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Les cours étaient terminés. Chez les Wilder, dont les deux parents étaient enseignants et les deux enfants, étudiants, c'était véritablement le début des vacances estivales. Comme tous les ans depuis qu'il avait recouvré l'usage de ses jambes, Terra fêtait le début de ce congé bien mérité avec un séjour de deux semaines à Disneyland en compagnie de ses amis, les Penny. Les deux familles en profitaient pour passer du temps ensemble, car leur vie remplie ne leur permettait plus de se voir aussi souvent qu'elles l'auraient désiré.
Amy avait donc dépoussiéré les valises et commencé à laver des vêtements pour les remplir. Lorsqu'ils étaient petits, les jumeaux devenaient insupportables lorsqu'ils voyaient leur mère procéder à cet important rituel. Maintenant qu'ils étaient adolescents, ils traînaient de la patte, mais chez les Wilder, c'étaient encore les parents qui prenaient les décisions.
Pendant que son épouse vaquait aux préparatifs de leur pèlerinage annuel chez Mickey Mouse, Terra s'assurait que tous ses dossiers étaient à jour. Ayant depuis longtemps abandonné l'ordinateur du salon aux enfants, il travaillait désormais sur une super machine installée dans un coin de sa chambre à coucher, où ils n'avaient pas accès. Le travail qu'il faisait pour le gouvernement canadien n'était pas aussi complexe que les recherches qu'il avait jadis effectuées pour la NASA. Sans vouloir nécessairement renouer avec son passé. Terra aimait encore s'adonner, de temps en temps, à cette gymnastique cérébrale qui avait fait de lui un savant de renommée mondiale. Il avait cependant évité, depuis que les enfants avaient atteint l'âge de raison, de se lancer dans des projets personnels d'astrophysique, de crainte que les jumeaux ne les découvrent par inadvertance. En plus d'être curieux, Aymeric et Béthanie étaient très intelligents.
Terra s'empressait de terminer ses vérifications lorsqu'on frappa à la porte de sa chambre. Il se tourna légèrement et aperçut son garçon, portant des jeans troués et un pull aux couleurs de son jeu vidéo préféré.
— Que puis-je faire pour toi, Aymeric ?
— J'aimerais qu'on se parle.
Terra fit pivoter complètement sa chaise pour se retrouver face à l'adolescent. Au lieu de son sourire habituel, celui-ci arborait plutôt une expression de profonde inquiétude.
— Ne viens pas me dire que tu es coincé dans le jeu que nous t'avons acheté hier ? le taquina Terra.
— Tu sais bien qu'ils n'en ont pas encore inventé un que je ne sois incapable de déjouer.
— Si ce n'est pas de cela dont il s'agit, alors je n'ai aucune idée de ce qui peut te tracasser.
Aymeric prit place au pied du lit en se tordant nerveusement les doigts. « Mais qu'a-t-il bien pu faire ? » se demanda le père.
— Je sais à quel point ce voyage est important pour toi, commença son fils. Tu nous as raconté au moins cent fois que c'était un rêve que tu n'avais jamais pu réaliser à cause de tes jambes.
— Cent fois ? s'offensa Terra.
— Peut-être un peu plus, je ne les ai pas toutes comptées.
— Ah…
— J'ai quinze ans, maintenant, et je suis allé à Disneyland quatorze fois.
— Là, au moins, je suis d'accord avec ce chiffre.
— Je t'en prie, laisse-moi parler. Ce n'est pas facile pour moi de te dire que je n'ai plus envie d'y aller. Si tu avais choisi une autre destination, pour changer, je me serais sûrement laissé tenter, mais…
— Ta mère est-elle au courant de ton mécontentement ?
— Ce n'en est pas et non, elle ne sait rien. J'adore voyager avec ma famille, mais le monde est vaste, papa.
— Je vois.
— Écoute, je ne veux surtout pas te faire de la peine.
— Cette petite révolte m'étonne plus qu'elle ne m'afflige. Je croyais que vous aimiez ces quelques semaines à faire des folies en famille.
— Je ne parle pas pour Béthanie, seulement pour moi.
— Et si nous décidions de te laisser ici, que ferais-tu ?
— Mais rien du tout, évidemment. Est-ce que ça veut dire que tu acceptes de ne pas m'emmener ?
— Je dois d'abord en parler avec ta mère et vérifier aussi que la loi ne défend pas aux parents de laisser leur fils de quinze ans à la maison tandis qu'ils sont à des centaines de kilomètres de là.
— Je ne suis plus un enfant, tout de même ! Je sais cuisiner, faire la lessive et même passer l'aspirateur.
— Une ou deux fois par année ?
— Très drôle…
— Laisse-moi terminer ce travail et en discuter avec Amy, d'accord ?
Aymeric hocha la tête, l'air abattu, car de ses deux parents, celui qui se montrait le plus inflexible, c'était sa mère. Terra était plutôt enclin à laisser ses enfants faire leurs propres expériences. L'adolescent quitta donc la chambre et réintégra la sienne. Amy avait ouvert sa valise sur son lit.
— Ce ne sera pas facile, se dit l'adolescent, découragé.
Il ne leur demandait pas de partir tout seul pour l'Europe. Il voulait uniquement prendre congé des manèges et des soirées thématiques dans les milliers de restaurants que comptait le parc d'amusement. De plus, le jeu vidéo le plus génial de tous les temps serait bientôt en vente ! Il voulait évidemment être le premier à se le procurer à Nouvelle-Camelot.
Aymeric ne revit ses parents qu'au souper. Il aperçut tout de suite le regard noir de sa mère. Elle n'était pas contente du tout. Sans dire un mot, il prit place à table, en face de sa sœur. Terra fut le dernier à se joindre à la famille.
— Ton père m'a fait part de tes intentions, lança Amy sans le moindre préambule.
— Quelles intentions ? s'étonna Béthanie.
Elle savait habituellement tout ce qui concernait son jumeau.
— Ton frère ne veut pas nous accompagner à Disneyland.
— Pourquoi ?
— Parce que j'y ai déjà tout vu et tout essayé, se défendit Aymeric.
— Que fais-tu du plaisir que nous avons à nous retrouver là-bas tous ensemble ? s'attrista sa sœur.
— Nous en aurons encore lorsque nous irons finalement ailleurs.
— Tu sais pourtant à quel point cette activité familiale est importante pour ton père, lui rappela Amy.
— C'est justement parce que je le sais très bien que je ne l'empêcherai jamais d'y retourner jusqu'à la fin de sa vie, si ça lui chante. Mais moi, je n'en peux plus.
— Les enfants n'ont pas forcément les mêmes goûts que leurs parents, lança alors Terra pour le soutenir.
— Je ne suis pas très chaude à l'idée de laisser mon garçon de quinze ans seul à Nouvelle-Camelot, résista Amy.
— Que pourrait-il m'arriver dans la ville la plus fortifiée au monde ? s'exclama Aymeric.
— Nous vivons à l'extérieur des murailles, lui rappela Béthanie.
Son jumeau lui jeta un regard glacial.
— Je trouve bizarre que Mélissa ait fait la même demande à ses parents, continua Amy.
— Je n'ai rien à voir avec sa décision, affirma son fils.
— Êtes-vous en train de mijoter quelque chose ?
— Absolument pas !
— Donald et Nicole ont-ils accepté de laisser leur fille à Nouvelle-Camelot ? voulut savoir Terra.
— Oui, car la mère de Donald ira habiter chez eux pendant leur absence, le renseigna Amy.
— Vous n'allez tout de même pas demander à ma grand-mère de faire la même chose, au moins ? s'effraya Aymeric.
— Elle aimerait peut-être passer un peu de temps avec toi, voulut le réconforter Terra.
— Tu n'y penses pas, papa ! La dernière fois qu'elle nous a rendu visite avec grand-papa Dickinson, à Noël, elle m'a harcelé sans arrêt pour que je me fasse couper les cheveux !
Terra était bien placé pour savoir que sa belle-mère était une femme criblée de préjugés et qui tenait mordicus à ses idées. Si Aymeric aimait porter ses cheveux à l'épaule, c'était son affaire.
— Si nous ne réussissons pas à trouver un adulte qui pourrait garder un œil sur toi, tu devras nous accompagner en Californie, trancha Amy.
Aymeric soupira avec découragement. Les Wilder n'avaient ni famille ni voisins proches dans cette section de Nouvelle-Camelot. Il commençait à vraiment craindre que sa mère ne s'adresse à sa grand-mère…
— Puis-je faire une suggestion ? se risqua Béthanie.
— Bien sûr, ma chérie, l'encouragea Terra.
— Tu pourrais demander à Galahad de surveiller Aymeric.
— Me surveiller ! s'exclama son jumeau, offusqué.
— À moins que tu ne préfères aller chez lui pendant trois semaines, évidemment.
— Il n'a même pas de téléviseur !
Galahad était un as de l'informatique qui avait participé au Programme Spatial Américain pendant de nombreuses années, mais depuis qu'il vivait dans la région, il s'adonnait très peu à son ancienne passion. Il ne possédait qu'un seul ordinateur et refusait d'y installer quelque jeu que ce soit.
— C'est à prendre ou à laisser, l'avertit Terra.
— Je vais y réfléchir, grommela son fils.
Aymeric, qui avait à peine pris une bouchée, repoussa sa chaise et quitta la salle à manger.
— Combien de temps l'adolescence dure-t-elle ? soupira Amy.
— Chez les garçons, une trentaine d'années environ, répondit Terra avec un sourire moqueur.
— Crois-tu que Galahad acceptera de s'occuper de lui ? Il a un horaire plutôt chargé.
— Je le lui demanderai tout de suite après le repas et, personnellement, je pense qu'il sautera sur l'occasion afin de tisser des liens avec le jumeau de sa guerrière préférée.
— Je ne suis pas sa préférée, le corrigea immédiatement Béthanie. Un chevalier n'est pas censé privilégier un de ses compagnons d'armes plus qu'un autre.
— C'est vrai, admit le père, mais ce sont aussi des êtres humains.
— Tu étais roi. Ce n'était pas pareil.
— J'étais traité de la même façon que Galahad, je t'assure.
Terra tint sa promesse et donna un coup de fil à son vieil ami astrophysicien après le dessert. Béthanie resta avec sa mère pour l'aider à desservir la table et à laver la vaisselle.
— Avec plaisir, mon frère, répondit Galahad à la requête de Terra. Je pourrai encore une fois tenter de l'intéresser à la chevalerie.
— À ta place, je ne perdrais pas trop de temps là-dessus. Même s'il a grandi dans une cité médiévale, le sang qui coule dans les veines de mon fils est celui d'un savant.
— Mais il y en avait aussi au Moyen-Âge.
— Je t'aurai prévenu.
Même si les deux hommes avaient connu une courte période d'intimité au Texas avant l'accident de Terra, ils étaient désormais tous les deux mariés à des femmes extraordinaires qu'ils vénéraient chacun à leur façon. Leurs liens étaient cependant plus solides que ceux de simples amis, car ils avaient aussi fait partie de la Table ronde, au sein de laquelle ils avaient appris que la loyauté n'avait pas de prix. Terra et Galahad n'étaient pas seulement des chevaliers, ils étaient aussi des frères d'armes.
— Je passerai chez toi au moins une fois par jour, afin de m'assurer qu'Aymeric a tout ce qu'il lui faut.
— Je te revaudrai ça, Galahad.
— Je te suis déjà redevable de tout ce que tu as fait pour moi ces dernières années, alors il est tout naturel que je te rende ce petit service. À votre retour, nous organiserons un grand banquet pour célébrer l'arrivée de l'été.
— Tu cherches toujours des prétextes pour fêter.
— Et je les trouve !
L'enthousiasme de Galahad jeta un baume sur le cœur de Terra, car, au fond de lui, la décision de son fils de ne pas le suivre le chagrinait. Il savait bien qu'un jour, ses enfants deviendraient des adultes et qu'ils partiraient de la maison pour vivre leur propre vie. Mais comment pourrait-il les protéger s'ils décidaient comme lui, jadis, d'aller s'installer sur un autre continent ? Les craintes de Terra provenaient évidemment de sa propre enfance, pendant laquelle il n'avait pas bénéficié de la protection de son père. Il avait beaucoup souffert du rejet de ce militaire aigri et égoïste, et il ne voulait pas que ses enfants vivent la même chose que lui.
Tandis que Terra s'enlisait de plus en plus dans ses vieux souvenirs, Amy et Béthanie finissaient de nettoyer la cuisine. Même s'ils n'étaient pas identiques, les jumeaux se souciaient beaucoup l'un de l'autre. Ils se disputaient de temps en temps, comme tous les frères et sœurs, mais jamais au point de se faire du mal.
— Ne t'inquiète pas pour Aymeric, maman, déclara l'adolescente en rangeant la dernière assiette. Je pense que cette expérience lui apportera un brin de maturité.
Amy esquissa un sourire en observant le visage sérieux de sa fille. Béthanie ressemblait tellement à Terra avec ses grands yeux verts brillants de curiosité. Ses longs cheveux noirs étaient raides et impossibles à friser. Amy avait tout essayé, lorsque sa fille était petite, pour lui faire de longues boucles de cheveux roulées en spirale. Mais même après des heures sur des rouleaux et plusieurs bouteilles de fixatif, ils redevenaient aussi plats qu'avant dans son dos.
Béthanie s'était toujours montrée plus raisonnable que son frère. Était-ce parce qu'elle était une fille ou parce qu'elle avait hérité de ce trait de caractère propre à son père ? L'adolescente coupa un morceau de la tarte qui avait été servie au dessert et se versa un grand verre de lait.
— Tu as encore faim ? s'étonna la mère.
— C'est pour Aymeric. On ne peut pas le laisser mourir de faim.
— Et que fera-t-il lorsque nous serons partis ?
— Il s'empiffrera probablement de biscuits, puis il ira manger au restaurant.
Béthanie disparut dans le corridor avec les victuailles. L'assiette dans une main et le verre dans l'autre, elle se servit du bout de sa sandale pour frapper à la porte de la chambre de son frère.
— Aym, ouvre-moi.
— Je n'ai pas faim, soupira-t-il en ouvrant la porte.
— C'est de la tarte au citron ! Ta préférée !
Béthanie entra et déposa le dessert sur le bureau, entre deux piles de manuels explicatifs de jeux vidéo.
— Que reproches-tu à Galahad, exactement ? demanda-t-elle en s'asseyant sur le lit.
— Il ne vit pas sur la même planète que moi.
— Ne serait-ce pas là une merveilleuse occasion de vous enseigner mutuellement quelque chose ?
— Il ne s'intéresse plus à la science. Il vit dans son monde de fantaisie comme s'il était atteint d'une maladie mentale.
— Là, tu vas trop loin, Aymeric Wilder. Galahad est l'homme le plus respectueux et le plus courtois que je connaisse ! Il a eu le courage de s'arracher à une vie très payante à Houston pour vivre dans des conditions qui lui plaisaient davantage. Peu de gens ont cette audace. Il ne mérite vraiment pas que tu le juges aussi sévèrement.
— Le Moyen-Âge, c'est du passé…
— Qu'il a brillamment adapté à notre vie moderne. Te rends-tu au moins compte que c'est grâce à lui que cette ville est désormais prospère ?
Aymeric poussa un long soupir de découragement.
— Il ne ferait que jeter un coup d'œil sur moi, rien de plus ?
— Cela dépendra de toi, évidemment.
Aymeric plongea le bout d'un doigt dans la gelée au citron, puis le fourra dans sa bouche.
— Je te conseille tout de même d'apprendre à mieux le connaître, continua Béthanie. Papa dit que l'on n'a jamais assez d'alliés.
— Dans son jeu de Donjons et Dragons…
— C'est toi qui lui reproches de tirer des principes d'un jeu ? railla Béthanie.
— Arrête, je vais me sentir coupable.
— C'est justement le but de ma présence ici, Aym. Il faut que tu arrêtes de ne penser qu'à toi. Tu es entouré de gens extraordinaires. Fais un effort pour les voir.
— C'est bon, je ferai tout ce que tu dis. Maintenant, laisse-moi tranquille.
— N'oublie pas d'aller porter ton assiette dans la cuisine, recommanda-t-elle en bondissant sur ses pieds.
Elle lui souffla un baiser et quitta la chambre en refermant la porte derrière elle.
— Les filles ne comprennent vraiment rien, maugréa Aymeric.
Puisque Galahad avait accepté de veiller sur leur fils, Terra et Amy poursuivirent les préparatifs du voyage. Ce furent les Penny qui vinrent les chercher, le jour du départ, car ils possédaient une petite camionnette capable de contenir à la fois les valises et les passagers. Tandis que Donald, Terra et Nicole empilaient les bagages dans le coffre arrière de la voiture, Amy fit ses dernières recommandations à Aymeric.
— Ne passe pas tout ton temps devant l'ordinateur ou la télévision. À quinze ans, on a aussi besoin de prendre l'air.
— J'irai visiter Mélissa en scooter.
— Un peu d'exercice te ferait pourtant du bien.
— Elle habite trop loin pour que je m'y rende à pied, protesta l'adolescent.
— N'utilise la carte de crédit qu'en cas d'urgence, pas pour acheter d'autres jeux.
— Oui, maman.
— S'il devait survenir un problème que Galahad ne peut pas régler, appelle-nous. J'aurai toujours mon téléphone cellulaire sur moi.
— Oui, maman.
Donald referma la porte arrière de la camionnette et rejoignit Amy dans l'allée qui menait à la maison.
— On dirait Nicole, se moqua-t-il. Elle aussi a assommé Méli de conseils avant que nous quittions la maison.
— Mais elle a une grand-mère qui s'occupera d'elle, riposta Amy.
— Vous avez aussi trouvé une nounou pour Aym, à ce qu'on m'a dit.
— Je ne suis plus un enfant, protesta l'adolescent. Je suis capable de rester ici tout seul.
— Ne donne pas de fil à retordre à Galahad, l'avertit Terra en le serrant dans ses bras.
Béthanie fit de même.
— Ne fais pas cette tête là, chuchota-t-il à l'oreille de sa sœur. C'est toi qui auras tous les prix qu'ils vont gagner.
Amy et Nicole embrassèrent Aymeric, et Donald lui serra la main pendant que ses passagers montaient dans le véhicule.
— Veille sur Méli, d'accord ? fit-il, une lueur d'inquiétude dans ses yeux bleus.
— Partez sans crainte, oncle Don. Je ne laisserai jamais rien lui arriver.
Rassuré, le médecin s'installa derrière le volant et fit démarrer le moteur de la camionnette. Aymeric attendit qu'ils aient quitté la longue allée avant de rentrer. Il sauta ensuite sur le divan du salon et s'empara des manettes de jeux.