvert, retourné ? Je me souviens d'une enfant silencieuse et sauvage, à la voix rauque et voilée, aux yeux immuablement brillants, comme couverts d'une pellicule d'eau tremblante. D'une jeune fille qui dansait en faisant monter des volutes de ses mains. De ses bras autour de moi, de ma tête dans son épaule, de ses lèvres au goulot d'une bouteille quelconque, de ses pieds valsant entre le bois peint du banc vert et le sable en dessous. Je me souviens de son regard perdu à la fenêtre de sa chambre, de ses yeux dans l'horizon de ciment, de milliers d'humains agglomérés, de rubans de béton, de voies ferrées, l'horizon d'immeubles et de forêts au loin, de fenêtres allumées et derrière chacune d'entre elles, aussi impossible que ce soit à imaginer, de milliers de vies monotones et sans logique. Lorette au bord du lac, marchant sur la pointe des pieds, en équilibre sur le petit rebord, à deux doigts de l'eau, comme une funambule. Lorette au collège, s'époumonant dans sa flûte à bec, produisant d'insupportables stridences, braillant sur La chasse aux papillons de Brassens. Lorette en cours de dessin se couvrant les doigts de feutre, de peinture. Lorette au début de l'année, remplissant ses fiches de renseignements et indiquant en face de la mention père, en lettres majuscules, au feutre noir : MORT, alors qu'il ne l'était pas, qu'il était parti un jour, il y a longtemps, quelques mois après sa naissance à elle, trois ans après celle de Laetitia, parti, tout près ou au bout du monde, seul ou avec une autre, mais parti sans laisser d'adresse, de mot d'excuse ou d'explication, parti dans un silence inexplicable, sans raison apparente, sans que rien le laisse attendre ou supposer, parti et jamais revenu, et jamais non plus le son de sa voix au téléphone, son écriture sur le papier d'une lettre, le carton d'une carte postale. Lorette dans la forêt, sa peau orangée dans le reflet du feu, joint aux lèvres et pieds battant un tempo affolé, les cheveux givrés par les flocons épars, tourbillonnant dans le ciel tout à fait blanc, mouillant la terre et le tronc des arbres, crépitant tout doucement en mourant dans les flammes, Lorette mordant ma langue de ses dents mouillées, et dans sa bouche et dans la mienne le même goût du même sang. Lorette éclatant de rire, son curieux rire de petite fille en pleurs, dans le vacarme d'un McDo, dans le quartier des Halles ou le long de la nationale, hurlant debout sur le remblai du Pont-Neuf, en équilibre par-dessus la Seine, hurlant de rire au-dessus des péniches et des eaux sombres, hurlant de rire dans le gros fauteuil défoncé où Nicolas attendit son père, le fusil posé sur ses genoux, où le voyant apparaître il hésita un instant, et préféra offrir à ce vieux con la vision terrifiante de son propre fils bouffant le canon d'un fusil, de sa cervelle explo- sée aux quatre coins de la cave. Lorette tremblant de froid et ses larmes quand nous baisions, son corps long et laiteux, le noir profond des poils sous le ventre plat, puis creusé infiniment, ses cheveux en boucles sur ses seins menus, la sueur à son front, et l'été dans les draps roses de sa chambre, les rais de lumière dessinés sur le mur, filtrés par les stores de plastique noir. Lorette sous les grands arbres, assise à fumer sur les barrières, le long des bâtiments du lycée, dans ses écharpes, le casque du walkman sur les oreilles, Lorette au fond des cafés, Lorette pleurant pour un rien, une chanson triste, un mort au cinéma, trois lignes d'un livre, comme pleurant infiniment autre chose dont je n'ai jamais rien su. Lorette derrière moi, debout et accrochée à mes hanches, sur le vélo dans les rues bordées de tilleuls, longeant les jardins mal peignés aux chiens hargneux, collée contre moi à l'arrière de la mobylette, le long de grandes pelouses trouées de terre et couvertes de merdes, au milieu des tours ou le long du fleuve. Lorette et ses petites bouteilles qu'elle emportait partout avec elle, qu'elle planquait dans les poches de ses longs manteaux noirs, sa bouche et sa langue dans la mienne et sur ma queue au cinéma, ses mains sur mon ventre et ma poitrine dans la chaleur des RER, collés l'un à l'autre au fond d'un wagon, secoués sur les fauteuils en cuir marron lacérés, couverts de tags au marqueur noir. Lorette dans le bus, la tête contre la vitre, encore clouée dans le sommeil, soufflant sur ses cheveux pour les éloigner de son visage. Lorette nue dans les vestiaires de la piscine, me faisant signe d'approcher et ma langue dans son sexe frais et chloré. Lorette et ses yeux qu'elle fixait sur moi avec une expression de haine ou de dégoût d'elle-même, alors qu'un autre la prenait, contre un arbre dans la forêt sombre, à la tombée de la nuit, tandis que nous parvenaient de la musique des basses amorties, que planqué dans les fougères elle me voyait tout de même, et mon regard planté dans le sien et la main que je portais à mon sexe. Lorette et sa peau juste posée sur les os, son odeur de vomi au coin des lèvres et ses yeux creusés, ses pommettes qui me font mal quand je l'embrasse, et son corps tout entier qui semble vouloir se briser quand je la serre, comme on croit pouvoir réduire en miettes un oiseau que l'on tient entre ses mains. Lorette et sa sœur, l'une contre l'autre face à la mer et les pieds dans les sables, c'était au printemps et nous étions partis sans rien demander à personne, tous les quatre au petit matin, nous détournant du chemin du lycée pour attraper un RER, puis un train à la gare Montparnasse, débarquant dans le matin brumeux à Saint-Malo, buvant nos cafés et fumant nos cigarettes au Café de l'Ouest, sentant la mer à deux pas, visages et mains rongés par l'air marin, les yeux douloureux et les oreilles pleines du bruit des vagues et de cris d'oiseaux. Lorette blottie contre moi sur la plage immense, où les eaux montantes se croisaient, puis m'emplissant la bouche de sable, me faisant basculer et m'embrassant en faisant crisser nos dents. Lorette et sa sœur, main dans la main et presque identiques, maquillées de khôl sous les yeux, de rouge à lèvres sombre, et leurs cheveux teints. Ou bien se promenant dans les allées du supermarché en se tenant par les hanches, déposant tour à tour des baisers sur leurs lèvres, se faisant passer pour des amantes scandaleuses, laissant les petits vieux effarés, les bonnes femmes interloquées avec leurs caddies remplis jusqu'à la gueule, bourrés de lessive, de papiertoilette, de viande à congeler, de pâtes et de sucreries pour les enfants, de produits ménagers, de sucre, de beurre et de farine, de détergents, de chaussettes par lots de quatre paires et de mules en velours côtelé. Lorette et ses yeux dans les miens, sa bouche articulant en silence un «Je t'aime» que je ne l'ai jamais entendue prononcer à voix haute, et aussitôt après, à pleins poumons cette fois : « Je te déteste, qu'est-ce que tu crois petit con. Tu me baises et c'est tout, tu m'embrasses et c'est tout.» Lorette et sa voix basse quand au téléphone elle parlait à sa mère, qui lui ressemblait trait pour trait, une femme petite et mince aux cernes noirs sous les yeux, qu'on ne voyait jamais ou presque, et qu'elle affirmait détester, même si au bout du fil je surprenais dans sa bouche des mots tendres inhabituels. Lorette nous disait qu'elle travaillait dans un bar, Laetitia affirmait qu'elle tenait la caisse d'une station-service, leurs versions mal accordées nous amenant Antoine et moi à soupçonner un mensonge dont nous n'avons jamais su ce qu'il recouvrait. Qui étaient-elles au fond, ces deux sœurs siamoises et imprévisibles, capables de passer dans un même mouvement du rire le plus clair aux tourments les plus sombres ? Que savons- nous de ceux qui nous embrassent alors que nous sommes encore des enfants ? Rien. Nous les embrassons en retour et c'est tout, on les serre du plus fort que l'on peut et ils nous répondent en nous serrant plus fort encore.

Mon frère avait dix-neuf ans quand il a quitté la maison. Je l'ai imité plus d'un an plus tard, sans demander son avis à mon père, le laissant seul dans sa maison délabrée, au papier peint humide se détachant par lambeaux, au jardin mangé par les herbes hautes les coquelicots les orties, les champignons qu'on aurait cru poussant à l'ombre d'une centrale nucléaire.

Mon frère est parti une nuit sans un mot. Il est entré et je lisais dans le noir, à l'aide d'une lampe de poche que je cachais sous mon oreiller, et qui me permettait de veiller tard après l'extinction des feux, fixée à onze heures par mon père qui entendait dormir en paix et que même la lumière dans ma chambre, qui ne pouvait pourtant lui parvenir, dérangeait. Il était minuit et Antoine était habillé, son blouson de cuir ouvert sur son tee-shirt noir, un sac en bandoulière. J'ai baissé le son de mon walkman, ôté mes écouteurs. Il m'a fait un signe de la main, m'ajuste dit : «Je m'en vais», et je voyais bien qu'il essayait de ne pas pleurer. Je me suis levé et je l'ai serré dans mes bras. Je l'ai supplié un long moment de me dire où il allait, s'il reviendrait, s'il penserait à moi, s'il m'écrirait, si un jour je pourrais le rejoindre. Très doucement il s'est dégagé de mon étreinte, m'a souri faiblement avant de disparaître dans l'escalier. Posté à ma fenêtre, je l'ai vu s'éloigner d'un pas tranquille. J'ai pensé qu'il prendrait le dernier train, dormirait dans les rues de Paris, ou bien sur un banc près de la gare de Lyon, avant de s'en aller pour toujours, Dieu savait où.

Durant trois mois je suis resté sans nouvelles. Parfois, le téléphone sonnait et mon père décrochait. J'entendais sa voix répéter «Allô», et prononcer le nom d'Antoine sans jamais obtenir de réponse. À plusieurs reprises, j'ai tenté de le doubler, de répondre avant lui. Je n'ai jamais réussi.

C'était en octobre et j'étais seul à la maison. J'ai entendu s'élever la voix de mon frère et ma tête a explosé de bonheur. Il m'appelait de Dakar, il bossait dans la marine marchande, son bateau y faisait une courte escale. On ne s'est presque rien dit. J'étais juste heureux de le savoir vivant, de pouvoir imaginer sa vie de pleine mer, de ports et de salles des machines. Six mois plus tard, il était de retour en France pour quelques jours. Il n'est pas venu à la maison. Il m'a donné rendez-vous à Paris. Au fond je ne connaissais pas vraiment cette ville, pas autrement qu'en touriste, qu'en lycéen faisant parfois une virée aux Champs ou dans le quartier des Halles. Mon frère m'a donné rendez-vous dans un café de la place des Abbesses. C'était hier et pourtant il faut se figurer combien ce quartier était alors différent, combien Paris, d'une manière générale, était alors une autre ville. Je l'ai attendu devant la porte, je n'ai pas osé entrer, persuadé qu'on me regarderait de travers, que me repérant on me jetterait dehors. Il est arrivé en courant presque, et son visage sec et bruni par le soleil contrastait avec la blancheur des Parisiens à la sortie de l'hiver. Antoine avait changé. Son visage avait en quelques mois pris des années, son corps s'était épaissi, une barbe drue mangeait son visage et ses yeux sortaient de leurs orbites. Les cheveux coupés ras, le bras droit entièrement tatoué, je n'étais plus sûr de l'avoir connu un jour.

Nous sommes entrés dans ce café et je lui faisais face. Le poste jouait des vieux morceaux des Doors, il a commandé un demi et voulait savoir comment j'allais. J'ai répondu vaguement. Je le fixais du regard. Il avait tellement changé. J'ai bu une gorgée. Autour de nous, c'étaient des grappes de lycéens, d'étudiants qui ne nous ressemblaient pas, et paraissaient appartenir à une autre espèce, une espèce protégée. Ils portaient des vestes de velours, des foulards et les cheveux mi-longs, les garçons comme les filles. Leurs manières étaient élégantes, ils fumaient avec affectation, riaient sans vulgarité, parlaient musique, cinéma, littérature. Mon frère et moi, perdus au milieu de tout cela, nous nous regardions, nous étions seuls au monde, isolés, définitivement ailleurs. Antoine a repris un demi, je lui ai posé des questions sur sa vie, mais il n'avait rien à en dire. Il travaillait sur un bateau, passait des semaines en mer, au milieu de nulle part, accostait dans des villes étrangères dont il ne voyait que le port, les quais où il fallait charger ou décharger les marchandises. Il y faisait quelques courses, parfois buvait un verre dans un bar, et déjà il fallait repartir. Le reste du temps il travaillait, dormait, et c'était tout. C'était une vie physique, abrutissante, saoulée de vent et de fatigue, de nuits blanches et d'autres de plomb, de cigarettes, de jeux de cartes, d'alcool et il n'y avait rien à ajouter. «Et toi, sinon, comment ça va?» Il n'a pas posé de questions au sujet de notre père, et c'était mieux ainsi.

Au fond, mon frère et moi, nous ne nous étions jamais parlé. Nous n'avions jamais eu de conversation. Nous n'avions rien à nous raconter, rien à nous prouver, nous nous aimions d'un amour infini, c'est tout. La seule chose qu'il aurait fallu faire alors, c'est se prendre dans les bras mais nous n'avons pas osé. Avant de partir, il m'a juste dit, les yeux dans le vague et les dents serrées, que partout, où qu'il aille, la voix de mon père le hanterait, que partout elle surgirait et lui glacerait le sang, qu'il aurait beau parcourir des milliers de kilomètres, disparaître tout à fait, la voix glacée, excédée de notre père, ses yeux gelés, son visage dur et impénétrable, l'infinie menace de sa colère l'accompagneraient et l'étrangleraient, lui noueraient le ventre et lui donneraient envie de mourir sans savoir pourquoi.

Nous avons flâné un moment dans les rues, les lampadaires et les néons répandaient partout leur chaleur artificielle. Aux abords de la place Blanche, Antoine m'a désigné l'hôtel où il logeait pour la nuit. C'était un immeuble miteux, dont les murs partaient en lambeaux, rougis par le reflet des enseignes tout autour. Avant de se coucher, il irait traîner dans les bars, écouter de la musique, boire quelques verres, et il me confia dans un demi-sourire qu'il espérait ne pas rentrer seul. Je l'ai laissé là, je me suis retourné plusieurs fois, je m'engageais dans la rue Fontaine lorsque je l'ai vu entrer dans un des peep-shows pour touristes qui jouxtent le Moulin-Rouge. J'ai pris des rues en pente, des larmes m'aveuglaient, mon frère et moi nous étions manqués, et cela se reproduirait presque chaque fois.

Je ne sais plus à quand remonte notre dernière rencontre. Je vivais avec Claire, je venais de publier mon premier livre, ou bien j'étais sur le point de le faire. C'était à Marseille, il m'avait appelé deux mois plus tôt pour me prévenir, j'avais fait le voyage simplement pour le voir et ce fut la dernière fois. Depuis combien de temps suis-je sans nouvelles ? Cinq ans peut-être. Un peu moins, un peu plus, je ne sais plus. Mon frère a disparu en mer, en quelque sorte. Souvent, je prends la moto, je quitte les abords de Douarnenez et je roule jusqu'à Brest, je traîne des heures entières sur le port de marchandises, au milieu des grues des entrepôts immenses, des bars minuscules où l'on boit debout la cigarette coincée entre les dents, à contempler des engins manipulant d'énormes palettes, des containers virant dans les airs avant de se poser sur les quais. J'observe les types qui travaillent là, je scrute ceux qui restent sur le pont, j'erre aux abords des douches, des cantines, des supérettes où ils se ravitaillent en lames de rasoir, dentifrice, savon, déodorant, barres chocolatées, fioles d'alcool, journaux en tous genres, biscuits secs, cigarettes. Je cherche derrière leurs visages tannés, prématurément ridés, leur peau craquelée, leurs fronts rouges, le visage si doux de mon frère, je cherche dans leurs corps secs la frêle silhouette de mon frère enfui. Mais jamais mon cœur ne s'est mis à battre dans ma poitrine en croyant le voir. Jamais. Mon frère a disparu et au fond, d'année en année, de rencontre en rencontre, d'escale en escale, c'est ce qu'il semblait faire. Je le reconnaissais un peu moins chaque fois, ses gestes anciens s'effaçaient sous de nouveaux, ses sourires, ses attitudes, son visage sous d'autres sourires, d'autres attitudes, un autre visage. Mon frère changeait comme on s'efface, se recommence et, dans ce processus irréversible, bientôt je fus la dernière trace d'une vie passée, et qu'il voulait oublier.