16
Alissandre était très nerveux lorsqu'il revint dans sa caverne. Il avait mémorisé les règles du jeu, mais il ne savait toujours rien de son coup d'envoi. Ses grimoires lui étaient d'un grand secours uniquement lorsqu'il leur posait les bonnes questions. Même s'il avait amassé beaucoup de connaissances, Alissandre n'était qu'un néophyte et il craignait que le sorcier ne fasse qu'une bouchée de lui. « Mes amis comptent sur moi », se rappela-t-il.
— Vous m'avez appris tout ce que je sais, déclara le magicien en posant son regard sur les rayons chargés de vieux livres. Il me manque cependant une autre information.
Tous les ouvrages se mirent à frétiller, prêts à lui faire plaisir.
— Je sais que la partie débute par une rencontre entre les opposants, mais qui doit communiquer avec qui et comment ?
Le livre des règles du jeu s'ouvrit devant lui.
— Ce peut être l'un ou l'autre.
— Et comment doit-on s'y prendre ?
— Puisque le sorcier ne peut pas entrer ici, le meilleur moyen de vous parler demeure l'œil omniscient.
— Le quoi ? Je vis ici depuis plus de quinze ans, et c'est maintenant que vous le mentionnez ?
— Puisqu'il s'agit d'un objet fort dangereux, votre prédécesseur a cru bon de le cacher.
— Sert-il uniquement à la communication ?
— Il vous permet en effet de parler aux mages de votre choix, du moins à ceux qui possèdent aussi une telle boule de cristal.
— Combien y en a-t-il ? s'étonna Alissandre.
Les grimoires se tournèrent les uns vers les autres, hésitants.
— C'est bien la première fois que vous demeurez tous silencieux.
— Malheureusement, aucun de nous ne possède la réponse à votre question.
— Vous y réfléchirez une autre fois. Dites-moi plutôt où le magicien a caché l'œil.
— Il se trouve derrière cette armoire, indiqua le livre des règles en pivotant vers le fond de la grotte.
Alissandre remua légèrement la main. Par magie, le gros meuble se souleva et se déposa plus loin. Il n'y avait rien sur le mur en pierre.
— En êtes-vous bien certains ?
— Absolument.
Le magicien s'approcha de la surface raboteuse et y passa la main.
— Y a-t-il une incantation à prononcer ?
Les livres se consultèrent dans un bruissement étourdissant de pages.
— Pas à notre connaissance.
— Le vieux magicien savait pourtant que j'aurais un jour à me servir de cet œil. Il a certainement laissé un indice quelque part pour moi.
— Je ne sais pas si les deux éléments sont reliés, mais le maître vous a légué sa vieille montre.
— Dont je ne me suis jamais servi, puisque je suis immortel. Où est-elle ?
— Sur le dernier rayon, près des encriers.
Il s'éleva sur le bout des pieds et passa la main sur la tablette, jusqu'à ce qu'il trouve un écrin en velours. Il l'ouvrit avec précaution, ayant été victime par le passé des facéties de son mentor. La petite boîte contenait une montre de gousset en or couverte de symboles étranges.
— À quoi sert-elle ?
— Elle indique le temps, répondit innocemment un dictionnaire aux pages cornées.
— Pourquoi un magicien aurait-il besoin de savoir l'heure ? se méfia Alissandre.
— Vous avez raison de vous méfier, haleta un tout petit ouvrage qui lui était inconnu.
— Mais pourquoi vous cachiez-vous ?
— Je suis un journal intime.
— J'imagine que vous devez contenir des informations qui ne se retrouvent pas dans les grimoires du maître.
— Je suis le recueil de ses pensées et de ses confidences.
— Aurai-je le droit de les consulter, un jour ?
— J'imagine que je pourrais éventuellement être persuadé de vous livrer mes secrets.
— Que savez-vous sur cette montre ?
— Surtout que ce n'en est pas une. Le maître aimait conférer aux objets des usages différents. Il a placé plusieurs messages dans son mouvement d'horlogerie.
— À qui sont-ils adressés ?
— À vous, évidemment.
— Et c'est maintenant que vous m'en faites part ?
— Vous aviez bien d'autres ouvrages à consulter, alors j'ai attendu mon tour.
Alissandre prit une profonde inspiration pour ne pas se fâcher.
— Comment puis-je accéder à ces communications ? demanda-t-il plutôt.
— Ouvrez le couvercle en prononçant le mot de passe.
— Le mot de passe ? Il ne m'a jamais parlé de cette montre, encore moins de la formule susceptible de la mettre en marche.
— Mais tout est écrit sur mes pages.
— Quel est ce mot de passe ?
— C'est le nom du maître, bien sûr.
Alissandre ne l'avait connu que sous son nom d'emprunt lorsqu'il avait personnifié le grand savant allemand Hans Hendrick, un spécialiste en systèmes de propulsion extraterrestres.
— Il ne me l'a jamais révélé, avoua-t-il.
— C'est bien étrange…
— Cessons de jouer au chat et à la souris. La vie de plusieurs innocents est en danger. Dites-moi ce que je dois savoir pour trouver cette fichue boule de cristal.
— Fredegar Markvart.
Dès que son cadran fut découvert, la montre s'anima. Un faisceau lumineux s'en échappa et s'arrêta avant de toucher le plafond. Fasciné par le phénomène magique, Alissandre recula de quelques pas. Le rayon éclatant se mit alors à se tortiller, jusqu'à ce qu'il adopte une forme familière.
— Maître…
— Alissandre, je suis heureux de te revoir.
— Mais je croyais que le sorcier vous avait tué.
— Ne te réjouis pas trop vite, mon petit. Je ne suis qu'une apparition, rien de plus.
— Vous ne pourrez donc pas m'assister lors de cette partie qui va bientôt débuter.
— Je crains que non. Toutefois, je peux encore t'instruire sur les sujets dont nous n'avons pas eu le temps de parler.
— Cela devra attendre, maître, car j'ai une importante mission à accomplir et, pour ce faire, je dois consulter l'œil omniscient.
— Vous en êtes déjà là…
— Le sorcier a triché, comme à son habitude, mais je ne peux rien y faire. Je dois savoir où aura lieu notre première rencontre.
— J'ai caché cet instrument maudit derrière mon armoire.
— Je l'ai déjà déplacée et je n'ai rien trouvé.
— Il faut seulement savoir où chercher.
« Comme lorsque nous avons porté secours à Terra dans la maison ensorcelée », se rappela Alissandre.
— Dites-moi ce que je dois faire.
— Il suffit de se tenir devant le mur et de prononcer les mêmes mots qu'Ali Baba. Ce n'est pas très recherché, je l'avoue, mais je ne m'en serais pas rappelé autrement.
— Merci, maître. Je vous promets d'écouter le reste de vos messages plus tard.
— Méfie-toi du sorcier, surtout lorsqu'il te paraît inoffensif.
— Je m'en souviendrai.
La silhouette lumineuse du vieil homme fut alors aspirée par la montre, et le couvercle se referma sèchement. Alissandre ne perdit plus de temps.
— Sésame, ouvre-toi ! ordonna-t-il.
Les contours d'un coffre-fort s'esquissèrent aussitôt dans le roc. Alissandre sentit le découragement s'emparer de lui. Devait-il aussi en trouver la combinaison ? Heureusement, la porte du coffre s'ouvrit d'elle-même. Le magicien regarda à l'intérieur et vit un objet sphérique enveloppé dans un morceau de tissu sombre. « Qui risque rien n'a rien », se dit-il en plongeant la main dans la cavité. Il s'empara de la boule de cristal et la déposa sur la table en pierre, au milieu de la grotte.
— Que dois-je faire, maintenant ?
— Ce n'est pas à moi qu'il faut le demander, s'insurgea le journal intime en réintégrant son rayon.
Le livre des règles du jeu prit aussitôt sa place.
— Si l'œil est parcouru d'éclairs écarlates lorsque vous le retirerez de sa gaine, ce sera le signe que le sorcier désire vous voir.
Alissandre ne prit pas le temps d'écouter le reste de l'explication et s'exécuta. À l'intérieur de la boule de verre couraient effectivement des filaments électriques rouges.
— Vous devez maintenant lui signaler que vous acceptez de jouer.
— Comment ? s'impatienta le magicien.
— En changeant la couleur des éclairs.
Le magicien ne vit qu'une seule façon d'obtenir ce résultat. Il posa la main sur la sphère et se concentra. L'étoile incrustée dans sa paume fit le reste. Les éclairs rouges devinrent immaculés. Alissandre allait demander au livre des règles de lui dévoiler la suite de la procédure lorsqu'un hologramme s'éleva à travers ses doigts, lui montrant un curieux paysage. Il s'agissait du sommet d'une pyramide tronquée, au-dessus duquel brillait une pleine lune. L'apparition ne dura que quelques secondes, puis l'œil devint terne et opaque. Alissandre retira sa main en essayant de comprendre ce qu'il venait de voir.
— L'un de vous connaît-il cet endroit ? lança-t-il nerveusement.
Une grosse encyclopédie se souleva de la tablette la plus basse et atterrit lourdement sur la table.
— Plusieurs civilisations anciennes ont construit des pyramides. On en retrouve en Égypte, en Amérique du Sud et même en Chine. Elles sont mystérieusement toutes alignées de la même façon.
— C'est celle-ci qui m'intéresse.
— Il y a une vingtaine d'années, un archéologue a découvert et photographié cette pyramide dans les montagnes du Pérou, mais toutes les expéditions subséquentes n'ont jamais pu la localiser.
— Comment la retrouverai-je, alors ?
Un vieux traité de radiesthésie se posa près de l'encyclopédie.
— Si vous me le permettez, j'ai une suggestion. Cette planète est parcourue de courants telluriques qui émettent de puissants champs magnétiques, lesquels sont particulièrement puissants là où des pyramides ont été érigées.
— Je n'ai donc qu'à me rendre là-bas et à suivre la direction que m'indiqueront mes mains.
Un recueil d'éphémérides se joignit alors à la discussion.
— J'ai cru remarquer la présence de Séléné au-dessus de cette pyramide. Or, d'après mes calculs, la lune sera pleine dans deux jours au Pérou.
Alissandre se mit à arpenter la caverne en assimilant toutes ces données.
— Je sais désormais où et quand aura lieu ma rencontre avec le sorcier, mais je ne sais toujours pas comment me conduire durant celle-ci.
— Dans ce cas, laissez-moi vous expliquer le protocole, intervint le livre des règles.
— Pourquoi faut-il toujours que vous me fournissiez des informations au compte-goutte ? se fâcha Alissandre.
— Parce qu'il y en a beaucoup trop, maître. Normalement, vous auriez dû bénéficier d'une période de cent ans pour toutes les apprendre.
— Faites-m'en un résumé rapide, car j'ai suffisamment perdu de temps.
— Alors, voilà. Les adversaires doivent d'abord se saluer. Ensuite, ils procèdent à un tirage au sort afin de déterminer le terrain sur lequel aura lieu la prochaine partie. Dès lors, chaque joueur a une semaine pour réunir ses pions.
— Une semaine ! Mais où vais-je les trouver ?
— Tout dépend évidemment du plateau de jeu. Lors du dernier match, le sorcier a choisi le sud des États-Unis. Heureusement, votre prédécesseur a découvert qu'un ordre de chevalerie se cachait à Galveston et il en a recruté les membres. Vous devrez faire preuve d'opportunisme.
— C'est donc mon inexpérience qui me perdra…
— Ou qui vous permettra de déjouer le sorcier. Il s'est habitué aux stratégies de son ancien opposant. Il s'attendra à ce qu'il vous les ait enseignées, alors vous pourrez le battre en faisant des gestes imprévisibles.
— Ouais…
— Il vous reste deux jours pour vous préparer à cette rencontre, maître. Puis-je vous suggérer une révision des procédés de défense que vous avez appris depuis que vous êtes avec nous ?
— Ce serait sage, en effet.
Les livres de magie volèrent dans les airs et vinrent se mettre en rang sur la table en pierre.